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Taxis d’Egypte et de Palestine

Publié le 10 novembre 2008 par Gonzo

Ici, grâce à Dieu, on a les meilleurs chauffeurs du monde, les plus balèses ! Capables de défier la terre entière et l’humanité avec ! Où y en a des chauffeurs qui conduisent leur bagnole dans un tel souk, à touche-touche à quelques centimètres près ? Où il y en a qui peuvent travailler plus de 18 heures par jour pour gagner leur vie et faire vivre leur famille ? Où sont les chauffeurs avec des charrettes qui seraient périmées depuis longtemps dans les pays d’en haut [= les pays développés] ? Eh ben,  au Caire !

Ce dialogue entre un chauffeur de taxi cairote et sa cliente journaliste au Hayat appartiendra peut-être bientôt au passé. En effet, les ministères de l’Economie et de l’Environnement - si, cela existe en Egypte ! - ont récemment décidé que les taxis de plus de vingt ans ne rouleraient plus, et que les nouvelles licences ne seraient pas accordées à des véhicules de plus de dix ans. A terme, les inusables Nasr 1300 (une variante locale de la Fiat) vont donc disparaître, précipitant dans le même sort des bataillons de osta bil-fitra comme se décrit lui-même ce chauffeur, ces  « taxi-nés » qui pratiquaient le métier à l’ancienne…

Disparition de tout un patrimoine humain aussi, comme le dit Khaled Al Khamissi, journaliste et metteur en scène de 45 ans devenu auteur à succès depuis la publication de Taxi au tout début de l’année 2007. Ecrits en arabe égyptien, ce qui n’est pas si fréquent dans la littérature de fiction, les 58 chapitres de ce petit livre relatent autant de rencontres avec quelques-uns de ces chauffeurs. Avec ces 100 000 exemplaires vendus aujourd’hui, une très belle réussite pour ce type de texte sur le marché arabe, il y a aujourd’hui sans doute autant d’exemplaires du livre en circulation qu’il y a de taxis dans la capitale arabe (entre 80 000 et 150 000 selon les sources, et Allahu a’lam, Dieu seul en connaît sans doute le chiffre exact !)

Pour l’auteur (voir son site en anglais), interviewé par Alif, un site francophone animé par deux journalistes sur place), ce succès n’est pas aussi étonnant qu’il y paraît ; il confirme à la fois le renouveau culturel et politique que semble connaître le pays depuis un ou deux ans (cliquez sur la rubrique « Egypte » de ce site pour le vérifier !), et « l’échec du président Moubarak à donner espoir aux gens (…) [qui ] ont la tête sous l’eau, sans même une paille pour respirer ou espérer ». Taxi est déjà traduit en anglais et en italien, et la version française est attendue chez Actes Sud/Sindbad.

Moins connu en Europe que des cinéastes tels que Michel Khleifi (Noce en Galilée) et surtout Elia Suleiman depuis Intervention divine, Rashid  Masharawi (رشيد المشهراوي) vient de réaliser L’anniversaire de Layla. Ce cinéaste autodidacte né près de Gaza en 1962, dont plusieurs films, à commencer par Ticket to Jerusalem (2002) ont déjà été remarqués, a choisi lui aussi de prendre un taxi comme fil conducteur (et scène principale) de son dernier long métrage, une coproduction palestino-tuniso-hollandaise.

Mohamed Bakri, le plus célèbre acteur palestinien sans doute, incarne le personnage principal, Abou Layla, un juge qui, après une dizaine d’années passées à l’étranger rentre en Palestine. Trop occupée à s’installer dans leurs meubles - l’image est à prendre au pied de la lettre - les différents responsables palestiniens n’ont aucun poste à lui proposer et il finit par travailler comme… chauffeur de taxi, avec la voiture de son beau-frère (une réalité plus qu’ordinaire dans des sociétés arabes où le diplôme n’est plus depuis la garantie d’un emploi).

Fidèle à l’image qu’il se fait du droit et de la justice, l’ex-juge devenu taxi passe sa journée à lutter inlassablement contre l’anarchie dans laquelle vit une société poussée à bout par l’occupation israélienne. Il s’ensuit une série de scènes savoureuses où Abou Layla croit pouvoir faire régner dans son espace de travail une loi qui n’existe plus en obligeant ses passagers à boucler leur ceinture de sécurité, en apposant un autocollant pour interdire non pas de fumer mais de porter des armes… Autant d’épisodes tragicomiques qui en disent long naturellement sur ce qu’est devenue la Palestine des Territoires occupés entre le policier qui arrête le véhicule pour s’enquérir sur son prix, le couple d’amoureux qui n’ont d’autre lieu pour se retrouver que la banquette arrière et, pour finir, l’attaque israélienne qui transforme le taxi en ambulance…

Le combat solitaire et quelque peu donquichottesque du petit juge finit bien : après cette « journée ordinaire », comme il le dit à sa femme, il arrive à temps chez lui avec les cadeaux de circonstance pour sa petite fille…

En attachant leur regard à ce bouillon de culture publique qu’est le taxi (meilleur marché, éventuellement collectif, et bien plus populaire qu’en Europe), les écrivains et cinéastes du monde arabe restent fidèles à ces grandes orientations qui font que les créateurs de cette région peuvent difficilement rester insensibles aux réalités extérieures, et tout particulièrement à un contexte politique dont ils sont en quelque sorte tenus d’être les observateurs attentifs.

Cependant, les règles du jeu ont beaucoup évolué durant les dernières décennies à l’image d’un cinéma palestinien trop souvent réduit à ses débuts à n’être que l’expression étriquée d’une vision collective et qui privilégie désormais les destinées singulières - comme on peut s’en rendre compte d’ailleurs en observant l’affiche d’Intervention divine qui met en vis-à-vis en quelque sorte l’icône souriante du dirigeant politique et le visage anonyme et dubitatif du héros (par ailleurs metteur en scène du film).

Et c’est sans doute parce qu’ils s’éloignent des « grands récits » idéologiques pour se mettre au service des mille et une petites histoires du quotidien que les artistes arabes demeurent les observateurs si pertinents du politique !

La bande-annonce de L’anniversaire de Layla, le film de Rashid Masharawi :


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