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"Main basse sur la ville" ("Le Mani sulla città") : troublante actualité...

Par Vierasouto


« … j’ai toujours cru en la fonction du cinéma en tant que dénonciateur et témoin de la réalité… » (Francesco Rosi)

Rosi n’a jamais été imité, pourquoi, on peut se le demander… à moins qu’il ne soit inimitable… "Main Basse sur la ville" ("Le Mani sulla città") est un film choc, un coup de poing dans l’estomac de la première à la dernière image, du cinéma politique réaliste au quotidien comme il n’en existe pas d’autre, d’une modernité étonnante. Cependant, le film dérange, aujourd’hui comme hier, empreint d’une brûlante et troublante actualité…

Rosi, napolitain d’origine, émigré à Rome comme nombre de ses compatriotes, revient au pays et décide d’écrire un scénario avec Rafaele La Capria, son ami d’enfance, pour rendre compte de la dégringolade et de la corruption de Naples, leur ville. Passant devant un immeuble démoli, les deux complices imaginent une histoire dramatique qui se vérifiera, par hasard, a posteriori… C’est ce qu’il raconte dans le supplément du DVD collector dans une conversation à trois avec Michel Ciment et Rafael La Capria. Rosi conclura le débat d’une réflexion touchante : chaque fois qu’il rentre chez lui à Rome, il se demande pourquoi il ne rentre pas à Naples…

Le scénario du film.

Dans le quartier populaire de Vico Santa Andrea, une opération immobilière fait sauter un bâtiment en ruines provoquant l’effondrement de l’immeuble voisin et la mort d’un enfant. Les ruelles en pente de Naples, avec le linge suspendu dans les rues et les paniers qu’on monte avec une ficelle à l’étage, la surpopulation et les conversations bruyantes, sont filmés avec réalisme, la pauvreté prenant le pas sur le charme pittoresque des vieux quartiers. Tous ces napolitains habitent depuis toujours dans des immeubles bancals et insalubres résistant rarement aux chocs de la démolition d’une bâtisse mitoyenne. Ce sera d’ailleurs le sujet de l’enquête : Y avait-il un mur mitoyen entre l’immeuble détruit volontairement et celui effondré accidentellement ?

Après l’accident, au conseil municipal, l’ambiance n’est guère plus apaisée que dans les rues de Naples. Le maire et son parti majoritaire de droite, qui se voient imposer une commission d’enquête par le conseiller communiste, se débrouillent pour s’en attribuer l’initiative et limiter l’enquête au minimum… Passant dans les différents services de la mairie, nul ne peut répondre à la commission d’enquête sur l’affaire de l’existence d’un mur mitoyen ; au service du cadastre, on rétorque que deux murs contigus ayant sur un plan la taille de la plume du stylo de l’employé de la mairie, soit 1 millimètre, un mur mitoyen en faisant la moitié sur l’échelle théorique, on ne saura jamais…

© Editions Montparnasse  


Car ce qui agite la mairie n’est nullement le drame du quartier Vico Santa Andrea … mais les prochaines élections… Le conseiller Eduardo Nottola (Rod Steiger), riche promoteur immobilier, propriétaire de la société Bellavista, en charge de la construction des immeubles de la ville avec complicité ou connivence des services de la mairie, est sur la sellette. Les premières images du film montrent une réunion de notables, dont Nottola, palabrant sur des terrains vagues agricoles au nord de la ville, se frottant les mains à la perspective de s’en mettre plein les poches après que la mairie aura autorisé la viabilisation du terrain, multipliant ainsi leur prix par dix « de l’or sous nos pieds », comme ils disent.

« … Main basse sur la ville partait de l’énonciation d’un théorème : un mètre carré de terrain agricole situé à la périphérie d’une grande ville voit sa valeur augmenter de façon démesurée s’il devient constructible… » (entretien avec FR, extrait)

Dans ce panier de crabes, deux hommes figurent l’espoir : le conseiller communiste De Sica et le conseiller chef parti centriste, le docteur Balsamo, qui voit arriver trop souvent dans son service hospitalier des enfants éclopés en provenance des quartiers pauvres. Si la mairie supporte stoïquement les harangues de De Sica dont elle n’espère rien, en revanche, elle ménage l’alliance possible avec le centre et le docteur Balsamo. Certains conseillers redoutant de figurer sur une liste électorale aux côtés d’un Nottola, les complots et les conciliabules vont bon train… Comment mettre Nottola sur la touche pour éviter le scandale et ne pas perdre la mairie tout en conservant de juteuses relations d’affaires avec lui?

Sur le film.

Créateur du film-enquête, F. Rosi invente un cinéma où, bien que le récit se déroule souvent dans l’ordre chronologique, ce ne sont pas tant les faits qui importent mais leur signification. Il ne s’agit pas d’un cinéma documentaire, contrairement à ce qu’on a voulu dire, mais d’un cinéma hyperdocumenté !

« …dénoncer signifiait avant tout connaître les faits et les hommes, puis provoquer un débat qui rétablisse dignité, force morale et crédibilité là où elles avaient été perdues… »

Ce film est absolument captivant de bout en bout, traité un peu comme un polar, bien qu’on connaisse le résultat de l’enquête dès le départ, contrairement à d’autres films de Francesco Rosi où les enquêtes ne sont résolues ("Salvatore Giuliano") ou pas () qu’à la fin du récit. Le suspense se trouve au cœur des hommes, de leur comportement et de leur degré de corruption, jusqu’où va-t-on agir et laisser faire pour le profit ?

« … montrer que la tolérance, si elle n’était pas un crime en soi, pouvait en devenir un… » (entretien avec FR, extrait)

Démarrant avec des vues d’avion balayant les hauteurs des buildings et l’ensemble de la ville de Naples nouvellement construite (ou vues du large, de loin), sur une musique un peu James Bond années 60, les loopings et les mouvements de caméra donnent vraiment la sensation menaçante que des vautours vont plonger du ciel et faire main basse sur la ville… Le son réel amplifié immerge immédiatement le spectateur dans la cohue des riverains qui hurlent en fuyant leur immeuble en train de s’effondrer, dans les protestations et les lamenti des autochtones, sur fond de bruit insupportable des machines du bâtiment, dans les disputes et le brouhaha incessant du conseil municipal. Mouvement, action, vitesse, vitalité, révolte, son réel et réalisme, le cinéma de Rosi est terriblement moderne, intemporel, tant sur la forme que sur le fond. "Main basse sur la ville" est un film combattant, révoltant et revigorant où chacun trouvera malheureusement un écho dans l’actualité mais aussi une petite note d’espoir!

« … aujourd’hui, le cinéma ambitieux de la provocation, des idées, des projets moraux, souffre : la culture de la consommation et l’indifférence aux valeurs qui lui sont liées en conditionnent la liberté et le goût du risque, sans lesquelles le cinéma meurt… » (entretien avec FR, extrait)

Lire aussi la rencontre avec Francesco Rosi après la projection de "L'Affaire Mattei" (juillet 2007)...



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