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Je suis né trop tard dans un monde trop vieux

Par Thibault Malfoy


Bertrand Schefer publie aux éditions Allia son premier roman, L’Age d’or. Au dixième chapitre de ce livre qui exactement en compte vingt, point de bascule qui illumine ce qui précède et va suivre, une phrase en point d’interrogation se détache de la page : « l’or est-il le signe d’un pays disparu et dissout ou le point de départ d’une prochaine apparition ? » C’est bien ce balancement entre un passé révolu et idéalisé, idéalisé car révolu, et un avenir incertain qui chaque matin se dérobe davantage à l’horizon, qui imprime au texte sa dynamique houleuse. Pris en étau entre hier et demain, le présent est réduit à une fragile ligne de démarcation tendue dans le vide et sur laquelle le narrateur évolue en équilibre, les bras écartés au-dessus de l’abîme, trop appliqué à ne pas tomber pour apprécier sa vie comme elle le mériterait. Il ne s’agit donc pas d’une simple nostalgie complaisante, comme aurait pu le laisser craindre le titre, mais bien d’une inspiration néo-romantique qui se coule dans le sillon tracé par Alfred de Musset avec sa Confession d’un enfant du siècle : le regret d’un passé qui n’est plus, l’attente d’un avenir qui n’est pas encore. Reste le présent, l’esprit du siècle qui pour Schefer est « mouvement perpétuel », monstre cannibale qui n’a plus que lui à dévorer. De cette spirale sans fin ni sens, les personnages sont éjectés selon des tangentes qui les échouent sur la rive du temps. Spectateurs de leur vie, ils sont aussi spectateurs de leur naufrage.

Mais pas seulement, car « Le regret se transformera peu à peu en jouissance du regret. La déception deviendra un jour plénitude. Et du gouffre du présent jaillira sans doute un beau néant nostalgique. » De cette incapacité à jouir du présent, naît par anticipation une nostalgie qui, dans un monde privé de gouvernail, reste la seule illusion à chérir, avant de sombrer dans le nihilisme, ultime refuge de ces naufragés qui évoquent « la mort comme solution possible, le malheur comme condition nécessaire ». C’est qu’ils sont jeunes, c’est-à-dire blasés, et tentent de jouer l’énième représentation d’une génération perdue. Schefer peint assez bien cette solitude moderne, l’isolement et la vacuité des êtres – « C’est dimanche, le ciel est assez bas, le froid commence à s’emparer de la ville et dès cinq heures du soir, les gens se massent dans les cafés. »

Ces naufragés portent des noms comme des mannequins en plastique des étiquettes. Ils sont interchangeables, sans consistance. D’ailleurs, on ne sait jamais trop qui est qui, car ils sont moins incarnés que porteurs d’instances existentielles qui peinent à se faire entendre dans la rumeur du monde. Aussi les corps s’effacent-ils dans une lumière blanche et aveuglante, qui aplanit les reliefs et envahit tout, et que saisit Schefer à la manière d’un peintre impressionniste. Et si ces corps évanescents, partant les personnages, peinent à exister dans cet incandescent magma de photons, c’est aussi peut-être que le monde moderne – dessiné en creux par cette présence désincarnée – leur refuse leur part d’oxygène.

Le livre est une succession de tableaux impressionnistes qui versent parfois dans l’expressionnisme, pour mieux traduire l’aliénation contemporaine, comme cette ouverture très belle pour un premier roman : « C’est là, dans Paris, à quelques mètres de la Seine qui coule vert-de-gris au ras des quais. Les morts se relèvent dans une odeur d’alcool. On les voit errer dans les supermarchés et remplir des caddies sans y penser. Ils traînent les pieds en râlant, des haches fichées dans la tête. » L’emboîtement de ces tableaux en des séquences qui se télescopent de manière quasi cinématographique fait penser, par cet art de l’ellipse et de la narration déstructurée, au travail de certains cinéastes auteurisant – je pense surtout à Gus van Sant. Les plages de temps s’imbriquent les unes dans les autres comme des morceaux d’écorce arrachés et rassemblés par le vent. Le narrateur vit déconnecté de ce monde flottant, émanation éthérée du souvenir de notre réalité. (Je devrais aussi citer David Lynch, pour ce refus radical d’offrir le moindre mode d’emploi.)

Au dixième chapitre encore, décidemment le pivot central de ce livre qui se dérobe constamment sous les pas du lecteur désorienté, un coup de feu dans une forêt silencieuse fracture le cours du temps replié sur lui-même et le retourne comme un corps vaincu qui déroule alors une narration plus fluide, presque continue. Ce coup de feu est tout à la fois symbole et catalyseur fuligineux d’une rupture entre le narrateur et son frère, double négatif et maudit, pour ainsi dire son envers. Cette détonation dans le vide du temps et de l’espace marque le narrateur de son empreinte initiatique et lui révèle que s’il avait retourné le canon contre lui, « la mort n’aurait jamais été que cela : une question de direction, un simple mouvement dans l’espace qui effacerait le temps. » De là aussi l’inflexion de la narration, qui suspend ses errements hiératiques pour s’inscrire dans une continuité qui est peut-être l’occasion pour le narrateur de reconstruire la scène d’une histoire d’amour fanée, de rassembler les fragments d’une vie éparpillée pour lui conférer un semblant de sens, à défaut un peu de tenue.

D’une écriture tendue à rompre, Schefer a poli avec patience ce petit bijou dont sourd une beauté qui percole à travers l’entendement pour toucher notre sensibilité. Il a décapé sa prose de toute aspérité, gommé l’essentiel pour ne garder que les détails, et des images fulgurantes : « Il semble que le ciel va s’ouvrir pour laisser fuir la nuit. » Si l’ellipse est la signature indéniable du talent, alors nous tenons là un talent prometteur, si tant est qu’il prenne garde à ne pas effacer complètement ses personnages.

Bertrand Schefer, L’Age d’or, Allia, 96 pages, 6,10 €.


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