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“La fortune ne vient pas en dormant seule”

Publié le 20 décembre 2008 par Savatier

 Les Salons littéraires, qui participèrent si activement à la vie intellectuelle française du XVIIe au XIXe siècles, ont depuis longtemps disparu. Le dernier, je crois, fut celui « de l’avenue Foch », animé jusqu’au milieu des années 1980 par Anne Auger du Breuil. Cénacles culturels ou réunions de joyeux artistes, bureaux d’esprit ou antichambres du quai Conti, souvent un savant assemblage de tout cela, la presque totalité ces salons avaient un commun dénominateur : des femmes les présidaient, qui furent toutes assez exceptionnelles pour leurs temps : Madeleine de Sablé, Julie de Lespinasse, Marie-Thérèse Geoffrin ou Juliette Récamier, pour ne citer que les plus célèbres.

Le Second Empire vit fleurir d’autres salons ; les plus marquants, pour la grande et la petite histoire, furent sans doute ceux de la princesse Mathilde, d’Apollonie Sabatier (la Présidente) et de Jeanne de Tourbey. C’est la biographie de cette dernière que vient de publier Pierre-Robert Leclercq sous le titre : La Comtesse de Loynes (Le Cherche-Midi, 297 pages, 18 €).

Etrange destin que celui de cette femme née Marie-Anne Detourbay en 1837, dans un milieu on ne peut plus modeste, inhumée en 1908 dans la 30e division du cimetière Montmartre sous le nom de Comtesse de Loynes ! Pierre-Robert Leclercq nous conduit sur ses traces dans un ouvrage bien documenté qui fait penser à ceux qu’écrivirent au début du XXe siècle Frédéric Loliée ou Marcel Boulanger. On y retrouve la même plume alerte, le goût des mots d’esprit, la connaissance du Paris de l’époque, de ses égéries et cette particularité éditoriale devenue rare de faire figurer en tête de chaque chapitre les thèmes principaux qui y seront évoqués. Il y a deux profils chronologiquement distincts, chez l’héroïne de cette biographie.

Le premier relève du personnage balzacien : une enfant pauvre, rinceuse de bouteilles dans sa ville natale de Reims, une adolescente que sa beauté conduit dans un bordel de la même ville, une jeune fille ambitieuse qui « monte à Paris », devient pensionnaire d’une maison close de renom où Dumas-fils la remarque et voit en elle une nouvelle Marie Duplessis. Vive d’esprit et avide d’apprendre, Sainte-Beuve se chargera, à la demande de Dumas, de parfaire son éducation. Ce sera une réussite, car l’élève est douée. Consciente, selon le mot postérieur de Caroline Otéro que « la fortune ne vient pas en dormant seule », Marie-Anne Detourbay, devenue Jeanne de Tourbey collectionne les amants fortunés. Comme je l’avais écrit dans mon essai sur L’Origine du monde à son sujet, citant le mot d’Alphonse Allais : « Etre “de quelque chose”, ça vous pose un homme, comme être “de garenne”, ça vous pose un lapin.» Marc

Fournier, directeur de théâtre, Emile de Girardin, célèbre patron de presse, l’aideront à atteindre l’une des marches les plus élevées du podium de la haute bicherie : le prince Napoléon (dit Plonplon…), fantasque cousin de l’empereur. Car c’est l’un des talents de Jeanne de rester toujours en bons termes avec ses amants, une fois leurs liaisons rompues, et de savoir en obtenir le soutien. Installée rue de l’Arcade, Jeanne y tient salon tous les vendredis ; elle se distingue par son charme et ses qualités d’hôtesse. Ses invités seront d’abord des artistes, Théophile Gautier, Ernest Renan, Flaubert, qui lui adresse quelques lettres un peu lestes et s’amuse à la courtiser, Sainte-Beuve ou encore Arsène Houssaye. On y parle d’art et on s’y amuse autour d’une bonne table dans une atmosphère détendue. A partir de 1865, elle devient la maîtresse de Khalil-Bey, diplomate de la Sublime-Porte qui fut le commanditaire de deux chefs-d’œuvre de Courbet : Le Sommeil et L’Origine du monde. Khalil-Bey rentré en Turquie, Jeanne rencontra Ernest Baroche, charmant, fortuné, amoureux, auteur à ses heures de livres érotiques. Elle eut pu devenir Madame Baroche, la guerre de 1870 en décida autrement. Mort au combat, Baroche lui légua toutefois une fortune qui allait la mettre définitivement à l’abri des aléas que pouvaient rencontrer les femmes entretenues, l’âge venant. La fin de ce premier acte coïncide donc avec la chute de l’Empire.

Le second profil de Jeanne de Tourbey – et le second acte de sa vie – font moins penser à Balzac qu’à Edouard Drumont… Devenue comtesse de Loynes par demi-mariage, elle continua de tenir salon, dans un entresol du 152, avenue des Champs-Elysées, mais un glissement progressif s’opéra dans le choix de ses convives. Ses dîners devinrent un repaire de ce que la droite française comptait de plus radical et antidreyfusard. Comme bien des lorettes qui avaient construit leur carrière sans trop se soucier de la « morale chrétienne » et comme certains artistes qui avaient multiplié les liaisons plus ou moins scandaleuses - Dumas fils, Maxime Du Camp, etc. -, elle finit par se découvrir (souci de respectabilité ou franche hypocrisie ?) des

« principes » catholiques et se fit partisane de l’Ordre moral qui sévissait alors. Elle devint un pilier d’un nationalisme qui peinait à dissimuler son antisémitisme et son antiparlementarisme derrière la notion beaucoup plus sympathique de patriotisme, dans une France mutilée de ses deux provinces orientales au profit de l’Allemagne. Si Clémenceau et Anatole France firent un bref passage à sa table, Gautier ou Flaubert furent remplacés par Drumont, François Coppée et le général Boulanger ! L’art s’effaçait devant la politique, l’esprit de liberté devant le conservatisme. Ses incursions dans le monde des Lettres se limitèrent surtout à un subtil jeu d’influence en vue de faire élire quelques académiciens choisis dans son courant de pensée. C’est ainsi qu’à partir de 1899, Jeanne fut l’égérie de la Ligue de la patrie française, y plaçant en première ligne son amant, Jules Lemaître (de seize ans son cadet), critique connu, écrivain médiocre et politicien assez velléitaire. Les déboires électoraux de la Ligue eurent en partie raison de son salon qui conservait une atmosphère « second empire » tombée en désuétude. Boni de Castellane, dans ses Mémoires, raillera la décoration de son appartement, le mauvais goût de ses « meubles recouverts de peluche brune à franges bon marché » ; Maurice Barrès confiera à l’abbé Mugnier : « elle devenait agaçante quand elle parlait de sauver la France ». Jeanne de Tourbey costumée en Pucelle d’Orléans ? A tous égards, on peine à y croire. Animer un salon littéraire est un art, se mêler de politique en est un autre, qui fait naître moins de satisfactions que de désillusions. Cette orientation vers la politique, toutes tendances confondues, finira d’ailleurs par tuer les salons dans la première moitié du XXe siècle, comme l’écrira Pascal Ory dans un chapitre du second tome de L’Histoire des droites en France, publié sous la direction de Jean-François Sirinelli.

Le livre de Pierre-Robert Leclercq se lit comme un roman ; l’auteur prend soin de dessiner le contexte politique et historique des différentes époques traversées par son héroïne (le rappel de l’affaire Dreyfus, notamment, est un modèle du genre) qui, dans son testament, léguera à Mme Léon Daudet assez d’argent pour financier L’Action française. Il brosse aussi le portrait des principaux protagonistes dont certains seraient, sans Jeanne, tombés dans l’oubli. Avec lucidité, il résume son parcours dans son dernier chapitre :

 « Au cours du demi-siècle de son règne, Marie-Anne Detourbay n’a pas fait ni refait le monde, mais de Boulanger qui met en scène sa vie et ses refus au jeune Antoine qui invente la mise en scène des chefs-d’œuvre, de Courbet qui fait vibrer les couleurs à Barrès dont la plume noircit les portraits, de Coppée inventeur d’une Ligue pour révolution douce à Proust qui aperçoit un peu d’Odette Swann en regardant la comtesse de Loynes, bien des événements, bien des créations ont trouvé leur source ou ont fait un passage dans son salon. »

Influente, mais discrète, on ne connaît d’elle qu’un beau portrait, dû au pinceau d’Amaury-Duval ; il est conservé au musée d’Orsay et sert avec bonheur de couverture au livre.

Illustrations : Gustave Flaubert, portrait charge de Giraud, vers 1866 - Jules Lemaître, photographie.


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