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Notes sur la poésie: Paul Valéry

Par Florence Trocmé

Entre la Voix et la Pensée, entre la Pensée et la Voix, entre la Présence et l'Absence, oscille le pendule poétique.
Il résulte de cette analyse que la valeur d'un poème réside dans l'indissolubilité du son et du sens. Or, c'est là une condition qui paraît exiger l'impossible. Il n' y a aucun rapport entre le son et le sens d'un mot. La même chose s'appelle HORSE en anglais, IPPOS en grec, EQUUS en latin, et cheval en français; mais aucune opération sur aucun de ces termes ne me donnera l'idée de l'animal en question; aucune opération sur cette idée ne me livrera aucun de ces mots-sans quoi nous saurions facilement toutes les langues à commencer par la nôtre.
Et cependant c'est l'affaire du poète de nous donner la sensation de l'union intime entre la parole et l'esprit.
Il faut considérer que c'est là un résultat proprement merveilleux. Je dis merveilleux, quoiqu'il ne soit pas excessivement rare. Je dis: merveilleux au sens que nous donnons à ce terme quand nous pensons aux prestiges et aux prodiges de l'antique magie. Il ne faut pas oublier que la forme poétique a été pendant des siècles affectée au service des enchantements. Ceux qui se livraient à ces étranges opérations devaient nécessairement croire au pouvoir de la parole, et bien plus à l'efficacité du son de cette parole qu'à sa signification. Les formules magiques sont souvent privées de sens; mais on ne pensait pas que leur puissance dépendît de leur contenu intellectuel.
Mais écoutons à présent des vers comme ceux-ci:

Mère des Souvenirs, Maîtresse des maîtresses...

Sois sage , ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille...

Ces paroles agissent sur nous (du moins, sur quelques-uns d'entre nous) sans nous apprendre grand'chose. Elles nous apprennent peut-être qu'elles n'ont rien à nous apprendre; qu'elles exercent, par les mêmes moyens qui, en général, nous apprennent quelque chose, une tout autre fonction. Elles agissent sur nous à la façon d'un accord musical. L'impression produite dépend grandement de la résonance, du rythme, du nombre des syllabes; mais elle résulte aussi du simple rapprochement des significations. Dans le second de ces vers, l'accord des idées vagues de Sagesse et de Douleur, et la tendre solennité du ton produisent l'inestimable valeur d'un charme: l' être momentané qui a fait ce vers, n'eût pu le faire s'il eût été dans un état où la forme et le fond se fussent proposés séparément à son esprit. Il était au contraire dans une phase spéciale de son domaine d'existence psychique, phase pendant laquelle le son et le sens de la parole prennent ou gardent une importance égale- ce qui est exclu des habitudes du langage pratique comme des besoins du langage abstrait. L'état dans lequel l'indivisibilité du son et du sens, le désir, l'attente, la possibilité de leur combinaison intime et indissoluble sont requis et demandés ou donnés et parfois anxieusement attendus, est un état relativement rare [...]
En vérité, il y a bien chez le poète une sorte d'énergie spirituelle de nature spéciale: elle se manifeste à lui et le révèle à soi-même dans certaines minutes d'un prix infini. Infini pour lui...
Je dis: infini pour lui; car l'expérience, hélas, nous enseigne que ces instants qui nous semblent de vleur universelle sont parfois sans avenir, et nous font méditer cette sentence: ce qui vaut pour un seul ne vaut rien. C'est la loi d'airain de la Littérature.

Paul Valéry, Poésie et Pensée abstraite in Variété V, Éditions Gallimard,1961, pp.153-154-155-156.

Une contribution de Angèle Paoli

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