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"L'impunité érigée en mode de gouvernance" par Salah Hannoun

Publié le 13 octobre 2008 par Chacalito

Vous vous souvenez sans doute de mon article sur la Kabylie dans lequel je faisais allusion à ma rencontre avec Me Salah Hannoun, avocat et défenseur des Droits de l'Homme (voir ici). Ce dernier a consacré une interview au journal "le Soir d'Algérie" pour la 20 ème commémoration des évènements sanglants d'octobre 1988. Le 5 octobre, des soulèvements éclatent un peu partout en Algérie (Alger, Annaba, Oran, Constantine et Tizi Ouzou, capitale de la Kabylie).

Entretien réalisé par Rosa Mansouri

Le Soir d’Algérie : 20 ans sont passés sur les événements du 5 Octobre 1988 et la justice algérienne n’a pas livré tous ses secrets sur cette tragédie. Les crimes sont restés impunis à ce jour. Est-ce qu’il y a une raison juridique pour expliquer cette impunité ?

Me Salah Hannoun : Les événements d’Octobre 1988 restent une plaie saignante dans l’Algérie postindépendance. Ils représentent aussi un certain repère, dans notre tentative de compréhension de la suite des événements politico-sécuritaires ayant ensanglanté l’Algérie depuis. Dans la même lignée de la réaction du pouvoir, face à certains événements politiques d’avant 1988, («Tafsut imazighen» en 1980, création de la Ligue des droits de l’homme en 1985, événements de Constatine en 1986, etc.), la répression était inéluctable, car elle constitue le prolongement de la politique liberticide engagée par le pouvoir algérien depuis l’indépendance. Et comme dans toute dictature qui ne se respecte pas, en Algérie, l'impunité est érigée comme mode de gouvernance. Un pouvoir sans légitimité populaire, imposé par les chars, n’a que faire des notions universelles que sont la vérité et la justice. Des notions qui sous-tendent politiquement et judiciairement une réelle démocratisation de la vie politique, avec une véritable séparation des pouvoirs et une concrétisation, de fait et de jure, de toutes les prérogatives régaliennes qui reviennent constitutionnellement aux trois pouvoirs.

Le ministre de la Justice, M. Ali Benflis, installé le 23 novembre, juste après les événements, avait donné des instructions aux procureurs généraux pour porter, devant les tribunaux, les affaires de torture de jeunes manifestants. Pourquoi la justice n’a-t-elle pas exécuté ses ordres ?

A démarrer du postulat de base que M. Benflis ait été, un tant soit peu, de bonne foi dans sa demande (le code de procédure pénale lui permet de faire ces demandes), on est en droit de s’interroger, dans l’absolu, quant à la pertinence desdites demandes dans un système complètement fermé et obsolète. M. Benflis était ministre d’un gouvernement, vitrine constitutionnelle d’un système militaire, ayant ordonné de tirer à balles réelles et de pratiquer la torture sur des jeunes. On ne voit pas comment ce même système se fera hara-kiri en demandant à la justice de faire son travail. En plus de cela, dans le contexte de l’époque de parti unique/inique, n’oublions pas que la justice n’était qu’une fonction, conformément à la Constitution, programme de 1976. En 1988, il n’était pas encore question, dans la norme constitutionnelle, de la notion de pouvoir judiciaire. Cela signifiait que la justice avait comme objectifs de contribuer à la réalisation des objectifs de la révolution socialiste. Traduit en termes claires, cela donnera : «Les luttes démocratiques sont des luttes réactionnaires portant atteinte à la révolution et aux constantes nationales… » Pour la vérité historique, politiquement, M. Benflis, et la justice algérienne avec, n’étaient pas en mesure d’engager de réelles poursuites judiciaires contre un arbitraire d’Etat exécuté par les «troupes», mais théorisé par des commanditaires bien assis dans leurs confortables fauteuils de pouvoir.

A ce jour, la liste définitive des victimes est restée secrète dans les bureaux du département de l’Intérieur. Pourquoi la justice n’a pas exigé cette liste et la rendre publique, pour lever l’équivoque sur le nombre des victimes, qui peut atteindre 1 000 personnes ?

Dans tous les systèmes répressifs des dictatures, il y a une réelle répartition des tâches. La hiérarchisation de la fonction répressive, avec son entretien en privilèges, est une donne importante sur laquelle sont édifiés ces systèmes. Le socle de l’arbitraire d’Etat, ce n’est pas simplement le théoricien, mais aussi l’exécutant. Sans les milliers d’agents de la Sécurité militaire, les «chefs» ne pourront aucunement maintenir le pays sous leur chape de plomb. Sans la justice, la répression des militants politiques et des «émeutiers» n’aurait pas l’effet dissuasif de la légale détention. Durant les événements d’Octobre 1988, la propagande officielle justifiait la répression par son laconique «rétablissement de l’ordre public». Pour ce faire, les forces de l’ordre sont assujetties au sacrosaint principe de «la légalité» qui les oblige à respecter la norme juridique dans leurs interventions. Dans cette logique, il est donc important de minimiser au maximum le nombre des victimes et l’ampleur des dégâts humains. Que l’Etat avoue avoir tué mille personnes pour rétablir l’ordre public, cela porte un nom : «Répression planifiée et généralisée à grande échelle». Et c’était vraiment le cas. Même dans une dictature, y a certaines limites qui ne sont pas franchies. Sauf quand l’Etat algérien reconnaît, en avril 2002, dans une ordonnance présidentielle, que pour le parachèvement de l’identité nationale, il a fallu assassiner 123 jeunes et en blesser des centaines d’autres. Il fallait l’oser. C’est chose faite.

Des noms des hauts responsables militaires ont été cités, pour avoir superviser des séances de tortures et aucune enquête n’a été menée pour faire la lumière sur l’implication ou non de ces personnes ?

On reviendra toujours sur le sacro-saint principe de l’impunité qui est érigée en mode de gouvernance. Quelques subalternes, pour les besoins d’une mascarade politico-judiciaire, on les juge, mais pour des motifs n’ayant rien à voir avec leurs actes : homicide involontaire, alors que souvent c’est de l’assassinat qu’il s’agit puisque l’acte de tuer est précédé d’une préméditation de l’acte. Certains bouc-émissaires, on les jette en pâture pour assouvir la colère du peuple. Mais pas plus. On n’ira pas jusqu’à extraire les radicelles du mal ; les commanditaires ne seront jamais inquiétés, car ils sont protégés par la manipulation de la fonction et de ses tentacules politiques.

C’est pour cela que la réponse à tous les assassinats politiques ne pourra être trouvée que dans un cadre réellement démocratique. Un cadre qui permettra de juger le responsable pour ses actes criminels, lors d’un procès équitable répondant à toutes les garanties universellement reconnues. L’indépendance de la Justice est, dans ce cas, une condition sine qua non, pour la réussite d’une telle transition.

Pour le moment, les velléités dictatoriales des Hommes au pouvoir, aux visées islamisantes, laissent penser fortement qu’une telle option est toujours lointaine ;

Mais faudra-t-il rester les bras croisés, « en attendant Godot » ? Evidence que non. En tant que militants des droits humains, nous avons des solutions de rechange, même si elles ont aussi leurs limites : la justice universelle, à commencer par la Cour Pénale Internationale de Justice, le cadre légal défini par la convention de New York sur la torture de 1984, etc.

La lutte pour la vérité et la justice, ipso facto contre l’impunité, est une exigence qui transcende les générations. Elle doit fédérer nos énergies, aux noms de tous les suppliciés, torturés et autres assassinés… Et en Algérie, malheureusement, les listes ne sont toujours pas closes…

Source: Blog de Salah Hannoun


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