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Derrière le masque

Par Chatperlipopette

Mittel Europa, début du XVIIIè siècle, les souverains suédois, russe et autrichien guerroient sans relâche. Un gentilhomme suédois et un pauvre hère, brigand à ses heures perdues, cheminent ensemble dans la campagne recouverte de neige et froide comme un linceul. Le premier est à bout de forces tandis que le second, plus rompus aux privations et pérégrinations aléatoires, résiste tant bien que mal au vent glacial. Cahin caha, ils parviennent à trouver refuge dans un moulin apparemment abandonné et réputé pour être hanté par feu le meunier. Cette nuit glaciale n'est pas comme les autres, elle sonne le retour annuel du fantôme du meunier, venant prendre les corps perdus pour les soumettre au joug de l'évêque. Le brigand le sait bien, lui qui a donné ses plus belles années aux forges du prélat!Derrière le masque
Pour échapper au meunier, de l'argent est nécessaire...le cavalier suédois n'en possède guère et dépêche son compagnon d'infortune chez son parrain, ami de son son père, en guise de papier d'identité, il lui donne une bible, clef qui lui ouvrira le logis dudit parrain. Le logis lui sera ouvert, par une jolie jeune fille, follement éprise de son compagnon d'enfance, le fameux cavalier suédois, et pathétiquement triste car harcelée par son créancier qui souhaiterait l'épouser. Les sens du messager sont en émoi, les beaux yeux de la belle sont irrésistibles et surtout il ne supporte pas de constater combien sa maisonnée la pille et la dépouille afin qu'elle tombe dans les rets amoureux du créancier! Seulement, il ne possède aucun bien, aucune richesse pour aider le jeune fille. Heureusement, il apprend qu'une troupe de malandrins sera bientôt encerclée et il se hâte d'aller les avertir et d'utiliser son esprit rusé pour parvenir à déjouer le traquenard.
C'est ainsi que commence l'incroyable histoire d'un cavalier suédois bien versé dans l'agriculture, la gestion d'un noble domaine, le brigandage de haut vol avec doigté et l'usurpation d'identité!
Avec humour et une écriture romanesque délicieusement picaresque parfois, l'auteur joue avec les comportements et les sentiments humains avec une ironie subtile et un bonheur indéniable. Il embarque son héros dans une aventure de brigandage digne d'un Robin des Bois: prendre aux nantis, sans violence et avec humour, afin de se constituer un trésor qui lui permettra d'acquérir le domaine et conquérir l'amour de la jeune fille.
Tout au long du roman, l'ambiance créée par Perutz montre combien le cavalier suédois tremble que le pot aux roses soit un jour découvert. L'usurpation d'identité est un acte qui demande cohérence et doigté et entraîne forcément angoisse et soupçon envers autrui....surtout lorsqu'enfin la vie vous sourit, devient confortable et douce à l'ombre d'une épouse aimante et d'une fillette adorable. Cependant la culpabilité vient hanter le sommeil de l'imposteur qui se voit arriver, en rêve, au Jugement Dernier. La statue du Commandeur n'est guère loin, bien que le personnage ne soit pas, loin s'en faut, du même tonneau que Dom Juan: le mensonge laisse s'épanouir le sentiment de honte et la peur d'une juste et divine punition. Et pourtant, le lecteur se dit souvent que la tendre jeune fille n'a rien perdu au change dans l'usurpation d'identité, bien au contraire!
Ce qui est intéressant c'est de voir combien Leo Perutz a su intégrer les codes du roman fantastique avec ceux du roman policier tout en parsemant l'ensemble de touches picaresques grâce à d'incroyables rebondissements, inattendus, surprenants et jubilatoires. Et, en douceur, par le rire, les scènes émouvantes ou l'atmosphère guerrière, des questions importantes, essentielles sont posées: peut-on échapper à son destin? L'usurpateur, qui a tâté des chaînes de l'évêque, saura-t-il détourner la route de sa destinée ou ne vivra-t-il qu'une parenthèse avant d'être renvoyé à la case départ?
Les rencontres nombreuses avec des fantômes (celui du meunier est particulièrement intéressant: on ne sait jamais s'il est réel ou seulement esprit malin ce qui ajoute à l'angoisse et l'atmosphère inquiétante du roman), les remèdes mâtinés de sorcellerie, sont fabuleuses. Il en ressort un souffle typiquement "Mittel Europa", celui du bouillonnement des pensées et de la créativité, des combats et des conflits qui ont secoué et marqué cette partie de l'Europe...l'odeur de souffre n'est jamais bien loin (brr, les hauts fourneaux des forges de l'évêque sont l'antre des Enfers!).
L'identité est un moyen de s'interroger sur l'être humain: les personnages de "Le cavalier suédois" ne sont pas vraiment dans les normes, se déplacent et surtout cherchent leur place au coeur des moments de crises de l'Histoire, instants décisifs de leur histoire personnelle. Les choix de routes se font, certes, dans la violence et la douleur mais ils montrent combien l'être humain est loin d'être un bloc immuable: un gentilhomme peut s'avérer être bravache et lâche au point de préférer déserter que d'affronter les violences de la guerre; un voleur peut souhaiter revenir dans le droit chemin en utilisant ses armes, celles un peu tortueuses de la ruse et du mensonge.
La lecture est envoûtante: une fois commencée, il est difficile de l'arrêter car le suspense est intense et la construction extraordinaire. Le bateau mené par l'auteur emporte le lecteur dans une aventure dont il ressort époustouflé et heu-reux!

Roman traduit de l'allemand par Martine Keyser


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