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Éternelle guerre trinitaire…

Par Francois155

C’est une petite musique, d’ailleurs nullement désagréable ni dépourvue d’intérêt, qu’on entend de façon de plus en plus insistante depuis, disons, la fin de la guerre froide. Hélas, comme tout genre musical « nouveau », il devient agaçant lorsqu’il se met à prétendre haut et fort son absolue supériorité et, partant, l’obsolescence de tous ceux qui l’ont précédé…

En l’occurrence, il s’agit de s’attaquer, tentation suprême à laquelle tous les théoriciens peuvent vouloir céder, à cette statue du Commandeur qu’est Clausewitz pour démontrer que certains pans de sa pensée sont datés voire inopérants. Le paradigme aurait changé rendant, de fait, certains de ses enseignements contre-productifs dans le nouveau contexte dominant.

Axe principal d’effort des contempteurs du maître prussien : l’inanité du concept de guerre trinitaire alors que les guerres d’aujourd’hui se mènent essentiellement contre des entités guerrières non étatiques. Or, si c’est un fait incontestable que les confrontations entre États sont devenues l’exception et que la règle est désormais aux affrontements contre et/ou entre des mouvements qui ne disposent pas des structures propres aux États tels que nous les connaissons, passer pour cela la « merveilleuse trinité » par pertes et profits c’est sans doute aller un peu vite en besogne.

Humblement, l’auteur de ces lignes voudrait montrer en quoi ces critiques, pour séduisantes qu’elles puissent paraître à des esprits avides de nouveauté, sont à la fois injustes pour la pensée clausewitzienne, qui en sort marquée d’un immobilisme qu’elle ne suggère nullement ; et, à bien y regarder, finalement fausses, même lorsqu’on observe les « petites guerres » actuelles dont les modalités devraient prétendument pousser certains enseignements du maître vers les vitrines glorieuses mais poussiéreuses du musée de la pensée stratégique, quelque part, comme le dit joliment André Beaufre, « entre la tabatière de Frédéric II et le chapeau de Napoléon ».

Deux objections, donc : d'une part, la pensée clausewitzienne, de par son inachèvement même dicté par le destin de son inventeur, reste dynamique à partir des socles qu’elle suggère ; d’autre part, le concept de guerre non trinitaire semble in fine assez simplificateur pour qu’on le considère comme une grille de lecture incomplète, voire une source de confusion, lorsqu’on souhaite comprendre la mécanique des conflits contemporains, et particulièrement celle des guerres insurrectionnelles / contre-insurrectionnelles.

1. Limiter l’ampleur de la réflexion clausewitzienne en la statufiant :

L’argument est à la fois postmoderne et faussement respectueux : il consiste à glorifier un grand homme tout en ajoutant aussitôt que sa réflexion, naturellement fille de son époque et prise au pied de la lettre, ne peut s’appliquer aux convulsions, forcément inédites, qui sont les nôtres. Il y aurait donc, naturellement, de bonnes choses dans Clausewitz, tout comme dans Sun Tse ou Thucydide, mais, enfermés dans un carcan historique propre, ces auteurs ne sauraient, en l’état, prétendre nous fournir les clés pour comprendre les guerres de notre temps, si particulières puisque nous, contemporains, éprouvons tant de difficultés à les cerner (ou, plutôt, à y mettre fin). Ma foi, oui et non.

Oui (et encore, c’est un tout petit « oui ») si l’on considère que « Vom Kriege » est un texte définitif, une somme finale voulue comme telle par son auteur et dans laquelle celui-ci aurait réuni, longtemps avant son trépas, la quintessence ultime de sa pensée. Un peu à la manière d’un Schlieffen qui, tout à son plan murement et longuement préparé, aurait murmuré sur son lit de mort : « Renforcez l’aile gauche ! ». Sauf que l’ouvrage de Clausewitz n’est pas cela. C’est, heureusement et malheureusement, tout sauf cela.

Malheureusement, car cette œuvre posthume, publiée par sa veuve Marie pour la première fois en 1832[i] (Clausewitz meurt du choléra en 1831, à l’âge de 51 ans), n’est, pour l’essentiel, qu’une compilation de notes de cours et d’écrits épars retrouvés post mortem. C’est cette construction inachevée qui rend d’ailleurs, en plus d’un style particulier[ii], la lecture de l’ouvrage parfois peu plaisante sur la forme et souvent ardue sur le fond. Et, précisément, celui qui en prend connaissance ne peut qu’être saisi de vertige devant la richesse de cette pensée inachevée et pourtant déjà si puissante. Quel maître livre, songe le contemporain, aurait bien pu nous laisser l’auteur s’il avait vécu assez longtemps pour ordonner et présenter comme il le souhaitait toute l’étendue de sa pensée ?

Heureusement, d’une certaine manière, car Clausewitz nous livre ainsi bien des diamants bruts que sa disparition précoce nous laisse le soin de façonner sans les laisser emprisonnés, justement, dans la gangue de leur temps. Et l’on comprend, si l’on se donne cette liberté de prendre son œuvre à propos, à quel point, en nous montrant des chemins lumineux qu’il n’a pu lui-même emprunter jusqu’au bout, c’est son inachèvement même qui l’a rendue véritablement intemporelle.

Il y a donc encore à « penser » Clausewitz, encore à fouiller cette œuvre pour tenter de lui donner une ampleur qui colle à notre époque, en utilisant pour cela les outils si précieux qu’il nous lègue, sans les renier, mais simplement en les maniant à la façon qui est la nôtre. Du reste, de Raymond Aron à René Girard en passant par Vincent Desportes, ils sont nombreux les esprits brillants qui se servent de cette riche matière pour sculpter une pensée propre. Plus prés de nous, la lecture interactive que fait Olivier Kempf sur son blog du maître prussien nous rappelle à quel point le texte peut et doit être décrypté à l’aune de nos expériences modernes, ainsi que toute la force qu’on peut aujourd’hui en tirer.

Bref, statufier une œuvre inachevée, quoique brillante, pour mieux s’en détourner ensuite sous prétexte que son marbre serait d’une époque révolue est une façon élégante mais fallacieuse d’enfermer Clausewitz dans un cadre statique qu’il ne mérite pas. Dynamique, son œuvre l’est évidement et ne la voir que comme la description figée d’un système napoléonien (mariage détonnant de l’ordre Westphalien et de l’exacerbation de pulsions populaires qui trouvent à s’exprimer par les armes) aujourd’hui dépassé, ce n’est pas lui rendre justice. Ce peut être, en revanche, une manière commode de laisser la place à des penseurs actuels si ambitieux qu’ils souhaitent proposer leurs propres lectures, forcément inédites, d’un contexte contemporain lui-même si bouleversant d’originalité qu’il rendrait mineur voire caduque les auteurs d’antan…

2. « La merveilleuse trinité » selon Clausewitz :

Mais il n’est sans doute pas inutile, à ce stade, de citer le maître lui-même avant de voir ce que l’on peut tirer de ses enseignements pour l’époque présente. Car, une fois de plus, il est injuste de ne pas « raisonner » Clausewitz en se contentant de le prendre au pied de la lettre sans chercher à lui donner une postérité et un caractère visionnaire qu’il possède incontestablement.

Dans le point 28, le dernier du chapitre 1 (intitulé « Qu’est-ce que la guerre ? ») et qui s’intitule « Le résultat pour la théorie », il note ceci[iii] :

« Véritable caméléon, la guerre change de nature avec chaque cas particulier et, si l’on prend en compte tous les modes d’être qui sont les siens, si l’on considère ses caractéristiques fondamentales, elle est faite d’une merveilleuse trinité. On y retrouve la violence originelle de son élément faite de haine et d’hostilité, qui opèrent comme un instinct naturel aveugle ; le jeu des probabilités et du hasard, qui en font un libre jeu de l’esprit ; et sa nature subordonnée d’instrument politique, par laquelle elle appartient à l’entendement pur.

De ces trois caractères, le premier est plutôt celui du peuple, le second celui du général et de son armée, le troisième celui de l’État. »

Stop ! Le terme est lâché : l’État est cité nommément et, partant, tout conflit qui n’opposerait pas deux États, tout ce qui n’est pas essentiellement une guerre interétatique, échappe à la mécanique trinitaire décrite par Clausewitz. Il convient donc, au mieux de borner l’auteur dans un carcan contextuel et historique fort restreint, au pire de reléguer sa pensée dans quelque placard doré où s’empilent les écrits des vieux auteurs, utiles sur le plan culturel mais incapables de rendre compte des réalités conflictuelles contemporaines. Puisque la majorité des guerres actuelles n’impliquent pas deux États s’affrontant, la trinité clausewitzienne est inutile. La guerre trinitaire a, sinon vécue, du moins vu passer son heure de gloire. Il convient donc de célébrer l’avènement des guerres non trinitaires et, accessoirement, de leurs théoriciens.

CQFD.

Oui, mais non…

- La réalité pérenne de la guerre trinitaire :

Oui bien sur, si l’on accepte de s’en tenir à ces quelques phrases sans voir ce qu’elles recèlent de valeurs autres que celles s’appliquant à ce qu’elles décrivent précisément, c'est-à-dire les guerres interétatiques, et que, respectueux jusqu’à la paralysie ou désinvolte jusqu’à la légèreté, on se refuse de toucher plus avant à la pensée du grand homme.

Non, cent fois non, si l’on accepte de voir derrière ces lignes des pistes qui, une fois défrichées, ouvrent encore sur des chemins de compréhension ô combien éclairants pour l’observateur des guerres de ce début du 21éme siècle.

Car que nous suggère Clausewitz, que nous apprend-il à travers les siècles et qui vaut encore de nos jours ? Qu’il y a, au cœur de ce drame mystérieux, terrifiant qu’est la guerre, que sont toutes les guerres, trois forces qui s’agitent, se soutiennent, s’alimentent, se poussent, se retiennent parfois et que, toujours, ces trois acteurs invariablement présents se tiennent au point que l’un dépend des autres, qu’ensemble tendus vers le même but ils sont invincibles mais que, lorsque l’un ou plusieurs chancellent, c’est toute la mécanique guerrière qui s’effondre inexorablement. Et pas seulement la mécanique étatique…

Car la guerre trinitaire concerne bien toutes les guerres, à bien y réfléchir, quand bien même Clausewitz, autant fils de son époque que nous le sommes nous-mêmes de la nôtre, ne l’imaginait initialement que comme l’expression des États en conflit.

Il n’est guère difficile d’extrapoler sans trahir la trinité clausewitzienne pour se rendre compte que cette découverte, justement qualifiée de « merveilleuse », résonne encore aujourd’hui avec justesse lorsqu’on applique ses critères dominants aux guerres faussement qualifiées de non-trinitaires.

Mais reprenons : population/armée/gouvernement sont donc les trois côtés de ce triangle d’énergie par les branches desquelles circule le flux alimentant la dynamique guerrière. La population, cela est aisé à comprendre, représente les pulsions, les envies, les opinions, les aspirations, les forces et les faiblesses de la volonté populaire. Son rôle est aujourd’hui plus important que jamais et, d’ailleurs, c’est de cette masse que l’on forge l’outil militaire, d’elle qu’émergent les chefs politiques qui exprimeront les buts du conflit ou, du moins, la volonté de poursuivre la lutte si c’est possible, de déposer les armes si c’est souhaitable. Sans l’appui de la population, nulle guerre n’est possible, que cet appui soit obtenu par la conviction ou la contrainte. Car les guerres d’aujourd’hui se font non seulement « au sein des populations » mais, plus encore, ont les populations pour enjeu : chaque camp doit obtenir le soutien du terreau humain où il guerroie pour espérer emporter la victoire. L’on ne se bat plus seulement pour conquérir un compartiment de terrain (cela peut être tactiquement utile, mais reste stratégiquement accessoire), mais pour s’accaparer le cœur et l’âme des peuples, leur soutien, leur adhésion bref, leur volonté.

De cela, chacun, et même les contempteurs de Clausewitz, est bien conscient. Ce sont plutôt les deux autres pôles qui font tiquer ces derniers : de gouvernements dignes de ce nom, par exemple, sont hélas dépourvus tous les « États faillis » où se manifestent généralement des mouvements insurrectionnels. Et eux-mêmes, si l’on s’en tient à une interprétation légaliste de la notion, ne possèdent pas de gouvernements et moins encore d’États reconnus comme tels… Mais remplaçons « gouvernement » par « volonté politique » et faisons fi des arguties juridiques : tous les mouvements, les groupes, les partis, les clans qui font la guerre, entre eux ou contre des États, poursuivent bel et bien des objectifs politiques ; ils sont animés par la volonté d’imposer à l’adversaire leurs propres desseins par la violence. Les groupes humains ne s’entretuent pas par jeu et par gout : ils le font en espérant que, de ces souffrances qu’ils subissent et infligent, ressortiront une amélioration de leurs sorts. Tous poursuivent un but politique, aussi basique soit-il, et tous possèdent en leur sein des leaders qui émergent et se font les porte-paroles privilégiés de l’expression de ces buts. Bref, si ces groupes qui nous combattent parfois ne possèdent pas de « gouvernements », au sens où nous l’entendons du haut de nos habitudes structurelles étatiques, ils poursuivent bien des objectifs politiques qui, généralement, s’expriment par le truchement de personnalités identifiables. Le deuxième axe de la trinité, une fois débarrassé du vernis de nos tropismes culturels et politiques, existe donc bel et bien.

De même que « l’armée », du reste. Alors certes, ces outils militaires ont peu à voir, dans leurs structures, recrutements et fonctionnements, avec nos belles machines professionnelles. Mais le paysan qui recueille, sous couvert d’activités pacifiques, du renseignement qu’il transmettra à ses chefs en vue de réussir une embuscade, n’est-il pas membre d’une vaste organisation militaire en ce sens qu’elle utilise la violence pour imposer sa volonté à l’adversaire ? De même que cet autre qui, pendant quelques heures ou quelques jours, troque ses habits civils contre ceux du milicien, le temps d’un accrochage, d’un guet-apens, d’une brève bataille ? Tous, du permanent à l’occasionnel, du cadre à l’informateur, du professionnel à l’intérimaire, sèment la mort et la destruction chez celui qu’ils ont identifié comme leur ennemi en vue de le contraindre à agir comme ils le souhaitent.

Car, et ce quelle que soit la situation conflictuelle dont on parle, ils sont une population, avec des envies et des pulsions ; ces dernières les conduisent à exprimer des revendications politiques censées apaiser leurs tourments ; enfin, ils sont déterminés à se servir de la violence pour parvenir à leurs fins. Ne voit-on pas là l’expression évidente de la trinité clausewitzienne, quoique totalement non étatique, en action ?

Les groupes humains qui luttent font de la stratégie, ils emploient des tactiques et ils répondent au schéma clausewitzien de la guerre trinitaire. Leur dénier ses atouts sous prétexte qu’ils brouillent les limites que nous mettons traditionnellement entre les trois pôles de la trinité revient à sous-estimer leur propre mécanique guerrière. Pire : ce faisant nous nous condamnons à ne pas les comprendre quand eux nous appréhendent souvent fort bien, avec nos forces, qu’ils contournent, et nos faiblesses, qu’ils exploitent.

CONCLUSION : Toutes les guerres sont trinitaires.

Alors bien sûr, on pourra balayer tout ce qui précède sous prétexte que l’auteur ne respecte pas la lettre de Clausewitz et qu’il prétend, s’inspirant de son esprit, tenter de lire certaines des guerres actuelles à l’aune des indications qu’il nous a laissé.

Mais si l’on accepte que toutes les guerres sont trinitaires, qu’elles opposent des états ou des clans, des ethnies ou des gouvernements, des tribus entre elles, puisqu’elles mettent toujours en jeu des populations employant les armes pour parvenir à atteindre des objectifs politiques, alors c’est plutôt une bonne nouvelle. Et pas seulement parce que cela tire le penseur Prussien d’un sommeil où le plonge parfois certains théoriciens un peu empressés.

C’est une bonne nouvelle, car cela nous livre une grille de lecture valide pour décrypter les conflits contemporains et celle-ci nous dit, en fait toujours la même chose, qu’il faut pousser sur ces trois pôles jusqu’à ce que l’un d’entre eux, ou plusieurs, finissent par céder. Mieux : dans un cadre contre-insurrectionnel, ce schéma, à l’aune de ce qu’on sait aujourd’hui de ces guerres, nous informe que c’est le biais « population » qui est le plus déterminant sans qu’il faille pour autant négliger les deux autres.

Ainsi, tuer des insurgés peut être gratifiant pour le moral mais, du moment que d’une masse insoumise il en ressort chaque fois de nouveaux, cela reste insuffisant. De même, éliminer les chefs politiques peut s’avérer souhaitable, après tout les leaders ne sont pas si nombreux, sauf qu’ils sont bien souvent remplacés presque aussi vite qu’ils disparaissent. À tout prendre, mieux vaut peut-être épargner sciemment ceux qu’on pense qu’ils feront, une fois leur défaite admise, des interlocuteurs valides pour négocier une fin durable des hostilités.

C’est en fait et plus que jamais le terreau humain qu’il faut comprendre et travailler, tout en menant conjointement des actions contre les deux autres côtés, car c’est de lui que viendra in fine la victoire de l’un ou de l’autre camp, en fait de celui qui aura su le mieux comprendre et capitaliser les aspirations populaires.

Oui, il y a encore bien des choses à apprendre de Clausewitz aujourd’hui…



[i] Cette première édition connaîtra d’ailleurs un succès mitigé puisque les 1500 exemplaires tirés ne seront toujours pas épuisés vingt-cinq ans plus tard…

[ii] Comme le note le grand spécialiste de Clausewitz, Werner Hahlweg, qui préfaça la dernière édition allemande de « Vom Kriege » en 1952 : « Clausewitz ne rend pas sa lecture aisée »…

[iii] « De la guerre », éditions Perrin, collection Tempus, 2006. Traduction de Laurent Murawiec, p58-59.


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