Magazine Régions du monde

Les identités miraculées religieuses.

Publié le 09 novembre 2008 par Xixa

 

Le schéma assez complexe des identités ethnolinguistiques demeure toutefois largement incomplet si on le prive d'un autre aspect fondamental, celui religieux. Le tableau ainsi offert ressort une fois de plus de l'ordinaire. Partagés entre leurs deux grandes religions monothéistes - le christianisme et l'islam - chacune divisée en deux branches majeures - catholique et orthodoxe pour la première, sunnite et alevis pour la seconde - les Albanais se distinguent nettement vis-à-vis du reste de l'Europe.

. Après cinq siècles de vie commune avec les Ottomans, une certaine logique a été respectée : à la veille de leur indépendance, les Albanais étaient le seul peuple voué à l'Islam en Europe, si l'on exclut bien entendu les périphériques Turcs et les divisés Bosniaques (note 1). Toutefois, il fallait attendre un quart de siècle pour que l'évidence intuitive devienne une certitude. Enregistrant pour la première fois l'appartenance confessionnelle des habitants, le recensement du 1939 nous apprend que parmi 1.180.000 habitants, il avait 826.000 musulmans (70% de la population), 212.000 orthodoxes (18%) et enfin 142.000 catholiques (12%). Malgré cela, la communauté musulmane était loin d'être le corps homogène dont il avait l'air : environ 600.000 (73% des musulmans) appartenaient à la tendance sunnite traditionaliste et le reste, 226.000 individus (27%) étaient des adhérents des confréries mystiques musulmanes - les tarikat (note 2). Si l'on exclut ce recensement effectué en 1942 sous la bonne garde des Italiens (note 3), les données directes ultérieures manquent cruellement malgré une série de sept recensements complets, effectuées durant l'époque communiste. Ainsi, toutes les références aux chiffres demeurent des simples projections qui ont une valeur comparative. La géographie des groupes confessionnels n’est que le reflet de l’évolution de la société humaine. Les religions les plus anciennes - chrétiennes en l’occurrence – ont survécu à
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l’offensive de l’Islam soit grâce au relief inaccessible (le Nord profond catholique) soit grâce à l’ombrelle de la grande Église œcuménique de Constantinople (le quart Sud Sud-Est orthodoxe). Pour le reste, il faut compter les bouleversements socio-politiques, sur la mobilité des populations ainsi que sur un certain degré de compréhension réciproque entre communautés (note 4). Au coucher de la monarchie zogollienne et à l’aube du pouvoir communiste, les catholiques se sont trouvés groupés dans une zone étroite, comprenant la ville de Shkodër et ses environs ainsi que les zones montagneuses de Malësia e Madhe, de Mirditë et de Lezhë. En revanche, les orthodoxes évoluent dans une bande assez large allant de Pogradec et Korçë au sud-est jusqu'à Himarë à l'ouest, passant par Berat, Përmet et Gjirokastër plus au Sud. Des îlots importants de population orthodoxe vivent à Myzeqe ainsi que dans les villes près de la côte : Tiranë, Kavajë et Durrës.
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Tout le reste du pays demeure musulman : la plaine côtière, les vallées des rivières Mat, Erzen, Shkumbin, Osum et Vjosë ainsi que le haut relief de la partie centrale et méridionale. Également voué à l'Islam demeure le territoire de la haute vallée de Drin, y compris une bonne partie de Rrafshi i Dukagjinit, à frontière avec la région de Kosovë. Ceci étant dit, la réalité sur le terrain est beaucoup plus complexe car de nombreuses zones du pays réputées de majorité chrétienne ne sont qu'un entrelacement de communautés, principalement orthodoxes et musulmanes. . Quant aux Kosovars, ils demeurent majoritairement musulmans sunnites. Les confréries mystiques soufis sont peu nombreuses tandis que les orthodoxes albanophones sont inexistants (moins de 1% de la population). En revanche, la minorité catholique (environ 4 voire 5% de la population) est concentrée dans le plateau du Rrafshi i Dukagjinit et dans les villes de Gjakovë et de Prizren. D'autres îlots d'albanais catholiques se trouvent autour de Prishtina ou de Gjilan. Enfin, le profil religieux de la minorité albanaise de la Macédoine ressemble à celui des Kosovars, avec les catholiques en moins et quelques confréries mystiques en plus. (Pour lire le texte en entier: cliquer ici) Ainsi représentée, la communauté de langue albanaise donne l’impression d’un bloc assez homogène humain, le plus important groupe des musulmans balkaniques. La situation n’a pas manqué d’attirer l’attention des spécialistes en religion et des politologues qui craignaient cette redoutable « transversale verte », allant de Turquie en Bosnie – en passant bien entendu par l’Albanie ou le Kosovë. Au-delà d’une certaine déception des milieux anti-islamistes, l’absence du motif religieux durant la dernière guerre du Kosovë et pendant les troubles d’ordre civil du 1997 en Albanie a soulevé une nouvelle question : ces Albanais, sont-ils de véritables musulmans ou pas ? . La réponse est très contrastée et comme d’habitude, elle obéit aux convictions des observateurs. Toutefois, la plupart sont d’avis que le poids de l’Islam dans la vie sociale ou politique et ses représentations dans l’espace public diffèrent selon l’endroit où l’on se trouve et que la spiritualité musulmane est vécue différemment en Albanie par rapport au Kosovë, voire en Macédoine. Sans aller jusqu’à l’affirmation qu’ils existent d’autant d’Islam que de communautés albanaises, cela veut simplement dire que l’identité religieuse semble obéir à des logiques divergentes (note 5). Cette problématique qui semble affecter profondément l’Islam se rencontre également au sein
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de la religion chrétienne. Chez les Albanais, l’adhésion à une communauté religieuse n’est pas « l’expression d’une foi et d’une théologie précise », d’ailleurs très mal connue, mais plutôt « d’une appartenance à une collectivité ayant ses propres traditions et repères culturels (note 6) ». Loin d’appartenir au domaine du dogme, l’identité religieuse paraît avant tout comme un fait culturel, une appartenance à un système de valeurs familiales et sociales. On est musulman ou chrétien par tradition, par attachement et tant pis pour les rites : on peut ainsi prier sans aller à l’église ou à la mosquée tout comme on peut rentrer dans ces lieux de culte pas pour faire la prière. Observer le Ramadan sans respecter le jeûne, assister à la messe sans connaître le traître mot des Évangiles – tout ceci est possible dès lors que l’enseignement des doctrines religieuses n’a jamais été une préoccupation majeure. Souvent, une simple évocation au Dieu paraît suffisante à cette religiosité traditionnelle pour qu’elle s’épanouisse, pour que l’Homme transcende dans une piété sincère. Malgré le temps, le tableau dépeinte par les observateurs européens n’a pas encore perdu ses vives couleurs des siècles passés (note 7).
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Une difficulté d’ordre pratique se dessine cependant, quant à l’interprétation de l’état d’esprit religieux. Est-ce l’expression de la tolérance traditionnelle – réelle ou imaginaire - dont les Albanais sont si fiers, à juste titre ? ou, au contraire : un état de mysticisme incertain où manque « le lien direct entre l’identité communautaire et le sentiment religieux personnel d’un individu » ? Sommes-nous dans « un fonds religieux commun dans laquelle les cultes religieux se rejoignent et où les contours des identités religieuses s’effacent » ou plutôt dans une croyance banale où la trivialité du quotidien remplace l’élévation spirituelle à travers la prière ?
A travers le filtre instrumentaliste « nationaliste », on peut déduire intuitivement que cela n’est que l’effet d’une islamisation peu profonde effectuée sur une population au sein de laquelle les croyances chrétiennes antérieures hésitaient à choisir entre le catholicisme et l’orthodoxie. Si l’on ajoute également l’effet déstabilisant du Bektashisme qui puisait ses racines dans les superstitions païennes afin de réunir ses adeptes autour d’une hérésie, on ne doit pas être très loin d’une nouvelle « exception albanaise ». Exception ou pas, ces identités religieuses interagissent et s’expriment en étroite relation avec d’autres éléments tout aussi essentiels de nature ethnolinguistique, culturelle, voire régionale. On n’ose même pas imaginer le résultat d’une telle superposition de facteurs, agissant sur une telle variation de groupements humains fragmentés. Ce qui semble être un prédicat interne de la nation albanaise est justement cette façon authentique de trouver l’équilibre à travers l’instabilité, de créer l’ordre par le désordre. Il semble également qu’il préfère plutôt évoluer dans son état naturel isentropique que de se plier à l’autorité artificielle de la Providence. Devant de tels esprits « insensibles » et peu malléables, les religions s’émoussent ; elles perdent leur splendeur, leur attrait mystérieux, leur pouvoir occulte ainsi que leur agressivité caractéristique. Elles deviennent un fertilisant quelconque du terroir culturel communautaire. Il importe peu que les gens se perdent dans ce dédale de dogmes incomplets et de communautés morcelées, pourvu que cet enchantement envers ce monde unique perdure. Or, l’ennui est qu’ils sont entourés d’un monde extérieur qui tourne sur des principes différents des leurs. Ce peuple qui se croit descendre des Dieux, sinon des Pélasges et par conséquent, aussi divins qu’eux, s’est toujours trouvé face à une énigme inextricable, s’est toujours heurté à un mur d’incompréhension : Tandis qu’ils disposent de tels moyens humains, capables d’envahir les Balkans, de reconstituer des États mourants ou encore de remettre sur pied des Empires, ils demeurent impuissants face à l’appétit des voisins insatiables. Tandis qu’ils exportent des Hommes illustres au monde entier, il n’y a que les dictateurs qui leur réussissent. Tandis qu’à priori, ils sont les meilleurs combattants du monde, tous les agresseurs rentrent chez eux comme dans un moulin. Tandis que le monde environnant n’arête pas de s’agrandir, leur espace vital diminue sans cesse. Pourquoi Dieu est-il si injuste avec eux ? . Peut être parce que, à force de « jeter une poignée d’encens dans chaque autel de tous les Dieux qu’il a entendu parler », ils ne sont entendus par personne. Ne serait-il plus judicieux de choisir un seul, le meilleur ? L’idée n’est pas neuve. Elle est née à cette époque lointaine de la « Renaissance Nationale », fruit du talent de Pashko Vasa, mieux connu sous Vaso Pasha – un homme de lettres et de politique, originaire de Shkodër. Son quatrain, désormais fameux, devient tout un programme : « Lève-toi l’Albanais, sors de ta torpeur ; Autour d’une besa serrez-vous, tous frères ; N’admirez pas églises et mosquées : La foi des Albanais demeure l’albanité !” Voici le Dieu qui leur a manqué : l’albanité, un idéal national qui réside hors les particularités multiples, voire religieuses. - L’albanité veut ainsi dire transcender les religions actuelles - voici le sens direct d’interprétation de cet appel, lancé en ce lointain 1878. Sous cette bannière, quelques représentants des leurs élites se sont réunis autour du projet de la Nation albanaise. Il est symptomatique qu’aujourd’hui, l’appel initial de Vasa continue à être interprété comme « non religieux mais pas antireligieux, un principe politique, qui visait l’union des Albanais au-delà de leurs appartenances religieuses », comme un effort pour « laïciser la conscience nationale » (note 8) qui pouvait heurter même les institutions ecclésiastiques – vu leur tendance à servir les intérêts des étrangers. - Parallèlement à l’effort vasian de « laïcisation de la conscience religieuse », une poignée d’albanistes de l’époque préparatoire de l’indépendance a toujours été de l’avis que l’essence de l’albanité ne résidait pas dans « la dénonciation de l’altérité religieuse et encore moins dans condamnation de la religion en tant que telle ». Il s’agissait plutôt de contrer l’utilisation de la religion « en tant qu’instrument de division par des hiérarchies ecclésiastiques non nationales » (note 9). Ce sens généraliste de l’albanité trouve son écho dans l’activisme de quelques figures illustres du Mouvement National qui soulignaient consciemment - ou qui sentaient inconsciemment – que la foi religieuse demeurait un élément de première main de la construction de l’identité nationale et que, l’opposition à la réalité multiconfessionnelle pourrait produire l’image d’un Albanais « agnostique », voire « athée ». Dans le sillage de cette mouvance, Naim Frashëri lançait un appel aux responsables bektashi pour qu’ils s’investissent activement à l’albanisme car selon lui, le bektashisme demeurait l’expression de la croyance au « Dieu véritable ». Au-delà de toute conception politique, l’instrumentalisation nationaliste de la religion trouvait sa place à l’intérieur de son large sphère spirituelle.. - L’autre sens – l’indirect - est celui qui a germé après la création de l’État indépendant : l’albanité veut dire nationaliser les religions. Ce projet a touché tour à tour les musulmans sunnites, les Bektashis ou encore les Orthodoxes qui sous l’optique patriotique coupèrent leurs liens avec leurs centres respectifs, pour trouver un statut autocéphale. Le résultat dépasse les commentaires : les sunnites ont perdu à la fois les subsides et ressourcement dans le dogme : les Bektashis se sont déclarés le « centre de l’univers » tandis que les orthodoxes ont du déambuler durant des années pour réunir les trois malheureux membres de leur Saint Synode. Cela a, certes, renforcé l’autorité d’un roi laïque comme Zog Ier dans son rôle de protecteur des religions, aggravant entre temps le dilemme identitaire. - Un quatrième sens – l’apocryphe – était celui adapté par les autorités communistes : l’albanité veut dire supprimer les religions au nom d’une cause, qui dans son ultime but peut être assimilé à l’idéal national. Les résultats d’un tel projet furent immédiates : l’irréductible clergé catholique fut exterminé, le malléable clergé sunnite fut réduit au silence et absorbé, le plaisant clergé orthodoxe fut utilisé puis écarté, l’original clergé Bektashi fut d’abord félicité puis remercié. Tous – curés, papas, hoxhas, babas – perdirent tour à tour leurs croix et croissants, leurs barbes, leurs soutanes, leurs couvre-chefs et enfin leurs têtes ; le pays perdit ses monuments de culture ; les croyants leurs lieu de culte ; les gens simples leurs repères. Plus qu’un désastre, ce fut un cataclysme, un déluge tel que Noé à vécu à son temps. Sauf, que le nouveau Noé n’avait rien à mettre dans son arche car tout avait péri entre-temps, y compris l’albanité nouvelle.
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- Un dernier sens - le contresens – est né dans nous jours. Selon ce dernier, l’albanité ne peut être conçue qu’à travers une option unique : choisir la véritable Religion, celle qui rapprocherait les Albanais au monde actuel. Parmi les multiples représentants des divers courants de cette pensée philosophique, deux d’entre eux sortent du lot, proposant des issues totalement différents, voire antagonistes. Le premier, Ismail Kadare, appartient à la catégorie des « occidentalistes » qui rejettent l’Islam ainsi que le passé ottoman du pays, au nom de la modernité et des valeurs européennes (note 10). Le second, Abdi Baleta, s’érige en représentant du courant « islamo-nationaliste ». Il soutient l’idée d’un retour sans concessions à l’Islam – à ce générateur de la conscience collective - au nom du salut de la Nation albanaise qui a été façonné, élevé, voire préservé par les Ottomans. D’ailleurs, c’est à travers l’Islam en tant que vecteur commun que « l’unité nationale albanaise ou l’unité de l’Albanie ethnique divisée » puisse être retrouvée.
Qui des deux détient la clé de l’avenir ? Probablement aucun. Ce n’est pas en faisant des rêves prémonitoires de genre : « .. que mon peuple ait accepté enfin la religion catholique de ses aïeuls et que mon pays ait choisi de joindre son destin : celui de la communauté des pays civilisés et chrétiens de l’Europe.. » que « l’image mutilé » de l’Albanie acquiert une chance supplémentaire d’être refaite à neuf. Ce n’est pas non plus, en s’accrochant à une certaine conception du passé désormais révolue, qu’on puisse arriver à épanouir les aspirations légitimes de ces musulmans à la recherche des « paradis perdus ». Faut-il pour autant accepter un nouveau pari, celui prôné par la nouvelle intelligentsia, qui fait appel au dynamisme humain des Gegs et des Kosovars musulmans, dopé par une culture geg qui puise ses racines dans l’héritage catholique (note 11) ? Que faire alors de cette Nation multiconfessionnelle, de cette richesse dont tous les héritiers se sont disputés les faveurs, avant de demander le du qui est le leur ? Que faire également de la croyance de tout en chacun, de cette valeur universelle, de ce droit inaliénable de l’individu - défini comme tel dans toutes les Chartes du monde ? Mais enfin : qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Le sens du débat actuel est clair, quoique les questions soient aussi veilles que l’humanité. Soulevant de telles questions essentielles, sommes-nous en train de convaincre nous-mêmes ou, en revanche, essayons-nous d’ouvrir les yeux à ceux qui sont censés nous accueillir un jour ? Un peu les deux à la fois car, quelque part, on nourrit l’espoir secret que plus on est solidaire, mieux on peut convaincre. . Avouons-le, si le spectre d’une Turquie musulmane, bientôt membre de la Communauté
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européenne, effraie la plupart des cercles chrétiens d’Europe, le refus poli mais ferme, prononcé jusqu’à présent par les Vingt-Cinq pays unis, terrifie et affole l’Albanie. Débarrassons-nous alors de la Turquie et à l’occasion, de quelques siècles de notre passé ! Pourquoi alors, ces Albanais – si connus pour leur opportunisme en matière de religion – n’entameraient-ils pas le chemin de croix à l’envers : se convertir massivement en chrétiens, catholiques si possible, afin d’être acceptés, voire intégrés en Europe ? Tant que la Grèce régularise quelques anonymes, devenus entre temps orthodoxes ne serait-ce que pour accélérer ce processus ; tant que l’Église catholique ouvre ses portes à quelques « brebis galeuses », venant du monde politique, pourquoi l’Europe unie n’accueillerait-elle pas tout un peuple qui, illuminé subitement au vue de la grande porte, s’est converti en masse et dans la joie, aux bords de l’Adriatique ?
Ces scénarios, faits pour les candides, ne réussissent pas à faire l’unanimité à l’intérieur de l’espace albanais. Établissant de nouvelles catégories imaginaires, tels que « l’identité européenne des Albanais (note 12) », ils ne font que soulever les contradictions et attiser les passions autour du thème de l’identité nationale – absente depuis un moment sur la place publique. Avec l’Europe désormais en vue, il est légitime de souligner que « nous appartenons à l’Europe » - comme Kadare le fait. Sauf que, ce cri de cœur si lapidaire soit-il ne supprime pas l’envie à poser la véritable question : « est-ce que l’Europe veut de nous ? ». Chacun peut constater – et les hommes politiques d’abord – que l’optimisme de Bruxelles paraît circonspect à plusieurs titres. Ils suffit de suivre l’actualité et d’observer la façon dont les pays balkaniques tels que la Bulgarie ou la Roumanie ont été intégrés. Entre temps, ni les Européens ne semblent être assurés sur leur propre avenir ni les États membres ne semblent enthousiastes à faire d’autres sacrifices financiers. L’horizon 2015 voire 2020 paraît toujours plus possible que certain. Cela laisse au moins le temps nécessaire d’approfondir cette question de l’identité albanaise qui, si l’on croit les spécialistes (note 13), demeure largement dépendant d’une connaissance défaillante du passé des Albanais et de leur psychologie.Toutefois, avant de commencer leur éprouvante aggiornamento, les Albanais ont intérêt à savoir d’avance que représente-t-elle l’identité européenne des européens. --------------------- 1) La comparaison avec les Bosniaques s’impose surtout pour des raisons historiques, malgré le fait que l’appartenance confessionnelle de ces derniers est fondamentalement différente de celle des Albanais. En 1879, les musulmans bosniaques constituaient seulement 38.7% de la population totale, le reste étant des chrétiens orthodoxes et catholiques – respectivement 42.9% et 18.1%. En 1921, le nombre des musulmans décroît d’avantage et il représente que 31% de la population. Seulement en 1971, les musulmans deviennent majoritaires en Bosnie-Herzégovine - (39.6%), devant les serbes (37.2%) et les croates (20.6%), et en 1991, à la veille de l’indépendance, les musulmans constituaient 43.7% de la population de la république. Voir : Xavier BOUGAREL - Bosnie, Anatomie d’un conflit. Paris, 1996. 2) Installées au pays à l’époque de la haute conquête ottomane, les confréries mystiques font désormais partie intégrante du décor local. Sans aucun doute, les Bektashis constituent le courant le plus populaire et l’un des plus influents. Ils sont suivis de près par les Halveti, les Kadiri, les Mevlevi, les Saadi, les Rifai et autres Celveti, tous considérés comme des composantes de la famille Alevian ou Alevi. Selon les spécialistes, du point de vue doctrinal, « le Bektashizme représente un Islam hétérodoxe, un système éclectique et syncrétique hétérogène et souvent incohérent – un conglomérat d’ésotérisme musulman, des croyances indigènes d’Anatolie et d’Iran avec l’infiltration de diverses formes schismatiques chrétiennes ainsi que des idées philosophiques soufi ». Si l’on rajoute également « plusieurs influences, croyances et traditions populaires balkaniques de l’époque pré-ottomane » ainsi que « des pratiques turco-shamanistes, des éléments provenant des systèmes mystiques proto-turques, des préceptes de l’orthodoxie Shiite et d’autres principes de l’extrémisme religieux », on comprend mieux pourquoi la définition du Bektashizme demeure encore problématique.Frappés d’interdiction par le Sultan Mahmoud IInd suite à l’extermination des Janissaires en 1826, les Bektashis ont pu survivre en Albanie, se rattachant au courant traditionnel sunni. Plusieurs figures marquées de l’histoire du pays sont issues de ce milieu fécond, parmi lesquelles se distinguent les frères Frashëri. Voir sur le sujet : Rajwantee LAKSHMAN-LEPAIN - Bektashis of Albania, Minorities in Southeast Europe, Center for Documentation and Information on Minorities in Europe - Southeast Europe (CEDIME-SE), septembre 2000. (3) Selon le recensement effectué par les Italiens, le pays comptait 1.128.143 habitants. De ce nombre étaient les 779.417 musulmans y compris les Bektashis, soit 69% de la population totale, les 232.320 orthodoxes, soit 21%, et enfin les 116.259 catholiques, soit 10%. Voir sur le sujet : Robert ELSIE – Islam and the Dervish orders of Albania : un Introduction to their history, development and their current situation. Dans; www. Elsie.de/Dr Robert Elsie. Le décompte présenté par Odile Daniel, provient également de cette époque et représente des chiffres similaires avec le précédents: 763.723 musulmans (68.9% de la population totale), dont 599.524 sunnites (54.2%) et 164.199 membres des sectes mystiques (14.8%), 229.080 orthodoxes (20.7%) et 113.897 catholiques (10.3%). Voir : Odile DANIEL – Nationalité et religion en Albanie, L’Autre Europe, n° 21-22, 1989. (4) Quant à a la géographie religieuse des Albanais, voir: Jean – Arnault DERENS – Christianisme et identité albanaise, Religioscope, Études et analyses nr. 12, mai 2007. Dans : http://religion.info/ 5) Rajwantee LAKSHMAN-LEPAIN – Albanie, les enjeux de la réislamisation, dans : Xavier BOUGAREL et Nathalie CLAYER (sous la dir.) – Le Nouvel Islam balkanique, les musulmans, acteurs du post-communisme 1990 – 2000, Édition Maisonneuve & Larousse, Paris, 2001. 6) Rajwantee LAKSHMAN-LEPAIN – Albanie, les enjeux de la réislamisation, dans : Xavier BOUGAREL et Nathalie CLAYER (sous la dir.) – ibid. cité. 7) Lady Montagu, l’épouse de l’ambassadeur de Sa Majesté la Reine d’Angleterre à Constantinople (1717, écrit à ce sujet : « Ces gens qui vivent entre chrétiens et mahométans et qui ne sont pas versés en controverse, se déclarent absolument incapables de juger quelle est la meilleure religion ; mais, pour être certains de ne pas rejeter entièrement la vérité, avec une très grande prudence, ils observent les deux et vont à la mosquée le vendredi et à l'église le dimanche .. ». Voir : Mary WORTLEY MONTAGU - Letters and Works éd. Lord Wharncliffe Philadelphia 1837 ; cité dans : Faik KONICA - Shqipëria: kopshti shkëmbor i Evropës juglindore (l’Albanie, jardin montagneux du sud-est de l’Europe) : dans Œuvres, Tirana 1993.Mieux encore, Hughes écrit ceci : « le musulman albanais souvent prend pour épouse une chrétienne. Il amène ses fils à la mosquée et il permet à ses filles d’aller à l’église avec leur mère. Lui-même va d’un temple à l’autre sans gène ». Voir : T.S. HUGHES - Travels in Greece and Albania, London 1830, 2 éd., vol 2 ; également cité dans : Faik KONICA - Shqipëria: kopshti shkëmbor i Evropës juglindore (l’Albanie, jardin montagneux du sud-est de l’Europe) : dans Œuvres, Tirana 1993. 8) Kolektiv autorësh (Instituti i Historisë - Akademia e Shkencave të Shqipërisë) - Historia e Popullit Shqiptar v.I e II , Bot.. Toena, Tiranë, 1994 - 2002. 9) A l'appui de cette idée, entre autres Clayer cite Mgr Fan Noli. Ce dernier, en une tribune éditée par le journal "Kombi" en 1938, s'exprime suir le fait religieux et sotient la thèse que si les divisions religieuses ont créé une division ethnique entre Albanais, cela est l'oeuvre de la plus haute hiérarchie ecclésiastique "étrangère" qui avait transformé la division religieuse en contradiction politique, plus particulièrment entre les chrétiens orthodoxes et les musulmans. Ainsi, Noli venait au conclusion que ce n'étaient pas les religions qu'il fallait changer - d'autant plus que cela ne peut être imposé à la population - mais les ecclésiastiques, les serviteurs du culte car ces derniers étaient devenus des instruments des ennemis politiques de la nation. Voir: Nathalie CLAYER – Aux origines du nationalisme albanais : la naissance d’une nation majoritairement musulmane en Europe. Éd. Carthala, Paris 2007. 10) Elle est déjà connu l’opinion de l’écrivain qui épingle l’Islam comme « l’un des deux plus lourds malheurs qui ont frappé le peuple albanais, l’autre étant le communisme ». Il a récidivé de nouveau avec ses opinions qui qualifient le catholicisme comme « la première religion des Albanais », rajoutant également que « les orthodoxes ne sont que des catholiques convertis durant la scission de l’Église chrétienne ».. 11) L’image est donné par Vehbiu dans : Ardian VEHBIU - Standard Albanian and the Gheg Renaissance: A Sociolinguistic Perspective, Dans : International Journal of Albanian Studies (IJAS), vol 1, issue 1, fall 1997, N Y. Il est ensuite repris et analysé par Clayer dans : Nathalie CLAYER - Islam et Identité Nationale dans l’Espace albanais (Albanie, Macédoine, Kosovo) 1989-1998, Archives de Sciences Sociales des Religions 115, Juillet - Septembre 2001. 12) Il s’agit d’un débat, dominé par la polémique entre I. Kadare et R. Qosja après la publication de leurs dernières œuvres respectives « Identiteti Evropian i Shqiptarëve - sprovë (l’Identité Européenne des Albanais – un essai) » et « Ideologjia e Shpërbërjes (l’Idéologie de la fission) ». Comme les titres laissent apparaître, l’objet de la polémique est l’influence des cultures européennes et ottomanes sur l’identité des Albanais actuels. 13) Rajwantee LAKSHMAN-LEPAIN – L’Albanie : une nation encore à inventer ?, dans: DE WAELE J.-M. & GJELOSHAJ K. (sous la dir.) - De la question albanaise au Kosovo, Éd. Complexe, 1999.

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