Magazine Journal intime

Heure de roche dans les Cévennes

Par Eric Mccomber


Ils m'invitent à leur table, c'est l'heure du midi, ils ont remarqué la Gaxuxa, j'ai nourri leur chien. Elle tremble en m'adressant la parole. Son mec sourit béatement. Leur ami a une tête louche de type frustré et inhibé. Des yeux qui font l'effet de télescopes braqués vers les enfers. Je m'assois donc avec eux et ils paient le coup, ce qui est fichtrement exceptionnel. La fille m'offre un endroit pour planter ma tente, je suis enchanté et j'accepte. Puis leur ami Bob insiste pour dire que je serai mieux chez lui. Il va même m'ouvrir un canal de wifi juste pour moi. Il est informaticien. Je saute de joie. Plus qu'à choisir. Finalement c'est chez une copine à elle qu'elle m'invite, un femme dont toute la terrasse parle comme d'une folle à lier habitant une maison bancale construite par des ivrognes, qui menace à tout instant de s'effondrer. Elle n'arrive pas à la rejoindre. Je décide d'aller chez l'autre zigue aux pupilles démentes. C'est là que j'apprends qu'il n'y a pas d'eau chez lui et qu'il ne pourra pas m'offrir de branchement électrique. Je le remercie chaleureusement de son offre, tout en expliquant que je dois travailler, et que j'irai donc plutôt au camping municipal, pas de problème.

Tout ce temps-là, la terrasse est en ébullition. Les hurlements fusent de toutes parts en patois des chantiers, au sujet de telle planche de huit non-conforme ou de tel client exigeant de la seize-vingt-deux alors qu'il faut impérativement de la quatorze-vingt-et-un. Je suis à une terrasse ouvrière et je souris. J'offre des petits havanes à qui en veut bien, tout le monde rigole de mes expressions (je fais exprès) et c'est le bonheur.
Soudain, le petit Bob aux iris de Sauron commence à me traiter de connard. Une fois, deux fois, trois fois. Je suis en pays étranger, on me paie à boire, je suis crevé d'avoir fait la petite bosse et passablement paqueté au gros rouge, donc… M'en fous. Mais on atteint vite la quatrième et il m'apparaît soudain clairement que ce sombre chancre est excité sur la femme de son pote extatique, qu'elle est très gentille avec moi (tripote ma cuisse en parlant), et que une et deux font bing-bing-bing-réveille-toi-ti-gars. Je réalise qu'il ne m'appelle pas connard pour rire, mais pour m'essayer. Le voilà en train de raconter ses exploits en taule. Bon. Et la barre de fer, et la brique sur la tempe, et connard de canadien, et hop, hop, hop. Tout me revient très vite. Je suis à la retraite, mais je n'ai pas oublié grand chose. Je l'enligne droit dans ses petites fentes sans lumière et je dis d'un ton assez fort pour que tout le monde entende :
— Ça fait quatre fois que tu me traite de connard, Bob. C'était gentil de m'inviter dans ton jardin, Bob. Merci, Bob. Tu connais pas les joueurs de hockey ? Je pleure pas à l'arbitre et je sors pas en civière, Bob. La cinquième fois que tu me manqueras de respect, je t'envoie faire dodo. Dans combien de jours tu veux te réveiller ?

Tout le monde éclate de rire. Il rit lui aussi et imite la fille en tremblant de partout, maintenant. Je ne le lâche pas des yeux. Je suis décidé à le coucher d'une seule droite. Feinte à gauche et pof. Ça que j'ai décidé.
Enfin, au bout de trente longues secondes il recule sa chaise, s'effondre dedans, baisse la tête et se met à râler tout seul. Les conversations reprennent, mais j'écoute ce qu'il marmonne. J'en apprends beaucoup. Il m'en veut d'avoir vérifié le numéro de téléphone de Francine en appelant tout de suite après avoir noté. Ça ne se fait pas en France, apparemment. C'est un acte très impoli et vexant. Je ne comprends pas tout de suite en quoi, jusqu'à ce que je pige que les Françaises donnent souvent n'importe quel numéro. Je ris de bon cœur. Aussi, lorsque quelqu'un t'offre la moindre chose, il faut l'accepter. J'ai écœuré tout le monde en refusant d'aller chez la psychotique à la maison en ruines, et je l'ai dégoûté lui en exigeant eau courante et électricité.

Il radote en se bavant dessus que lorsqu'un Français va à l'étranger, il n'exige pas que son café soit comme à la maison ou que la nourriture suive ses standards, il s'adapte. Je suis fasciné par le monde de rêves dans lequel vit Bob. Mais bientôt je me lève, monte la Gaxuxa, et en remerciant tout le monde dix fois, je pointe le guidon vers l'office du tourisme.© Éric McComber

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