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:: “La grève Renault d’avril-mai 1947″ de Pierre Bois (2)

Par Louis

Suite du texte de Pierre Bois sur la grève aux usines Renault en 1947.

La grève est déclenchée

Vendredi 25 avril, les premiers ouvriers qui arrivent à 6 h 15 pour commencer à 6 h 30 trouvent un piquet à la porte qui distribue un tract très court. Ce n'est pas un tract ordinaire. C'est un ordre du Comité de grève. Ordre donné au nom des travailleurs qui ont mandaté le Comité :

ORDRE DE GREVE

Le Comité de Grève, composé des camarades :

Quatrain Bois Merlin Lévêque = atelier 31

Vayer = magasin

Shartmann Lopez = atelier 30

Alvarez = atelier 101

Faynsilberg = atelier 317

Delaunoy Gadion = atelier 236

élu démocratiquement à la majorité des ouvriers à la réunion générale du 23 avril 1947 et mandaté pour engager la bataille des Ift francs lance le mot d'ordre de grève aux ouvriers des départements 6 et 18 pour le VENDREDI 25 AVRIL à 6 h 30 du matin. La revendication présentée est :

1°) 10 francs d'augmentation de l'heure sur le taux de base.

2°) Paiement des heures de grève.

Le Comité de Grève met en garde les ouvriers contre certains élé­ments défaitistes qui n'hésitent pas à affirmer à l'avance que nous serons battus. Ces gens ont une telle peur de NOTRE VICTOIRE qu'ils ont déjà tenté des manœuvres policières de mouchardage pour sabrer l'autorité des membres du Comité.

Le Comité de Grève invite les ouvriers en grève à se conformer strictement aux directives qui leur seront données.

Dans le combat que nous engageons, chaque ouvrier aura une tâche précise à remplir. Nous devons être disciplinés et résolus. Ce que chacun fait TOUS les jours pour le patron, nous! devons être capables de le faire pour nous-mêmes. La victoire est à ce prix.

TOUS UNIS DANS L'ACTION, ET NOUS ARRACHERONS NOS LEGITIMES REVENDICATIONS.

Le 25-4-47.

Le Comité de Grève.

Les ouvriers arrivent, lisent l'ordre de grève. La plupart restent habil­lés et attendent l'arrivée des ouvriers de la « normale » à 7 h 1/2, puis l'heure du meeting à 8 heures. Quelques-uns sont sceptiques, il leur est difficile de se débarrasser de leurs habitudes. Ils vont au vestiaire, enfilent leur « bleu », lentement se dirigent vers leur machine.

Fin avril, à 6 h 30, il ne fait pas encore très clair. Ils actionnent l'in­terrupteur. Tiens ! pas de lumière ! Ils appuient sur le bouton de mise en marche de leur machine. Rien. Cette fois, on dirait bien que c'est la grève.

Ceux qui y ont cru dès le départ et ne se sont pas déshabillés vien­nent les regarder. Ils sourient d'un air narquois. « Alors, tu n'a pas lu le tract, tu ne sais pas que c'est la grève. Tu ferais mieux d'aller te rhabiller, le courant n'est pas près de revenir. Regarde un peu ! » En effet, au fond de l'atelier, là où se trouve un transformateur sur lequel on lit : « courant 5.000 volts danger », les grilles de sécurité ont été enlevées, la manivelle est abaissée, le courant coupé et un piquet d'une dizaine de grévistes monte la garde.

A un moment donné, un chef qui vient d'arriver n'en croit pas ses yeux, il s'approche du piquet : « Vous avez coupé le courant, il faut le remettre tout de suite, il y a des appareils de sécurité qui ne peuvent fonctionner sans courant ; vous risquez de tout faire sauter. » Imperturbable, un membre des piquets de grève lui rétorque : « T'en fais pas, papa, on a pris nos précautions et si tu as la trouille tu n'as qu'à retourner dans les toiles retrouver bobonne. » A la porte, les piquets de grève distribuent l'ordre de grève à tous les ouvriers qui arrivent. La plupart gagnent le terre-plein où ils sont invités au meeting. Quelques-uns, trop heureux de voir que « ça marche », retournent arroser ça au bistrot qui est à l'entrée des ateliers.

A 8 heures, le meeting commence dans le hall. P. Bois rappelle les raisons de cette grève. Il explique aux grévistes les raisons qui ont amené le Comité de grève à déclencher la grève ce vendredi : « Maintenant l'action est engagée. Elle ira jusqu'au bout. » II demande une dernière fois aux ouvriers de confirmer leur choix et de s'engager. « Si nous sommes des mauviettes, il est encore temps de reculer. Sinon, en avant ! »

Pour ce dernier vote, P. Bois demande aux ouvriers du Département qui sont pour la grève de se placer sur sa gauche. La grande masse des travailleurs prend place à gauche. Ceux qui sont contre à droite. Les délégués et quelques membres du P.C. se retrouvent seuls à droite. Les abstentions au fond de l'assistance.' L'ensemble des blouses blanches et quelques blouses grises gagnent le fond. Le vote est acquis. La grève est effective.

Le secrétaire général du syndicat, Plaisance, qui est venu assister au meeting, demande alors la parole. Il n'approuve pas cette grève mais en tant que militant responsable de la C.G.T. il a assisté au vote (sourires de l'assemblée) et il s'incline devant les décisions des travailleurs, des 10 francs sur le taux de base. Plaisance, le secrétaire de la C.G.T., et quelques délégués se joignent à elle. Plaisance, le secrétaire de la C.G.T., et quelques délégués se joignent à elle. Les membres de la délégation, des ouvriers du secteur Collas, sont ahuris de voir avec quelle aisance les « responsables » syndicaux se dépla­cent dans les bureaux, sourient aux grands caïds, leur serrent la main. Vraiment ils sont bien de la maison. Mais, malgré leur connaissance des lieux et des personnes, quand la délégation arrive devant le bureau du président-directeur général Lefau-cheux, il n' y a personne pour la recevoir. M. Lefaucheux est, paraît-il, au Cameroun. Nous sommes reçus par le directeur du personnel et quelques autres grands « pontes » qui ne peuvent rien faire sans M. Lefaucheux. L'entrevue est vite terminée. Pierre Bois dit alors au directeur du personnel, M. Le Garrec, qui demande aux membres de la délégation de reprendre le travail en atten­dant le retour du directeur général : « Nous constatons que vos pouvoirs sont limités. Nous vous aurons prévenu. Si Monsieur Lefaucheux veut voir son usine remarcher qu'il se dépêche de rentrer pour nous accorder les 10 francs sur le taux de base. »

Aux Départements 6 et 18, le Comité de grève s'organise. Il prend pos­session d'un bureau. Il reçoit des informations, donne des ordres. Quel­ques ouvriers en liesse font des stages un peu trop prolongés au bistrot. Le Comité de grève décide de ne laisser sortir les ouvriers que sur pré­sentation d'un bon de sortie signé par lui. Des consignes sont données aux piquets qui exécutent scrupuleusement. Au Comité, on est plus large. On délivre facilement un bon de sortie sauf à ceux qui commencent à avoir la langue un peu trop pâteuse. Ils sont peu nombreux et la grande majorité des ouvriers approuvent cette mesure. Ils ont la fierté de leur mouvement et ne voudraient pas qu'il soit entaché des excès de quelques individus qui ne se contrôlent pas. Tout se passe d'ailleurs très bien et sans heurts. Parallèlement, à la demande du Comité de grève, se sont constitués des groupes d'ouvriers qui se répandent dans l'usine pour appeler les travailleurs à se mettre en grève. Des ateliers entiers débrayent, mais les délégués et les militants de la C.G.T. remettent les moteurs en route, exhortant les travailleurs à ne pas se laisser entraîner.

Il s'ensuit une assez grande confusion. Dans les ateliers, les ouvriers débrayent, reprennent le travail, redébrayent. Ce n'est qu'aux Départements 6 et 18 que la grève est totale : les ateliers sont fermés, les camions qui doivent passer par ce secteur pour aller d'un atelier à l'autre sont stoppés. Il n'y a que l'atelier 5 (Trempe-Cémentation), celui qui avait débrayé seul un mois plus tôt, dominé par un stalinien de choc, qui continue
imperturbablement son travail. Les grévistes des Départements 6 et 18 les laissent travailler. Les portes sont bouclées, quand ils n'auront plus de pièces ils finiront bien par rejoindre le mouvement ou s'arrêter. D'ailleurs, des femmes de cet atelier qui font un travail absolument épouvantable sympathisent déjà avec les grévistes.

A un moment, le directeur du personnel vient au Département deman­der au responsable du Comité de grève de laisser passer les camions. Devant son refus, il le menace :

- Vous prenez un gros risque, il y a entrave à la liberté du travail.

- Pardon, c'est vous qui faites entrave au droit de grève, mais si vous voulez demander vous-même aux ouvriers de saboter leur grève vous avez la parole.

- Présenté comme cela vous avez le beau rôle. »

Et le monsieur quitte les lieux.

A midi, place Nationale, Plaisance, secrétaire du syndicat C.G.T., harangue les travailleurs : « Ce matin, une bande d'anarcho-hitléro-trotskystes a voulu faire sau­ter l'usine. » Protestation indignée de ceux qui savent. Etonnement de ceux qui ne sont pas au courant.

Ce premier vendredi de grève se termine sur deux visites. Plaisance, secrétaire de la C.G.T., qui, le matin, avait dit aux ouvriers de Collas que bien qu'il n'approuvait pas ce mouvement il se ralliait aux décisions des travailleurs, se voit vivement reprocher son attitude de midi où il a prétendu que des bandes « d'énergumènes anarcho-hitléro-trots-kystes » avaient voulu faire sauter l'usine. Il est pris sérieusement à partie par des ouvriers et tente de se justi­fier en prétendant « qu'en 1936, faire sauter une usine cela voulait dire la mettre en grève ». « - Enfin, les copains, vous ne vous souvenez plus ! » Vieux renard hypocrite va ! il devra quitter l'atelier sous les huées des ouvriers et surtout des ouvrières.

C'est également le directeur du personnel, M. Le Garrec, qui vient voir ce qui se passe et essayer d'influencer les travailleurs. Il faut signaler que Le Garrec avait pris sa carte du P.C.F. à la « Libération », sans doute pour augmenter son autorité sur le personnel dans cette période délicate, suivant en cela l'exemple du P.D.G. Lefaucheux qui était devenu également président de France-U.R.S.S. Un ouvrier espagnol qui a participé à l'insurrection des Asturies en 1934, qui a fait la guerre d'Espagne à Barcelone et qui est membre du Comité de grève, le prend alors à partie : « Monsieur le directeur, hier c'est vous qui commandiez « l'ousine », demain c'est peut-être la police, mais aujourd'hui ce sont les ouvriers. Vous n'avez rien à faire ici. » Interloqué, le directeur du personnel rétorque : « Je ne discute pas avec les étrangers. » Ce qui lui vaut cette réplique : « Monsieur le Directeur, il y a un étranger ici, c'est vous. Ici il n'y a que des ouvriers et le bourgeois qui se présente, l'étranger c'est vous parce que vous n'êtes pas de la même classe, forr les travailleurs il n'y a pas de patrie, il n'y a que des classes. Allé ! Ouste ! Sortez. »

Bonne leçon d'internationalisme donnée au directeur « communiste ».

La grève se développe

Le samedi et le dimanche, les ateliers en grève sont occupés par quelques piquets, mais rien d'important ne se passe. La décision, c'est lundi que nous la connaîtrons. Le Comité de grève s'y prépare.

Le lundi matin, il distribue un tract où il demande à tous les travail­leurs de l'usine de se joindre à ceux du secteur Collas déjà en grève. Il les invite à un meeting place Nationale à 12 h 30.

Des groupes de grévistes se présentent aux portes de l'usine pour distribuer le tract du Comité de grève. Dans de nombreux secteurs ils sont agressés par des militants du P.C.F. Cela les rend furieux. « Quoi, non seulement ils sont contre la grève, mais en plus ils nous tabassent ! »

Pendant toute la matinée, les grévistes du secteur Collas préparent le meeting de 12 h 30. Ils savent que le P.C.P. et la C.G.T. risquent de venir en force avec des voitures munies de haut-parleurs pour saboter le meeting. Ils préparent des porte-voix en carton et en tôle. Le comité de grève décide que si le P.C.F. et la C.G.T. viennent avec des voitures haut-parleurs qui couvrent la voix de leurs orateurs, ils tien­dront le meeting à l'intérieur de l'usine.

Dès 11 heures, les grévistes de Collas se répandent dans les ateliers pour appeler au meeting (sauf les piquets qui restent à leur poste). Comme le vendredi, cela entraîne des débrayags, des reprises, des redébrayages. A 12 h 30, les groupes se rapprochent de la place Nationale qui est déjà noire de monde. Dans la rue, quatre voitures haut-parleurs. Deux des syndicats, une de L'Humanité et une quatrième bien plus puissante. P. Bois, à la tête du cortège, prend contact avec les groupes qui ont parcouru les ateliers. « Ça y est, ils ont amené la grosse artillerie. Il va falloir faire notre meeting à l'intérieur de l'usine. » Soudain, un camarade vient vers nous : « Alors, qu'est-ce que vous faites, pourquoi êtes-vous arrêtés ? »

-Tu n'as pas vu, il va falloir rester à l'intérieur. Avec toutes leurs radios, dehors on ne pourra pas se faire entendre. »

- Mais non, venez, la plus grosse c'est à nous. Les Jeunesses socia­listes tiennent leur congrès. Ce matin, ils sont venus nous voir. Nous leur avons demandé s'ils ne savaient pas où on pourrait trouver une voiture-­radio. Ils ont accepté de nous prêter la leur, et à l'ceil ! Venez dehors, les communistes sont malades. »

Et de fait, nous pouvons tenir notre meeting. Notre haut-parleur est plus puissant que les trois autres réunis. Dès la fin du meeting, nous nous dirigeons vers l'usine O située à 1 km de là. Quand nous arrivons ça débraye.

A notre retour à Collas, le bureau du Comité de grève est submergé par des dizaines de délégations. Certains viennent en isolés, d'autres vien­nent au nom de leur atelier, d'autres encore se sont fait élire et représen­tent un Département entier. Le soir, plus de 10.000 travailleurs sont en grève.

La C.G.T. prend le train en marche

Le lendemain, mardi 29 avril, dès le matin il y a 12.000 grévistes. La C.G.T, tente alors une manœuvre. Elle organise un débrayage de 11 h à 12 h pour soutenir ses revendications (voir tract en annexe). Personne n'est dupe. Ceux qui n'étaient pas encore en grève débrayent à 11 h, mais ils ne reprendront pas le travail. A partir de ce moment la grève est totale dans toute l'usine.

Dans l'après-midi, les grévistes de Collas vont manifester à plus de 2.000 à la Direction. Lefaucheux est absent, il est au ministère. Le soir, à son retour, le nombre de manifestants ayant sérieusement diminué, il refuse de recevoir le Comité de grève. Il essaye même de jouer au dur : « Dans la Résistance on m'appelait le commandant Gildas », voulant montrer par là qu'il ne se laisse pas influencer.

Le lendemain, mercredi 30 avril, le Comité Central de Grève qui s'est constitué autour du Comité de grève de Collas lance l'ordre de grève géné­rale à toute l'usine. En fait, la grève est déjà effective depuis la veille, mais le Comité Central de Grève en donnant cet ordre, au nom des nombreuses délé­gations qui ont constitué un Comité Central de Grève de 105 membres, tient à prendre la responsabilité du mouvement. La C.G.T., dans un tract calomniateur, annonce un meeting pour le soir au square Henri-Barbusse. Puis, finalement, elle décide de tenir son meeting dans l'Ile dans le but de reprendre la situation en main. Pendant ce temps, le Comité Central de Grève délibère. Mais brus­quement, on vient l'informer que des commandos cégétistes sont en train de « balayer » les piquets de grève. Le C.C.G. suspend sa séance et se rend dans l'Ile où il tente sans succès de parler au meeting de la C.G.T. Au retour, des énervés de la C.G.T. menacent de liquider des membres du Comité de grève en les « balançant » dans la Seine. Des ouvriers s'in­terposent et, finalement, tout rentre dans le calme.

Le soir, les staliniens s'organisent pour venir déloger les grévistes de Collas qui occupent leur Département. La défense s'organise : caisses de boulons, de pignons, air comprimé pour pulvériser de l'acide, etc. Apprenant que les grévistes de Collas sont prêts à la riposte, les cégétistes renoncent à leur projet.

Jeudi 1er mai, le défilé cégétiste a lieu de la République à la Concorde. Le Comité de grève tire un tract à 100.000 exemplaires qui sera diffusé sur le parcours du défilé. Ce tract qui appelle à la grève générale est tiré aux Entreprises de Presse Béaumur. Les ouvriers de cette entreprise abandonnent leur salaire pour le tirage de ce tract en signe de solidarité. Sur le parcours de la manifestation du l«r mai, de nombreux accro­chages, parfois violents, ont lieu entre les membres du service d'ordre cégétiste et les grévistes auxquels se sont joints des membres des Jeu­nesses socialistes.

Le 2 mai, le Comité de grève envoie de nombreuses délégations à la porte des entreprises pour appeler les travailleurs à la lutte. Partout ils rencontrent la sympathie des travailleurs qui, dans de nombreux secteurs, se mettent eux aussi en grève. Mais le plus souvent les nervis du Parti communiste provoquent des bagarres et le travail reprend. Ainsi, chez Citroën Balard et à la S.N.E.C.M.A. Kellermann. Dans l'usine, la C.G.T. intensifie sa campagne de calomnies. Elle orga­nise un référendum pour ou contre la continuation de la grève prévenant les travailleurs que la solution du conflit est subordonnée à une décision du gouvernement. 21.286 travailleurs prennent part au vote :

11.354 s'expriment pour la continuation de la grève.
8.015 s'expriment pour la reprise du travail. ',..”•
1 009 votent nul.
538 s'abstiennent.

La C.G.T. s'incline devant cette décision des travailleurs, mais elle continue sa campagne de dénigrement.

Le Comité de grève est informé par l'intermédiaire d'employés tra­vaillant dans les bureaux que des gens « bien placés » pourraient lui ména­ger une entrevue avec le ministre du Travail Daniel Meyer. Ne voulant négliger aucune possibilité de règlement du conflit, une délégation du Comité de grève se rend chez un certain M. Gallienne. Très vite, les délégués se rendent compte qu'ils sont chez un ancien bras droit de Louis Renault qui voudrait essayer de manœuvrer le Comité de grève dans une opération anti-nationalisation. Ils arrêtent là toute dis­cussion.

Le 8 mai, le Comité de grève obtient une entrevue avec un député M.R.P., Beugniez, président de la Commission du Travail à l'Assemblée Nationale. Ce monsieur veut surtout voir s'il n'y a pas dans ce conflit des élé­ment anti-cégétistes qui pourraient favoriser la C.F.T.C. Nous lui disons son fait et il est vraiment déçu de constater notre détermination.

C'est la reprise Collas continue seul

Le vendredi 9 mai, la C.G.T. publie un tract où elle annonce que la Direction a acordé 3F de l'heure sur la prime de production. Sur cette base, elle appelle les ouvriers à reprendre le travail. Par 12.075 voix contre 6.866 le personnel décide la reprise. Mais au secteur Collas d'où est partie la grève la grande majorité est pour la continuation de la lutte.

Le lundi 12 mai, le travail doit donc reprendre. Mais le Comité de grève estime que si la grève doit cesser, la reprise doit se faire dans l'ordre comme le déclenchement du conflit. Il convoque donc les travailleurs à un meting dès le matin à 8 heures. Mais les travailleurs ne sont nullement décidés à capituler. Le responsable du Comité de grève, P. Bois, explique alors : « Si nous n'avons pas pu faire plier la Direction sur la revendication essentielle des 10F sur le taux de base alors que toute l'usine était en grève il serait utopique d'espérer une victoire en poursuivant la lutte dans un seul secteur. Malgré tout nous ne pouvons accepter une défaite. » II propose de continuer la lutte jusqu'au paiement des heures de grève.

L'inspecteur du travail vient essayer de démoraliser les grévistes en leur jouant le petit couplet de l'entrave à la liberté du travail. Rien n'y fait. Les travailleurs votent à une très forte majorité pour la proposition du responsable du Comité de grève. La solidarité s'organise. Dans la seule journée du lundi de la reprise, 50.000 francs sont collectés par les autres secteurs de l'usine qui ont repris le travail, faisant par là la preuve qu'ils ne sont nullement hostiles aux grévistes de Collas. La C.G.T. intensifie sa campagne de dénigrement et de calomnies, trai­tant les grévistes « d'énervés », « d'agités », de « diviseurs » et exigeant que le ministre du Travail, Daniel Meyer, prenne des mesures pour faire tourner l'usine.

Mais le secteur Collas ne tourne pas, il paralyse le reste de l'usine et la Direction s'inquiète. Elle fait savoir au Comité de grève qu'elle est prête à recevoir une délégation dt Comité de grève, mais « accompagnée des délégués régulièrement élus ». Le Comité de grève accepte. Bien sûr, la Direction veut sauver la face en recevant d'une façon non officielle le Comité de grève. Mais chacun comprend cette astuce juri­dique, et personne ne voit de compromission à se faire accompagner par des délégués qui ont toujours été hostiles au mouvement. Ceux-ci d'ailleurs non plus ne se sentent nullement gênés de se compro­mettre avec les « hitléro-trotskystes » du Comité de grève, trop heureux de l'honneur que leur fait le patron en leur demandant, en bons larbins qu'ils sont, d'ouvrir sa porte aux « énervés ». Le président-directeur général commence un discours où il met en garde le Comité de grève contre les dangers de la poursuite du conflit : danger pour l'entreprise, danger pour la nationalisation, danger pour les ouvriers. Pierre Bois lui fait observer qu'au point où en sont les choses il lui est très facile d'écarter tous ces dangers en accordant le paiement des heures de grève. Pierre Lefaucheux essaie alors de jouer la carte sentimentale : « Je sais, monsieur Bois, que si vous dites à vos camarades de repren­dre le travail ils le feront et je vous demande de le faire. »

Pierre Bois bondit à ces paroles : « Vous me demandez de trahir mes camarades, il est inutile de conti­nuer cette discussion.

- Ne vous fâchez pas, je ne voulais pas vous offenser.

- Vous l'avez fait, mais si vous pensez que les travailleurs sont près à capituler, vous pouvez vous-même aller le leur demander. »

C'est un coup de poker, P. Bois pense bien que Lefaucheux va se dérober :

- Eh bien, c'est entendu. Je vais leur parler.

- Bien, nous allons annoncer votre visite. »

Les membres du Comité de grève sortent, suivis de Lefaucheux et de ses directeurs. Des camarades partent, en avant pour préparer une estrade au direc­teur : la plateforme bien huileuse d'un camion. Arrivé au Département, P. Bois monte le premier sur l'estrade impro­visée et appelle les ouvriers. S'adressant à Lefaucheux devant les travailleurs assemblés, il lui dit :

« Monsieur le directeur, vous êtes loi dans un secteur en grève. En tant que responsable du Comité de grève, il m'appartient de vous accueil­lir et de vous présenter à mes camarades.

« Camarades, voici M. Lefaucheux qui vient vous demander de saboter vous-mêmes votre mouvement. Il ne veut pas payer les heures de grève, mais il voudrait vous voir reprendre le travail. Il a prétendu que vous n'aviez guère envie de continuer la grève et que si vous ne repreniez pas le travail c'est parce que je vous influençais. Je lui ai proposé d'essayer de venir vous influencer dans l'autre sens, ce qu'il va essayer de faire. Monsieur le directeur, vous avez la parole. »

M. Lefaucheux est blême. « Ce n'est pas très sport », dit-il. Puis il fait son discours dans un silence glacial. Quand il a fini, les travailleurs lui font une conduite de Grenoble pour le raccompagner, cha­cun lui réclamant le paiement des heures de grève et les 10F.

La direction cède

Le vendredi 16 mai, la Direction, « dans le but de créer un climat favorable à la production », propose une somme de 1.600 francs pour la reprise et une avance de 900 francs pour tous les travailleurs (avance qui, d'ailleurs, sera définitivement accordée par la suite). C'est en fait, donner satisfaction d'une façon déguisée à la revendi­cation du paiement des heures de grève réclamée par le Comité de grève. Sur cette base, le lundi 19, après une dernière assemblée des grévistes, le Comité de grève propose la reprise du travail. Celle-ci a lieu après une réunion et un vote.

Les ouvriers du secteur Collas ne se sentent nullement battus. Ils ont commencé avant les autres, fini après les autres et par leur ténacité ils ont obtenu le paiement déguisé des heures de grève pour tous. En effet, l'ensemble des travailleurs a fait grève du 29-4 au 12-5, ce qui fait huit jours ouvrables. Alors que le salaire d'un O.S. était d'environ 7.000 francs par mois (20 jours ouvrables) pour un O.S., la reprise s'est faite avec une indemnisation des heures perdues de 2.500 francs. Pour la majeure partie de l'usine, les travailleurs n'ont rien perdu.

A Collas, évidemment, les ouvriers ont fait grève depuis le 25 avril jusqu'au 16 mai, ce qui fait quinze jours ouvrables. Ils ont donc perdu un peu d'argent dont une partie d'ailleurs a été rattrapée par les collectes. Mais les travailleurs de Collas n'étaient pas du tout déçus. Ils avaient mené une grève eux-mêmes. Malgré l'hostilité de la C.G.T. ils avaient tenu. Ils avaient même gagné. Bien sûr, les 3 francs de prime étaient, qu'on le veuille ou non, à leur actif. Ensuite, le paiement des heures de grève sans être une victoire c'était un succès. Et cet ouvrier de Collas n'était pas peu fier quand il racontait comment un autre ouvrier de l'usine lui avait dit : « N'empêche que c'est bien grâce à vous, les gars des Pignons, si on a eu les 1.600 et les 900 balles. »

Mais les travailleurs de Collas étaient aussi heureux et fiers d'avoir vaincu les contraintes. A la fois celles de la maîtrise et celles de la bureau­cratie. Pour eux, leur secteur c'était une petite République où régnait la liberté et la démocratie. « Chez nous, il n'y a pas de chefs, c'est nous qui décidons », disait fiè­rement un ouvrier. Ils étaient fiers de leur mouvement parce qu'ils y parti­cipaient vraiment.

Chaque matin et souvent plusieurs fois par jour se tenait une assem­blée générale où on décidait de ce que l'on allait faire. D'abord les piquets, puis les délégations aux autres ateliers dans la première semaine, aux autres entreprises dans la seconde. Et puis la solidarité. Des groupes partaient dès le matin chez les com­merçants ou à la porte des entreprises avec le macaron du Comité de grève et des troncs scellés. Non pas que l'on craignait que certains gré­vistes mettent de l'argent dans leur poche, mais les ouvriers voulaient que ça soit « régulier ». Le soir, l'argent était compté. Les délégations d'entreprises apportaient, elles aussi, leur soutien moral et le produit de leurs collectes. Tout était inscrit et affiché au Comité de grève. Tout fut distribué équi-tatalement à la fin de la grève, les travailleurs ayant pu vivre sur leur paye pendant toute la durée du conflit. Rappelons que le Comité de grève avait pris la précaution de déclen­cher l'action le lendemain de la paye.

Du côté cégétiste c'était différent, l'argent rentrait aussi sous forme de collectes ou de dons de syndicats. Un jour, la C.G.T. annonça que les grévistes pourraient recevoir… 1 kg de morue et 1 kg de lentilles ! ! ! On en parla longtemps à Collas, des len­tilles et de la morue de la C.G.T. La C.G.T. avait aussi demandé aux tra­vailleurs de s'inscrire pour des secours éventuels. Ce fut un beau tollé quand le responsable du Comité de grève prit la parole dans une assemblée générale pour dire : « Ceux qui se sont faits inscrire pour les secours de la C.G.T. ne vont pas tarder à être servis. » En effet, grâce à notre équipe de nettoyage des ateliers, nous avions pu retrouver la liste des inscrits… au fond d'une poubelle. Petits détails, bien sûr, mais qui montrent bien la différence entre un mouvement conduit par les ouvriers eux-mêmes et une action dirigée bureaucratiquement.

La C.G.T. crie victoire

La C.G.T., après avoir violemment dénoncé les « irresponsables » du « comité des provocateurs » qui ont poursuivi seuls la grève malgré ses appels à la reprise (voir tract en annexe), s'octroie, bien entendu, le bénéfice de la nouvelle victoire. Elle n'hésite pas à écrire que c'est « la section syndicale » qui, « en poursuivant son action » (?), a obtenu les 1.600 francs pour tous. Elle précise même : « CETTE VICTOIRE fut obtenue après deux nouvelles heures de discussion par notre délégation dans le bureau du ministre du Travail Daniel Meyer et en présence de la Direction. »

Deux heures de discussion pour la C.G.T. ou une semaine de grève supplémentaire pour le secteur Collas ? les rédacteurs du tract ne reculent ni devant les mensonges les plus évidents ni devant le ridicule. Ils sont passés maîtres dans l'art de fabriquer la vérité à posteriori. Mais ils ont pour eux l'énorme « force de frappe » de la C.G.T. et disposent de moyens de propagande exceptionnels. En fait, ce tract est caractéristique de l'attitude de la C.G.T. tout au long de cette grève.

On l'a vu. La C.G.T. s'est, au début, opposé fermement et brutalement à la grève. Mais elle a su ensuite, heure par heure, prendre les virages nécessaires pour ne pas se laisser déborder. Quand elle a vu qu'elle ne pourrait pas briser la détermination du secteur Collas, elle a cherché à l'isoler politiquement et matériellement. La campagne de calomnies s'est intensifiée alors même que la C.G.T. participait à la grève. C'est au travers de ces tactiques complémentaires que la direction syndicale poursuivait un même but : reprendre l'initiative et la direction du mouvement en réduisant l'influence du Comité de grève au seul secteur Collas, décidé­ment irrécupérable. Et, on l'a vu aussi, ça n'a pas été chose facile. La C.G.T. a cru s'en tirer une première fois en appelant à une heure de grève sur toute l'entreprise. Mais les travailleurs n'ont pas voulu reprendre le travail à la fin du débrayage officiel. Et quand, le mercredi 30 avril, le Comité de grève a donné l'ordre de grève générale à toute l'usine, la C.G.T., devant le succès de cette consigne, a été contrainte d'organiser un vote à bulletin secret. Le vendredi 2 mai, la grève étant ratifiée, la C.G.T. s'est retrouvée à la tête du conflit Renault et a multiplié fiévreusement les entrevues avec la Direction et avec le ministère du Travail pour trouver un compromis acceptable.

Il apparaît clairement que la C.G.T. n'ayant pu endiguer la vague du mécontentement ouvrier chez Renault, a choisi au soir du 2 mai de prendre la direction du mouvement afin de mieux le contrôler. C'est une tactique .qui est désormais traditionnelle mais, en 1947, elle est le produit d'un choix politique. Un choix que le P.C.F. se résigne à faire, conscient de toutes les conséquences politiques qu'il ne peut manquer d'entraîner. Mais c'est un choix fondamental et qui est parfaitement significatif de la nature contra­dictoire et de la politique du P.C.F. en France.

Le P.C.F. participait au gouvernement depuis 1944. Lors du dernier remaniement ministériel (le 22 janvier 47, le nouveau président de la Répu­blique, Vincent Auriol, un socialiste, a chargé Ramadier, un autre socia­liste, de former le nouveau cabinet). Le P.C.F. a obtenu des postes sans précédent : Maurice Thorez, ministre d'Etat, est vice-président du Conseil. François Billoux a obtenu le portefeuille tant convoité de la Défense natio­nale et, bien entendu, Ambroise Croizat conserve le ministère du Travail et de la Sécurité sociale. Un autre communiste, Georges Marrane, est ministre de la Santé. Quant à Charles Tillon, il a reçu, cette fois, le poste de ministre de la Reconstruction et dé l'Urbanisme.

Les ministres sont liés par la solidarité gouvernementale. C'est dire qu'ils ne peuvent pas voter contre le gouvernement sous peine de s'en voir rejetés. Sur bien des points, le P.C.F., pour ménager sa base ouvrière, s'oppose respectueusement dans sa presse à la politique gouvernemen­tale, mais il a trouvé des expédients pour continuer à « participer » au gouvernement tout en affichant ses velléités d'opposition. C'est ainsi qu'au sujet de la guerre d'Indochine, les ministres « communistes » votent la confiance au gouvernement tandis que les députés « communistes » (ils sont 183) s'abstiennent. De même façon, le 16 avril 47, alors que le prési­dent du Conseil demande la levée de l'immunité parlementaire des trois députés malgaches, tenus pour responsables de l'insurrection qui s'est déclenchée là-bas le 29 mars, les ministres communistes quittent la réunion du Conseil de Cabinet pour ne pas avoir à prendre position.

Néanmoins, ces démonstrations réglées et admises d'avance par les partenaires gouvernementaux du P.C.F. ne remettent pas en cause sa parti­cipation au gouvernement. Pour la grève Renault il va en être autrement.

Dès le 30 avril, alors que la grève n'a pas été encore votée officielle­ment chez Renault, mais alors que 20.000 travailleurs ont déjà arrêté le travail et suivent ainsi les consignes du Comité de grève, le Bureau poli­tique du P.C.F. dénonce « le refus de réajuster équitablement les salaires des travailleurs » et Maurice Thorez, en Conseil des ministres, annonce que le P.C.F. se désolidarise de la politique des prix et de blocage des salaires pratiquée par le gouvernement. C'est le début de la « crise ». Ramadier, président du Conseil, feint de croire que le P.C.F. va profiter du l«r mai pour organiser des troubles ! Il fait mettre en place un dispositif de sécurité discret autour de l'Elysée et de divers ministères. Il envoie aux commandants des régions militaires l'ordre de « préavis de dispositif d'alerte » et fait revenir à Paris, Edouard Herriot, président de la Chambre, malade, pour remplacer Auriol, le prési­dent de la République en voyage. Cette panique ostentatoire recouvre la décision de Ramadier de rom­pre avec les ministres communistes. En effet, pour consommer la rupture, il décide de porter le débat devant l'Assemblée nationale afin d'obliger les ministres en désaccord à manifester clairement leur position par un vote public.

Le vendredi 2 mai, selon un scénario prévu d'avance, le gouvernement est donc interpellé à l'Assemblée par un député socialiste (à la demande de Ramadier), sur le problème des salaires et des prix. Le vote de con­fiance est fixé au 4 mai.

Le 4 mai, par 360 voix contré 186, la confiance est votée au gouver­nement. Les ministres communistes, comme tous les députés communistes ont vote contre le gouvernement. Le soir-même, Ramadier demande aux ministres communistes leur démission. Ils la refusent. Ramadier leur enlève alors la délégation de pouvoir qu'il leur avait donnée. Et le Journal officiel du 5 mai enregistre le décret portant modifica­tion de la composition du gouvernement en ces termes : « Les fonctions de MM. Maurice Thorez, ministre d'Etat, vice-président (lu Conseil, François Billoux, ministre de la Défense nationale, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale, Charles Tillon minis­tre de la Reconstruction et de l'Urbanisme, sont considérées comme ayant ims fin, a la suite du vote qu'ils ont émis à l'Assemblée nationale le 4 mai 1947 »

Le cinquième ministre communiste, Georges Marrane, ministre de la'Santé, n est pas révoqué car il n'a pas pris part au vote, n'étant pas députe. Ils démissionne le jour-même.

Le tripartisme a vécu.

Conclusions

La grève Renault d'avril-mai 1947 a été à l'époque un événement important à plus d'un titre. D'abord parce que, grâce à elle, les travailleurs ont renoué avec la tradition des luttes passées, en redé­couvrant la grève comme arme de classe. Ensuite parce que la grève Renault a redonné une impulsion considérable au mouvement ouvrier. Comme l'écrivait Pierre Monatte : « Renault a ouvert l'écluse et une vague de grèves a déferlé sur la France. » Après mai 47, de nombreuses usines entreront à leur tour en grève, suivies par les cheminots et, quelques mois plus tard, par les mineurs. Enfin, sur le plan politique, elle a été la cause directe de la fin de la participation communiste au gouvernement qui durait, vaille que vaille, depuis la « Libération », sous De Gaulle d'abord, au travers du tripartisme ensuite. Enfin et surtout, cette grève, déclen­chée et dirigée par les militants révolutionnaires s'appuyant sur la comba­tivité des travailleurs contre le patronat, l'Etat et les directions syndicales, a montré que des militants pouvaient, dans un de ses fiefs ouvriers con­tester tiu P.C.F. son « monopole » de fait sur la classe ouvrière, et qu'ils étaient bien les seuls à défendre réellement les intérêts aussi bien immé­diats que lointains des travailleurs.

La sortie des ministres P.C.F. du gouvernement tripartite n'est pas un phénomène secondaire. Même si la situation internationale devait, tôt ou tard, entraîner cette éviction, il n'en reste pas moins qu'en avril 47, ce sont les ministres P.CJF. qui ont choisi de rompre la coalition et sur un problème national. Ce problème est celui des rapports du P.C.F. avec la classe ouvrière. Ce sont des rapports difficiles et contradictoires.

Comme toutes les organisations réformistes dont le rôle fondamen­tal est de défendre les intérêts de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, le P.C.F., dans sa politique quotidienne, se trouve soumis à deux types de pression antagonistes. Celle de sa base et de la classe ouvrière d'une part, celle de la bourgeoisie d'autre part. Le plus souvent cette con­tradiction se résoud par une politique revendicative « raisonnable » qui permet au mécontentement ouvrier de s'exprimer sans pour autant remet­tre en cause ni le fonctionnement normal du système capitaliste, ni la domination politique de la bourgeoisie. Mais lorsque la pression ouvrière devient plus forte, lorsque le mécontentement des travailleurs ne se laisse. plus canaliser dans des actions limitées et contrôlées, alors la marge de manœuvre de la bureaucratie réformiste devient plus étroite encore. jSelon le degré de combativité ouvrière, selon la menace plus ou moins grave qu'elle fait peser sur l'ordre social, les organisations se voient contraintes de « marcher » avec les travailleurs au moins jusqu'à un certain point et parfois même de les devancer pour ne pas perdre tout leur crédit auprès d'eux. (C'est ce qui s'est passé en mai 68.) Cela entraîne évidemment une certaine coupure avec la bourgeoisie, coupure très relative, éminemment tactique et transitoire et.qui comporte toute une série de degrés diffé rents selon l'importance de la crise sociale, mais qui ne va jamais jusqu'à la rupture définitive. Au contraire même. Car lorsque la classe ouvrière va jusqu'à menacer directement la domination de la bourgeoisie, jusqu'à se donner ses propres organes de combat et de pouvoir, les organisations réformistes, et toute l'histoire le prouve, choisissent ouvertement le camp de la bourgeoisie et s'opposent irréductiblement aux travailleurs.

Cela ne s'est pas encore produit en France. Quelle qu'ait été la puis­sance du mouvement gréviste, il ne s'est jamais donné une direction auto­nome de lutte et le P.C.F. a toujours pu faire « terminer une grève ». Mais il n'en reste pas moins que le P.C.F. peut — et il l'a montré depuis 1947 —, ne serait-ce qu'en mai 1968 déclencher la grève, y compris la grève géné­rale.

En 1947, sommé de choisir entre sa participation au gouvernement, c'est-à-dire son intégration tant souhaitée dans la vie politique bourgeoise et le soutien aux luttes grévistes qui se développent, le P.C.F. a choisi ce soutien. Pourquoi ?

Parce que le P.C.F., suspect aux yeux de la bourgeoisie française à causes de ses attaches avec l'U.R.S.S., ne dispose pour pouvoir se faire accepter par la bourgeoisie que d'un seul atout : son influence sur la classe ouvrière française. Perdre cette influence, c'est perdre sa seule carte. C'est s'engager sur la voie qui a conduit la S.F.I.O. à n'être plus aujourd'hui qu'un fantôme de parti ouvrier. Le P.C.F. n'y consentira qu'en cas de crise fondamentale, c'est-à-dire en période directement pré-révolu­tionnaire.

Ce n'était pas le cas en mai 1947 comme ce ne fut pas le cas en mai 68. Et le P.C.F. a pu, quitte à se déconsidérer politiquement quelque peu aux yeux de la bourgeoisie, se placer publiquement aux côtés des travailleurs en grève.

Ce choix politique est évidemment destiné à affermir et renforcer son emprise sur le mouvement ouvrier, c'est dire que dans le temps qu'il étend ou soutient la grève, le P.C.F. attaque ouvertement et très violem­ment les « irresponsables », les « gauchistes » (le mot n'était pas encore à la mode en 1947) qui ont déclenché le conflit. La lecture des tracts C.G.T. Renault publiés en annexe de cette brochure est à cet égard édifiante. On a retrouvé semblable prose en mai 1968. On la retrouve aujourd'hui en mai 1971 dans l'actuel conflit Renault. « Jamais le P.C.F. ne se laissera déborder sur sa gauche », aurait déclaré Duclos à l'Assemblée Nationale. C'est en tout cas la politique qu'il a suivie depuis, et qui explique la vio­lence de sa « haine » contre les « gauchistes ».

Mais c'est aussi, et le P.C.F. en est parfaitement conscient, là que réside son point faible. En menant au jour le jour une politique nationaliste réformiste, inefficace et démoralisante, le P.C.F. prête flanc aux attaques venant de sa gauche. L'opposition respectueuse dans laquelle il se can­tonne aussi bien sur le plan politique que sur le plan revendicatif est totalement dépourvue de perspectives et de rentabilité. Et quand les travailleurs veulent défendre leur niveau de vie ou leur sécurité, ils doivent le faire 'malgré les « communistes » ou même contre eux. A cet égard aussi la grève Renault d'avril-mai 47 est riche d'enseignements. La défense des salaires, la C.G.T. en parlait mais ne faisait rien pour la faire aboutir, l'action des militants de l'Union Communiste chez Renault a été de mettre en évidence cette contradiction, en engageant la lutte, de mettre en contra­diction l'ensemble des travailleurs avec la politique d'inertie concertée du syndicat.

Et la grève Renault d'avril 47 a indiqué ce qu'il était possible de faire en pareil cas. Bien sûr, le divorce entre la classe ouvrière et le P.C.F. n'a pas été consommé, sauf peut-être au secteur Collas. Le groupe de révo­lutionnaires qui a mené cette action était trop faible, trop jeune, trop peu connu pour pouvoir conduire l'expérience au-delà de ce qui a été fait chez Renault. Mais son mérite aura été de montrer concrètement, par une poli­tique et un comportement justes au travers d'une action qui a eu des répercussions nationales, la direction du travail à entreprendre, et les perspectives qui s'offraient réellement aux révolutionnaires qui accepte­raient de se colleter avec le P.C.F. au sein même de la classe ouvrière.

Ces perspectives, elles existent toujours, elles sont même aujourd'hui encore plus apparentes. Le P.C.F. n'est plus au gouvernement, mais le rôle de frein joué par la C.G.T. et le P.C.F. devient de plus en plus manifeste pour un nombre de travailleurs sans cesse plus grand. Cette prise de conscience reste diffuse car il manque au sein des entreprises les militants révolutionnaires qui sauraient la concrétiser. C'est le rôle de l'avant-garde révolutionnaire aujourd'hui de remédier rapidement, le plus rapidement possible, à cette absence. C'est la tâche que se sont fixés les militants de Lutte Ouvrière, et qu'ils accomplissent quotidiennement. Ce faisant, ils ont conscience de continuer le travail entrepris par les militants de l'Union Communiste, travail qui a permis en 1947 la première grande grève de l'après-guerre.


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