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Des manières de faire avec la fracture numérique à Yaoundé 2

Publié le 15 décembre 2008 par Arthurdev

Voici une nouvelle version de mon projet de recherche ; version acceptée par mes directeurs. Il ne me reste donc plus qu’à préciser ma méthodologie d’enquête…

Pays d’Afrique subsaharienne situé au creux du Golfe de Guinée et peuplé de près de 19 millions d’habitants, le Cameroun a, comme le souligne Fernand Guy Isséri, fait des « efforts considérables » en matière de Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) au point  que ces dernières ont aujourd’hui, toujours selon l’auteur, « complètement investi les moeurs » des Camerounais [Isséri, 2006]. Pour preuve, selon les estimations de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), entre 2000 et 2008, le nombre d’internautes est passé de 0,27 % à 2,23 % de la population totale et le nombre d’abonnés à un opérateur de téléphonie mobile de 0,70 % à 24,45 %.

Sur le terrain, ce mouvement de pénétration et d’appropriation des TIC semble être accompagné par un certain nombre d’actions et d’initiatives. Nous pouvons mentionner, en premier lieu, la mise en place en décembre 2007, par l’Etat, d’une « Stratégie nationale de développement des TIC ». Les objectifs de ce plan sont très ambitieux mais leur nombre et leur ampleur nous rendent sceptique quant à sa réalisation effective. En second lieu, nous pouvons signaler la tenue d’événements liés aux TIC tels que la « Fête de l’Internet » ou le salon « Forum.net ». Toutefois, il convient de nuancer la portée réelle de ce type d’événement. Enfin, de manière plus concrète, un certain nombre d’initiatives ont vu le jour telles que « Allô Ingénieur », développée par l’association Service d’Appui aux Initiatives Locales de Développement (SAILD - action qui vise à fournir de l’aide par SMS aux agriculteurs camerounais), et la création, par le réseau Appui au Désenclavement Numérique (ADEN), de trois centres publics d’accès à Internet entre juin 2006 et septembre 2007 dans les villes de Botmakak, Ebolowa et Maroua.

Si tout ce que nous venons de voir témoigne d’une certaine dynamique de diffusion des TIC, le Cameroun connaît toujours un taux d’équipement assez faible au regard de la situation d’un pays dit développé tel que la France ; pays où 90 % de la population dispose d’un abonnement de téléphonie mobile et où 66 % de la population peut être qualifiée d’internaute.

Ainsi, une part importante de la population camerounaise évolue encore dans une certaine pénurie en matière de TIC, dans une absence d’accès et d’usage, généralement désignée par l’expression « fracture numérique » (expression que nous discuterons dans notre mémoire).

Le projet de notre recherche est de répondre à une question a priori assez simple : comment les individus font, au quotidien, avec cette fracture numérique ? Comment se caractérise cette fracture numérique et quelles ruses, quelles manières de faire ces individus mettent-ils en place afin d’y pallier ? Ou, pour reprendre le terme forgé par Michel De Certeau, quelle est la « poïétique » des individus ? Ces derniers n’étant pas « voués à la passivité et à la discipline » (De Certeau, 1990). Dans une perspective géographique, nous nous intéresserons notamment aux conditions et aux contextes territoriaux qui sous-tendent, qui conditionnent, la mise en place de ces « arts de faire ».

Un des avantages de cette approche est de partir et de s’intéresser aux acteurs élémentaires que sont les usagers et non plus seulement aux institutions (pouvoirs publics, collectivités territoriales, acteurs économiques privés, associations et organisations non gouvernementales etc.) comme cela a toujours été privilégié dans les recherches sur les TIC, et continue à l’être, que ce soit en Afrique ou ailleurs [Dibakana J.-A., 2002].

Au-delà de ce point, l’enjeu véritable de cette recherche est de voir en quoi la géographie, l’urbanisme et l’aménagement peuvent être des disciplines mobilisables pour expliquer les processus même d’appropriation et d’usage des nouvelles technologies. Notre hypothèse de départ consiste en effet à dire que les caractéristiques et contextes urbanistiques (c’est-à-dire la densité, la centralité, l’accessibilité, la mixité, la périphicité etc.), influent sur les ruses des individus. 

Comme le souligne Annie Chéneau-Loquay, si, sur le continent africain, « les modes d’appropriation [des TIC] diffèrent en fonction du niveau socio-économique des populations dans un espace donné », nous observons également des différences entre les « quartiers urbains en fonction de leurs caractéristiques socio-économiques et géographiques (quartier central, périphérique, d’affaires, universitaire, résidentiel, classe moyenne, pauvre) [et de] leur contexte global selon l’état du secteur TIC (électrification, infrastructures, politiques centrale et gestion locale) ». Ainsi A. Chéneau-Loquay note que, dans plusieurs capitales africaines (y compris Yaoundé), « plus on va vers les quartiers pauvres et dans les petites villes, plus les télé et cybercentres privés se raréfient », remplacés par « quelques accès communautaires associatifs » [Chéneau-Loquay, 2008].

Sans prétendre effectuer ici une revue complète de la littérature, nous retrouvons le même modèle centre / périphérie chez Dieng Mbaye dans son article sur la ville sénégalaise de Ziguinchor où l’on observe une localisation différenciée des télécentres et cybercentres : « 63 % de ces boutiques sont concentrés dans le quartier de l’Escale et la zone intermédiaire de Santhiaba où se trouve le marché Saint Maur des Fossés contre 37 % dans les zones périphériques. Cette répartition spatiale nous montre une inégalité dans l’accès au téléphone car si, dans le centre-ville, il est possible de voir deux télécentres qui sont distants de 20 mètres, dans la périphérie la distance est en moyenne d’environ 500 mètres. » En étudiant plus finement le cas d’un cybercentre du centre-ville et d’un cybercentre en périphérie, l’auteur souligne bien les différences en terme de confort, d’usagers et de pérennité [Mbaye, 2008].

Dans le même temps, comme l’a montré Guy Gnamien en 2002 dans son mémoire de DEA sur la téléphonie mobile à Abidjan, la localisation n’est pas que subie : en prenant l’exemple d’un jeune ivoirien de 17 ans qui gère, dans le quartier où il réside, une cabine, l’auteur montre combien le territoire du proche constitue une ressource pour le développement des petites activités.  Il s’agit en effet d’une « précaution sécuritaire » (connaissant les gens du quartier, le gérant sait qu’il ne s’y fera pas agresser), d’un moyen de rendre service aux « parents du quartier » et de pouvoir faire crédit à ses clients étant donné qu’il les connaît personnellement ou presque. Dans le même temps, il est évidemment dépendant des carences en infrastructures de son quartier telles que la mauvaise accessibilité ou les coupures d’électricité. En toute logique, il pourrait aller ailleurs en ville bénéficier de meilleures infrastructures mais il évoluerait alors dans un « territoire inconnu » et où lui-même serait inconnu auprès des clients potentiels [Gnamien, 2002].

Enfin, le sociologue Bernardo Sorj a bien montré comment l’organisation non gouvernementale brésilienne Viva Rio arrivait à élaborer des projets efficaces de lutte contre la fracture numérique en approchant et en comprenant finement les contextes locaux et territoriaux sur lesquels elle intervient (à savoir les favelas de Rio : grosso modo des espaces denses et informels), et en travaillant en partenariat et en coopération avec les communautés locales [Sorj, 2003].

Ces quelques éléments bibliographiques, qu’il faudra évidemment approfondir, et même s’ils sont très orientés sur les institutions ou sur les acteurs économiques, nous permettent de justifier a priori la pertinence de notre hypothèse de départ selon laquelle les contextes territoriaux influent sur la mise en place d’activités (pas seulement économiques) autour des TIC.

Pour discuter de cette hypothèse et saisir finement (au-delà du classique modèle centre/périphérie par exemple) les modalités d’influence des contextes urbains sur les pratiques des TIC des individus, nous réaliserons notre travail de recherche à Yaoundé. Capitale politique, Yaoundé est la deuxième ville du Cameroun et constitue, avec Douala (ville au sommet de la hiérarchie urbaine camerounaise), un cas « remarquable en Afrique » de bicéphalisme urbain [Pourtier, 2008]. Sans négliger tout un tissu urbain de villes secondaires dynamiques, Yaoundé et Douala frappent toutes deux par leur forte accélération démographique :  ainsi, comme l’écrit le géographe Michel Simeu-Kamdem, « depuis l’indépendance du Cameroun en 1960, la population de Douala a été multipliée par plus de 11 [et] celle de Yaoundé par 10 » sous l’effet, majoritairement, d’importantes migrations intérieures. Yaoundé et Douala ont ainsi connu une « urbanisation massive » mais qui n’a été que très peu suivie de véritables projets d’aménagement urbain [M. Simeu-Kandem, 2006]. 

Aujourd’hui Yaoundé est, selon le géographe Athanase Bopda, une « agglomération tentaculaire de plus de 150 km2 » [Bopda, 2006] qui, d’un point de vue administratif, est une communauté urbaine divisée en six communes d’arrondissement, avec à sa tête un délégué du Gouvernement nommé directement par le Président de la République (Paul Biya, au pouvoir depuis 1982).

Au sein de Yaoundé, notre étude portera plus spécifiquement sur l’étude de deux quartiers aux caractéristiques socio-géographiques distinctes : Bastos et Essos (choix qui pourra être remis en cause lors de la découverte du terrain).

Selon le géographe René-Joly Assako Assako la ville de Yaoundé se caractérisait, de la période coloniale aux années 70, par un « dualisme urbanistique opposant le centre administratif aux quartiers populaires environnants. » Depuis les années 70, deux autres types de quartiers se sont développés sur la ville : « les quartiers résidentiels haut de gamme » et « les quartiers lotis » [Assako Assako, 1997].

Le quartier de Bastos fait partie des quartiers résidentiels haut de gamme. Il a été créé par la manufacture des tabacs, d’où le nom du quartier, qui voulait loger ses cadres dans des conditions décentes. La population y est donc aisée, la densité de l’habitat faible (étant donné le type d’habitations à savoir des pavillons entourés de grands jardins) et du point de vue du réseau routier est moyennement desservi, traversé par quelques voies principales.

Essos est quant à lui un quartier loti c’est-à-dire que sa création a répondu à une certaine « volonté des pouvoirs publics de lutter contre l’urbanisation anarchique », ce qui est passé ici par une « restructuration d’anciens quartiers populaires ». La densité d’occupation du sol y est élevée et au voisinage des lotissements l’on retrouve une « urbanisation populaire et précaire » [Assako Assako, 1997]. Selon Athanase Bopda, Essos se caractérise par « une analogie parfaite de son profil avec celui de l’ensemble de l’agglomération, à savoir un bon tiers encore de logements de type villageois, une bonne moitié de logements pour citadins pauvres, 5% de logements de “grands des villages” [et] 5% de logements de “grands de la ville” » ce qui lui confère une certaine mixité entre couches urbaines moyennes et pauvres [Bopda, 2003]. Au niveau du réseau routier, ce quartier ne se différenciait guère, en 1997, de Bastos [Assako Assako, 1997].

Par ailleurs, comme l’a mis en évidence Athanase Bopda, ces deux quartiers occupent chacun une place singulière dans l’imaginaire yaoundéen : Essos serait le quartier des « aspirants » à savoir celui des « ouverts », des « actifs », des « sociables », des « gentils » et des « abordables » ; Bastos, serait le quartier des « parvenus » c’est-à-dire des « grands », des « instruits » et des « riches ». Aspirants et parvenus sont pour l’auteur les deux derniers stades d’une « sorte de trajectoire à la fois idéale et classique que suivraient tant les hommes que les lieux au cours de leur intégration dans l’agglomération [yaoundéenne] » (Bopda A., 2003).

Nous prendrons donc dans chacun de ces quartiers une pratique, une manière de faire particulière avec les TIC. Nous interrogerons les personnes qui en sont à l’origine et ceux qui en bénéficient. Nous étudierons ces pratiques dans leur territoire respectif et nous les comparerons entre elles ; tout cela afin de montrer que si la diffusion des TIC est un phénomène planétaire, leur appropriation n’en est pas moins toujours dépendante des contextes urbanistiques et territoriaux locaux.

Bibliographie :

Assako Assako R.-J., « Essai de différenciation des quartiers de Yaoundé à l’aide d’une image HRV de SPOT », Télédétection des milieux urbains et périurbains, ed. AUPELF-UREF, 1997

Bopda A., « Yaoundé », Atlas du Cameroun, ed. du Jaguar, 2006

Bopda A., Yaoundé et le défi camerounais de l’intégration, CNRS Editions, 2003

Chéneau-Loquay A., « Les territoires de la téléphonie mobile en Afrique », Netcom, vol. 15, n°1-2, septembre 2001

Chéneau-Loquay A., « Rôle joué par l’économie informelle dans l’appropriation des TIC en milieu urbain en Afrique de l’Ouest », Netcom, vol. 22, 2008 & Netsuds, vol. 3, 2008

De Certeau M., L’invention du quotidien, 2 tomes, Folio Essais, 1990 (1ère éd. 1980)

Dibakana J.-A., « Usages sociaux du téléphone portable et nouvelles sociabilités au Congo », Politique Africaine, n°85, mars 2002

Gnamien G., « Téléphonie mobile, modes d’appropriation et structuration de l’espace urbain : exemple de la ville d’Abidjan », mémoire de DEA de Géographie, sous la direction d’Annie Chéneau-Loquay, Univ. Bordeaux III, 2002

Isséri F. G., « Infrastructures, communications », Atlas du Cameroun, ed. du Jaguar, 2006

Mbaye D., « Le rôle des initiatives privées dans le développement des TIC à Ziguinchor », Netcom, vol. 22, 2008 & Netsuds, vol. 3, 2008

Pourtier R., « Yaoundé », Encyclopaedia Universalis, v. 14, 2008

Simeu-Kamdem M., « Urbanisation », Atlas du Cameroun, ed. du Jaguar, 2006

Sorj B., Brazil”, Confronting inequality in the Information Society, UNESCO Brazil, 2003

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