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Ovide, Tristes Pontiques, traduit du latin par Marie Darrieussecq

Par Angèle Paoli

Ovide, Tristes Pontiques, P.O.L, 2008


Marie Darrieussecq, Publius Ovidius Naso


OMBRE ROMAINE ERRANTE PARMI LES BARBARES MORTS
  Un titre, deux auteurs. Ovide/Marie Darrieussecq. Étrange équipage ! Tristes Pontiques. Un titre à la fois familier et curieux. D’où provient la coquetterie ?
  Le nom palimpseste d’Ovide ― je l’avais effacé de ma lecture, lapsus leggendi ― , en italiques, centré au-dessus du titre. Celui, fort connu et contemporain, de Marie Darrieussecq, traductrice de cette œuvre, en bas, dans le dernier tiers de la première de couverture, très loin sous le titre. Le sfumato s’estompe, le titre Tristes se précise, celui de Pontiques aussi. Mais les deux réunis forment un tandem inattendu, un écho clin d’œil aux Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss. Marie Darrieussecq, ancienne élève de Normale Sup de la rue d'Ulm « ayant définitivement tourné la page de l’Université », arrime son nom à celui de l’ethnologue centenaire et les Pontiques d’Ovide aux Tropiques de Lévi-Strauss. En dénominateur commun de l’une et de l’autre œuvre, l’adjectif « Tristes » et des homophonies qui ouvrent sur des résonances et des harmoniques. Joli coup de génie que celui de Marie Darrieussecq pour inciter à entreprendre le voyage. Même si celui-ci se profile dans la tristesse.
  D’Ovide, nombreux sont les lecteurs qui ont en mémoire les pièces d’inspiration érotique ou mythologique : L’Art d’aimer, œuvre de jeunesse du poète latin ; Les Métamorphoses, récits composés à l’âge mûr. Moins présents dans nos mémoires, les « exploits galants » des Héroïdes et les Fastes, « écrits à la gloire de Rome ». Mais Tristes et Pontiques ?
  Traduits du latin par Marie Darrieussecq, ces deux ouvrages de même veine et de même époque sont réunis sous un seul titre par celle qui rend à Ovide un si bel hommage et si émouvant. À l’intérieur du recueil, deux livres : quarante neuf élégies réparties en cinq livres pour Tristes, quarante six lettres réparties en quatre livres pour Pontiques. Les élégies de Tristes rejoignent par le ton et par les thèmes, les lettres de Pontiques.
« j’ai choisi pour ces lettres un titre sans tristesse
mais elles sont aussi tristes que le premier recueil
c’est le même sujet nommé différemment
cette fois la nuance
est que j’écris les noms »

écrit Ovide dans la lettre I du Livre I de Pontiques, adressée à Brutus.
  Et l’on redécouvre Ovide, ou plutôt Publius Ovidius Naso, qui parle de lui en utilisant le surnom de Nason que lui vaut son long nez, « c’est ton vieux Nason qui t’écrit / si du moins tu te souviens de lui ». Et l’on redécouvre, dans la brillante préface de Marie Darrieussecq ainsi que dans les écrits élégiaques du poète, que P. Ovidius, tombé en disgrâce, destitué de ses fonctions honorifiques, privé de sa vie de poète mondain, envoyé purger sa peine sur les rives inhospitalières du Pont-Euxin, meurt « dans cet affreux pays / parmi les Gètes et les Sarmates » sans avoir pu rejoindre Rome, sa chère patrie.
  De cet éloignement, leitmotiv incessant de son œuvre, naît une émouvante interrogation, qui conduit le poète, dans la lettre adressée à Rufin ― Pontiques III ―, à inverser son point de vue et à considérer aussi celui de son ennemi :
« dans quel envoûtement nous tient la terre natale
quelle est cette douceur
quelle est cette mémoire si prenante et si longue
quoi de meilleur que Rome
quoi de pire qu’ici
mais le barbare aussi connaît la nostalgie
en hâte il quitte Rome pour revoir ses rivages »

  Suit, dans une longue énumération, l’évocation de tous ceux qui, avant lui, ont supporté l’exil sans faillir. « Rutilius qui choisit de rester / quand on lui permettait de retourner chez lui » et Diogène, pour qui partir « était un choix », « Thémistocle en Argos et Aristide à Sparte, Patrocle chez Achille et Jason en Colchide / Teucer dans un pays que Vénus chérissait / et Cadmus à Sidon et Tydée chez Adraste ».
  Pourtant, après cet hommage aux Anciens, qu’il vénère, Ovide ne peut s’empêcher, dans un revirement de l’âme et de la pensée, de revenir à son propre cas : « aucun dans aucun temps / n’a été envoyé dans un trou si affreux. »
  Au cours des neuf années de profond malheur (de l’an huit de notre ère à l’an dix-sept) que dura cet exil passé à Tomes ― Tomes sur les « terres hirsutes » du Pont ―, Ovide occupe son temps à écrire. « Écrire m’empêche de sombrer », confie le poète dans le poème XI du livre I de Tristes. Il rédige, sous forme d’élégies, des lettres destinées à sa femme et à ses amis. Brutus, Rufin, Flaccus, Maximus Cotta… Lettres dont il ne subsiste nulle trace de réponse.
« Je pleure sans arrêt / puis je tombe épuisé / une torpeur m’emporte qui ressemble à la mort », se plaint- il à son ami Maxime.
  Pressentant l’amer destin qui va être le sien ― ombre romaine errant parmi les barbares morts ―, Ovide implore Maxime, « l’habituel recours des accusés tremblants », d’intercéder en sa faveur :
« demande pour moi
un exil à l’abri des vexations barbares
et que cette existence que m’accordèrent les dieux
ne me soit pas ravie par un Gète sordide
demande si je meurs que mes os soient enfouis
dans un sol pacifié et pas dans la Scythie »

  Prière obsessionnelle qu’il réitère dans les vers poignants, adressés à son épouse :
« fais revenir mes cendres dans une urne discrète
pour que j’échappe au moins à l’exil dans la mort ».

  À celles de ses connaissances qui ont déserté le poète désavoué par Auguste, Ovide oppose le pardon :
« j’ai pardonné à ceux qui m’ont tourné le dos », confie-t-il à son ami Cotta. Mais de sa situation particulière, Nason tire une considération imagée sur le comportement humain, immuable, dès lors que le malheur touche de près l’un de nous :
« la foule épouvantée s’enfuit quand l’éclair tombe
horrifiée par celui que la foudre a frappé
quand un mur se fissure on déserte les lieux
de peur d’être infecté on oublie les malades »

  Envers celui qui refuse de voir son nom écrit en toutes lettres sous la main de Nason, Ovide se fait rassurant, peut-être pour se convaincre lui-même de la clémence de l’Empereur « jusque dans sa colère » :
« César ne défend pas qu’on pense à un ami
et il n’interdit pas ces échanges de lettres »

  Deux lettres de Pontiques sont adressées à sa troisième épouse, qu’il aime ardemment. Mais le désespoir qui est le sien, peut-être même la forte dépression qu’il traverse, égare ses esprits. Ovide se montre fluctuant, tantôt reprochant à son épouse son manque de conviction, tantôt s’excusant auprès d’elle de son emportement et de sa mauvaise humeur ou encore évoquant toutes celles dont l’histoire a gardé le souvenir, épouses modèles qui ont suivi leur époux dans la mort :
« On connaît des exemples d’épouses héroïques
Laodamie ne voulut pas survivre à son mari
Évadné préféra le bûcher au veuvage
Pénélope écarta dix ans ses prétendants »

  Dans un ultime revirement, Ovide se reprend et ajoute :
« mais je ne veux de toi ni la mort ni la ruse
il suffit de prier l’épouse de César »

  Car, qui, mieux que son épouse, peut intercéder en sa faveur et plaider la cause de l’exclu auprès de son amie Marcia ? Et de Marcia à Livie, épouse d’Auguste ?
  Viennent aussi les supplications qu’Ovide, désireux d’être conduit en des terres moins âpres, adresse directement à César :
« je n’ose pas demander mon retour
(les dieux exhaussent les vœux muets cela s’est vu)
mais je te supplie de m’accorder un exil moins lointain
je voudrais être relégué
plus près de Rome
pitié pour moi » !

  Invocations, supplications, hommages réitérés. Tout est sans effet. Ovide ― prophète et poète ― continue de se morfondre, persuadé de mériter la peine qu’il endure. Pour avoir assisté à un mystère isiaque et orgiaque auquel il n’était pas convié ?
« pourquoi ai-je des yeux
pourquoi ai-je vu ce que j’ai vu
et ce n’est qu’après coup que j’ai pris
la mesure de ma faute
Actéon a vu Diane au bain sans le vouloir
et ses chiens l’ont dévoré quand même
pas de pardon pour la faute involontaire
pas de pardon pour l’erreur… »

  D’autres fois, c’est son Art d’aimer qu’il incrimine, feignant de lui devoir son exil. Sans toutefois en comprendre les véritables raisons :
« ce qui me déconcerte c’est que la punition
vient très longtemps après la faute
j’ai écrit
L’Art d’aimer dans ma jeunesse
et je le paie dans ma vieillesse
tu me laissais défiler devant toi
tranquille chevalier
quand j’avais déjà écrit ce livre »

  Le désespoir d’Ovide est tel, face à l’angoisse de l’abandon qui est le sien, que le monde tourne à l’envers un moment dans son esprit :
« les fleuves couleront vers leur source
le soleil plongera vers l’Est
les étoiles brilleront au sol
et on labourera le ciel
l’eau jaillira en flammes
le feu crachera de l’eau
les corps tomberont vers le haut
tout sera au rebours des lois de la nature
tout sera possible enfin
puisque tu m’as trahi »

  Il est probable que, bien des siècles plus tard, en plein cœur du XVIIe siècle français, le poète baroque Théophile de Viau s’est souvenu de ce poème VIII de Tristes pour évoquer par sa vision hallucinatoire sa propre angoisse face aux incertitudes religieuses de son temps.
  Le temps arrive enfin où Ovide, par un revirement inattendu ou une provisoire résignation, cesse de vouloir plaider sa cause, renonce à quitter la Scythie, s’afflige d’avoir ennuyé ses lecteurs par des « prières identiques » et « des plaintes interminables et vaines ». « J’arrive à bout de mots », déclare-t-il dans la lettre VII destinée à ses amis. « Je vais donc écrire autre chose ». Et le poète de se repentir de l’attitude qui a été la sienne jusqu’alors :
« je ne veux plus nager contre un courant si fort
pardonnez les espoirs que j’avais mis en vous
mes amis
c’est une faute que je ne commettrai plus ».

  Au-delà des plaintes du poète, au-delà de son incurable douleur dans l’exil, ce qui se lit à travers ces élégies, c’est la grande modernité d’Ovide. Celle d’un poète qui ne cesse de s’interroger sur son œuvre, passée et présente; sur les conditions de son écriture, expliquant les raisons du retour incessant des motifs identiques :
« ce retour continuel de la pensée
n’importe qui peut le comprendre
joyeux j’ai dit la joie et triste la tristesse
mes mots sont imprégnés du temps où ils s’écrivent ».

  Ovide n’est pas de ceux qui « ont un amour aveugle / pour ce qu’ils ont écrit ». Il pose sur ses ouvrages un regard critique qui lui permet d’affirmer : « tout ce que j’ai écrit ne me plaît pas ». Poète conscient de lui-même et de son travail, il connaît également l’accablement qu’il a à corriger ses vers et le plaisir intense qu’il a à écrire :
« l’œuvre s’alimente elle-même
elle enfle et bouillonne et le cœur de l’auteur
se gonfle d’enthousiasme
on oublie la fatigue quand on est dans ce flux ».

  Enfin, Ovide saluant ― dans la lettre V à Maximus Cotta ― le talent de son élève, lui adresse cet éloge :
« quand un écrit résiste à autant de lectures
c’est qu’il tient par sa force et non sa nouveauté ».

  À la pertinence de cette remarque, il faut ajouter ces vers :
« heureux ceux qui ont eu le bonheur de l’entendre (le discours de Cotta)
en jouissant de ta voix autant que de tes mots »
  Et le poète d’exprimer son regret :
« si je n’étais pas en exil
s’il n’y avait pas eu cette faute
ton œuvre c’est ta voix qui me l’aurait offerte ».

  De l’un à l’autre livre, des Pontiques aux Tristes et des Tristes aux Pontiques, dans une lecture en errance perpétuelle, je me suis laissé prendre aux mailles douloureuses de cette voix de l’intime qui revient me chercher aux revers du temps. Les élégies glissent sans anicroches, les vers diluent dans les fibres leur douce cantilène. Et dans le cœur une mélancolie que rien ne vient distraire et qui s’accorde bien avec les tonalités sombres de la mémoire de l’oubli.
  À Marie Darrieussecq, qui a « vécu dans la compagnie d’Ovide » et a frémi de laisser vivre son fantôme par-dessus son épaule, va toute mon admiration. Je la remercie pour avoir remis sur ma route ce grand livre qu’est ce « petit livre ». Le rouvrir avec elle, et le lire a cappella, voix contre voix, c’est en effet « participer à quelque chose qui, malgré tout, ne disparaît pas. Quelque chose qui fait que nous sommes debout sur la Terre, à tourner dans le vide, sous des étoiles qui restent inconnues. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Ovide, Tristes Pontiques, traduit par Marie Darrieussecq


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