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Entre les murs, la littérature hors champ

Par Christian Tortel

Toutes les œuvres sont-elles bonnes à enseigner ? Un enseignant peut-il être suspendu pour avoir ” donné à lire ” un texte choquant ? L’Education nationale peut-elle sanctionner un professeur de lettres qui est l’objet de protestations de parents outrés ? A chaque fois qu’une sanction contre un enseignant de lettres est envisagée, s’agit-il d’un retour de l’ordre moral ? D’une intrusion judiciaire ou réglementaire ?

Ces questions ne sont pas des sujets du bac, mais elles se posent après la suspension d’un professeur de lettres d’un lycée de la Réunion, vendredi 26 septembre.

Le Journal de l’île nous l’apprend dans son édition du 30 septembre, à propos de cet enseignant (non nommé) du lycée Moulin-Joli de La Possession.

Il avait fait travailler des élèves de seconde sur un extrait de Rêves sous le linceul, de l’écrivain malagache Jean-Luc Raharimana (Le Serpent à plumes, 1998). Un recueil de nouvelles sur le Rwanda et un impossible exil.

Le recteur a jugé le texte ” tendancieux, polémique et provocateur “. On connaissait des recteurs rectoraux. On ne les savait pas critiques littéraires. Tendancieux renvoie à une intention cachée ; polémique suppose une critique agressive ; provocateur signifierait une dispute ou des troubles recherchés. Bref la critique est surtout d’ordre morale, ni littéraire, ni pédagogique. Aux gens de lettres succèdent les gendarmes des lettres. L’académie (avec un petit “a”) a engagé une procédure disciplinaire à l’encontre de l’enseignant.

Véroniquie Hummel, la journaliste du JIR poursuit :

” Interrogé par téléphone, l’enseignant se défend, arguant de ses 25 ans de carrière : “ Ce document, c’est une inspectrice de l’Education nationale qui me l’a fait lire en 2004, lorsque j’enseignais à Mayotte. Elle a fait travailler des élèves sur ce texte.” Lorsqu’on demande au professeur ce qui lui est reproché, il rétorque, contre toute attente : “ Je dois répondre de récidive. Car j’avais déjà donné ce texte à étudier lorsque j’étais à Mayotte. ”

(…) L’inspectrice, interrogée hier, dément avoir donné ce texte pour des élèves de lycée. Elle se souvient uniquement d’avoir, pendant un séjour à Mayotte, “ étudié les œuvres de Jean-Luc Raharimanana avec des universitaires malgaches ”. Et n’a pas le souvenir d’avoir personnellement rencontré le futur prof de Moulin-Joli. Plus étonnant encore : le message sibyllin envoyé aux parents. Dans le carnet de correspondance des lycéens, on peut lire : “ Avertissement ! Etant donné le contenu violent de la nouvelle Le Canapé de Jean-Luc Raharimanana, les parents sont autorisés à retirer la nouvelle du classeur de leurs enfants. Rappel : à la télé, les films d’horreur ne sont interdits qu’aux moins de 12 ans.”

Le professeur de lettres semble pour le moins mal assuré dans cette affaire : il n’explique pas aux parents l’objectif de l’auteur, qui veut dénoncer l’abjection des massacres au Rwanda, encore plus insoutenables lorsqu’ils sont tranquillement regardés dans un confortable canapé. Le rôle critique du texte n’apparaît pas spontanément. En tout cas, pas aux parents… D’après la proviseure Claudine Hoareau, les délégués de parents d’élèves n’ont pas été contactés. Selon toute vraisemblance, c’est un parent qui a directement alerté le rectorat. Dans ce lycée de près de 1200 élèves, un professeur remplaçant a déjà été trouvé pour les deux classes de seconde. Avec mission d’étudier un autre texte pour goûter aux plaisirs littéraires. “

Extrait du Canapé, l’une des nouvelles de Rêves sous le linceul :“La femme nue pleure et je soulève le feu dans son sexe. Elle tire les barbelés et s’en masturbe. Elle se déchire. Elle tire les barbelés et s’en pare le pubis. Ô femme inaccessible le long de ma tranchée inabordable. 13 heures. “Je me cale profond dans mon canapé tombal. Et je regarde. On est si bien ici. Si bien. Dans la poudrée légère des âmes innocentes. Dans la brume sans nom des terres retrouvées. Je me cale sans fond dans mon canapé éternel. Je plane”. Questions posées par l’enseignant aux élèves des classes 202 et 204 : “1. Quels sont les temps de l’énonciation ? 2. Quels sont les lieux de l’énonciation ? 3. Repérer les indices du fantastique dans cette nouvelle. N’y a-t-il pas une leçon morale à en tirer en ce qui concerne nos rapports à la T.V. ? 4. Retrouvez la fonction poétique dans ce passage. Qu’en pensez-vous ?

Rêves sous le linceul a été récompensé en 1998 du Grand Prix Littéraire de Madagascar (ADELF).

  

Sur Raharimanana, consulter la notice très riche que lui consacre le site Ile en île ; lire l’analyse de Liliane Ramaosoa dans la revue Notre Librairie (dont bon nombre de lecteurs sont des enseignants) : Chez Jean-Luc Raharimanana, ” l’habitant des territoires interdits… “, la nouvelle et le roman (Lucarne, 1996, Rêves sous le linceul, 1998 et Nour, 1947, 2000) brossent en des récits éclatés une fresque hallucinante du paysage social du Tiers-Monde. Les points de vue des personnages-narrateurs, toujours aux confins de la démence, entraînent le lecteur jusqu’au bout de l’horreur.

Lire aussi Guillaume Cingal (Université de Paris-10-Nanterre / Université de Dijon), Exil, écriture et fragmentation dans les premiers textes de Jean-Luc Raharimanana et Abdourahman Waberi :” L’exil, s’il est vécu comme une véritable tragédie, n’en demeure pas moins une solution de survie : “Il me tarde de ne plus me heurter à tous ces peuples infâmes (à tête de chien, à la peau visqueuse et au sang noir) qui se nourrissent de serpents, de mouches, de cadavres, de foetus ou d’embryons.” (Rêves sous le linceul. p.30). Si tragédie il y a, c’est que, même en exil, l’écrivain ne peut oublier le cauchemar qui vient le hanter constamment, jusque sur son canapé, “en terre opulente” (p.79) :

    On est bien ici. Vaste canapé qui s’illumine de pourpre lueur et qui vient couvrir les immenses étendues de verdâtres cadavres, de pavés, de cailloux, de barres de fer et de sales chenilles. Pourpre lumière et ondée de soleil. Goutte de lune et tombée d’astres. Une aspirine. Une aspirine. 12 heures.
    L’enfant bout sur la moquette de mouches et l’effervescence de sa faim rampe vers mon canapé. Brûlure. Brûlure. La coupe de tête crame. Et les mouches. Et les caillots de sang. Et les veines raides du cou. (Rêves sous le linceul, p.19)L’on est bien ici. Une tête coupée à la machette. Qui, sèche, roule contre le canapé. Sèche. Pas de sang dégoulinant, pas de cervelle qui s’écoule. L’on voit pourtant la trace de rouille de l’outil qui l’a taillée. L’on voit pourtant que l’oeil crevé a laissé filer tout son jus. Je la ramasse et me l’enfouis sous la housse. (Rêves sous le linceul, pp.81-82)

Le canapé de Raharimanana est la figure la plus emblématique de la situation de l’exilé : ni tout à fait en France ni tout à fait en Afrique, il possède le don tragique de l’ubiquité et ne peut jamais arracher de son esprit le lieu originel. “

Cette affaire rappelle l’affaire du Grand Cahier d’Agota Kristof, en décembre 2000, à Abbeville dans la Somme. Des parents d’élèves avaient déposé plainte, reprochant à un enseignant d’avoir soumis à ses élèves de troisième ce classique moderne. L’enseignant avait été gardé à vue pendant trois heures, le 24 novembre 2000, dont le domicile avait par ailleurs été perquisionné. 

Le Grand Cahier est un plaidoyer contre la guerre, à laquelle essaient de survivre deux enfants. Il comporte des passages difficiles, notamment des scènes de zoophilie et de fellation. Des représentants de parents d’élèves du collège Millevoye ont apporté leur soutien à l’enseignant. Tout comme le recteur de l’académie d’Amiens, Alain Morvan, qui avait déploré le caractère excessif de la procédure. L’enseignant n’a été ni sanctionné ni suspendu.


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