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Les X de Jean Bollack

Par Florence Trocmé

rappel :
Depuis des décennies, Jean Bollack tient un journal ; ses notes, marquées X et suivies d'un numéro, réunissent des observations et des réflexions faites au fil des jours, et se répondent à distance. Elles développent des positions prises à la fois dans la sphère du travail et dans un cadre plus large. Quelques-unes sont publiées sur ce site. Jean Bollack en a confié d’autres à Poezibao, concernant la poésie, qui seront publiées au cours des prochaines semaines.

notes 1

X 2161 – 2162 [septembre 2007] (2ème partie)

Première partie de la note publiée ci-dessous

S’il faut considérer la “traduction” dans son statut propre, il y aurait lieu de la retraduire en sens inverse de l’allemand vers le français, l’autonomie du projet apparaîtrait pleinement.
Rondel
Si tu veux bien, ce sera l’amour,
Toi, ta bouche, nous ne le disons pas,
Tu verses à la rose du silence à boire,
Plus amèrement, si tu l’interromps.
Les chants, se prêtant, ils ne dépêchent
Aucun sourire, ne projettent aucune lumière,
Si tu veux bien, ce sera l’amour
Toi, ta bouche, nous ne le disons pas.
Muet-et-muet, ici dans l’entre-deux,
Sylphe, de pourpre, impérial,
Un baiser s’embrase, déjà il se divise,
Des pointes d’ailes flamboient, fines,
Si tu veux bien, ce sera l’amour.
Le texte de base se détache de la traduction, dans sa fonction de support. Il sert de prétexte à un développement distinct, divergent, sinon contradictoire, en tout cas sémantiquement inconciliable. On rejoint ainsi la catégorie des poèmes de Celan construits à partir d’un matériau que lui fournissent des traités écrits en prose. Une simple lecture y repère le réemploi des thèmes, les tournures préexistent. Ce n’est donc pas l’afflux des virtualités phoniques en soi illimitées de la langue. Il s’agit au départ de structures qui s’offrent. Une organisation déjà établie peut être décomposée aux fins d’une reconstruction. Celan a aussi ce procédé pour des récits de la Kabbale, empruntés aux livres de Gershom Scholem ; j’ai étudié le procédé dans « Juifs allemands : Celan, Scholem, Susman » (voir J.-Ch. Attias et P. Gisel (eds), De la Bible à la Littérature, Religions en perspective, 15, Genève 2003, p. 187-219). Semblablement, dans les écrits de Sigmund Freud, certains passages ont été repris et discutés dans des poèmes dont j’ai essayé de définir le statut contradictoire dans une étude intitulée “Celan lit Freud” (voir Savoirs et clinique, Revue de psychanalyse 6 : Transferts littéraires, Toulouse 2005, p. 13-35).
Quelles preuves tient-on pour lire ainsi, et admettre qu’ici un « nous », qui, dans le poème de Mallarmé, réunit deux amants dans l’orbite du mutisme, a été transféré dans la traduction à une association d’ « auteurs » ? Couple connu des lecteurs attentifs de Celan, le « je » se double d’un compagnon littéraire, à qui il peut s’adresser, comme à un autre. Cet interlocuteur tient la plume (il « parle », serait-ce pour se taire). Il y aurait d’abord à retrouver cette relation, centrale s’il s’agit du lieu d’un dire. L’amour est traité comme un thème, une aventure de la poésie même. Il peut tenir un rôle qui concerne l’écriture, sans qu’il soit fait référence à une personne aimée. Le jeu est réservé à l’action créatrice (voir au vers 11). S’ajoute le fait que le silence, observé par le « nous », est, pour la syntaxe, traité comme une incise, si bien que le « tu » interpellé, l’unique acteur (la précision « ta bouche » est en apposition à ce « tu »), dans un élargissement, inclut comme partenaire le « je », la personne laissée en arrière, derrière le poète. Son intervention surgit sur un autre plan. Il serait alors dit, non sans ironie, que l’affaire ne les engage pas tous deux en commun. Ce sera une production livresque, conventionnelle comme le sylphe, issu de Shakespeare..., ou de Mallarmé. Le « nous » a bien une réalité, mais en dehors du sujet décrit, analysant le texte même, avec l’analyse de sa composition.
Jessica Wikler, dans son étude de la traduction, "La disparition élocutoire du nous" (dans Paul Celan. Traduction, réception, interprétation, textes réunis par B. Banoun et J.Wikler, Tours 2006, p. 17-37 ; voir p. 28), note que l’amour est traité comme une « entité impersonnelle », mais faute de lire selon le système créé par le jeu des pronoms mis en place par Celan, qui se retrouve dans l’ensemble de ces poèmes, elle ne voit pas que la « bouche » est celle du poète, le « tu », c’est pour elle à la personne aimée ; le baiser est échangé par les amants.
Le transfert se fait d’un poète à l’autre ; le principe de la réécriture ne diffère pas. Le travail repose sur un passage brut d’éléments du langage ; le processus de recomposition s’y détermine. Le sens d’une phrase initiale peut être conservé en apparence, être traduit. Il aura en vérité été entièrement reconverti. L’exercice, dans ce cas n’est pas moins subversif que pour la Kabbale, mais il est encore plus virtuose. On ne passe pas d’un poème français à un poème allemand, mais d’un poème à l’autre, on pourrait dire d’un monde à l’autre, comme dans le cas de la traduction que Celan a faite de "Nous avons fait la nuit" de Paul Eluard.
Une lecture du texte d’origine a eu lieu ; elle s’est comme achevée avant la traduction, qui s’appuie sur elle mais ne le reproduit pas. Une vision personnelle et idiomatique vient s’inscrire dans la matière d’une littéralité non définie, ni définitive. C’est à cette condition que la traduction peut parler d’autre chose et entrer en un dialogue surprenant avec ce que le texte traduit avait voulu dire ; elle le redresse, dans le plein sens du terme. Il s’agira d’autre chose, et le monde n’est pas resté le même. L’histoire de Celan se profile derrière la figure abstraite d’un poète muet et loquace.
Mallarmé isolait un fond dans le langage. Une chose qui aurait aimé se dire était réprimée ou refoulée ; elle se déployait pourtant avec une force particulière au moyen de la concentration ancrée dans l’absence. Le mouvement physique du sentiment était isolé ; il s’était déplacé. Épuré, il était confié à la magie de l’art ; il se jouait de la réalité, réalisant ce qui lui plaisait. Réduit à une potentialité pure, le désir se muait en une puissance ; accru d’étape en étape, il savait atteindre à la fin l’éclosion d’une plénitude. Chez Celan c’est l’art aussi ; il ne règne pas moins : mais il dispose de son pouvoir plus souverainement. Aussi dispose-t-il du thème de l’amour plus intensément, à sa guise. La connivence du mutisme et la complicité des amants passent à la trappe. L’apparition du sylphe s’effectue dans le langage, les débordements de l’amour dans l’enceinte même de la poésie, elle lui répond avec majesté, prête à s’y confondre. C’est comme si l’union des amants même était son affaire et que les caresses fussent programmées selon ses désirs et ses besoins poétiques, avant d’être vécues, vécues en poésie. Le thème de ce pouvoir traverse toute l’œuvre.

©Jean Bollack, tous droits réservés

contribution de Tristan Hordé

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