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Et le Ferney banqua...

Par Loïs De Murphy

Explication de texte à propos du titre : jeu de mots avec le Ferney-Branca et le verbe « banquer » qui est un terme de marine et signifie quelque chose comme pêcher la morue sur le banc de Terre-Neuve.

Ferney
Eric Poindron m'offre un cadeau de Noël avant l'heure avec des nouvelles de Frédéric Ferney plutôt réjouissantes. Après son éviction de France 5, il ouvre les portes d'un Bateau Libre (clic) pour ma plus grande joie. Il y a belle lurette que je ne lis plus le blog de Pierre Assouline, et j'ai épuisé mon stock de mocassins à jeter sur François Busnel le jeudi. Autant vous dire qu'il était temps, je n'en pouvais mais !

A l'arrêt de son excellente émission, j'étais dans cet état d'esprit :

« Le Bateau Livre a Ferney ses portes (rédigé le 12 juin 2008)

Je me souviens de l’inondation de Boulogne Billancourt en mille neuf cent dix. Je me la rappelle d’autant mieux que je n’étais pas née à cette époque ni n’ai jamais mis les pieds sur un seul des bords de la Seine. La lecture permet de revendiquer tant de mémoires, de convoquer autant de voyages, de cousinades, de brasser dans l’effervescence de tellement de héros aux personnalités typées ou d’hommes et de femmes blessés dans un retrait, que je comprends quand les personnes qui ne lisent pas s’éprouvent seules après leurs journées de servitudes contre un toit, un bout de pain, un amour pâle et une connexion à Internet. Une vie, souvent la leur, ne suffit pas. Cette grande crue est centennale, pourtant aujourd’hui je marche sur le quai du Pont du Jour. Plus rien ne subsiste du souvenir que j’avais de l’endroit, évoqué par une ancienne lecture, un film de Faurez ou une vieille carte postale je ne sais plus mais qu’importe. Une boucaille comme en Irlande échoue à mouiller ses pontons, rapidement séchés par un disque falot derrière une étoupe de nuages. Sur un banc mal serti entre deux pièces aux métaux rouillés se tient monsieur Poivre. L’homme est d’un certain âge, et par coquetterie s'obstine à tenir des reflets roux sur un crâne dégagé pour sentir dans ses veines les origines bretonnes qu’il aurait voulu avoir. Il regarde la Seine mais son banc l’emporte à Tregastel où les horizons lui rapportent des bateaux alourdis du poids des shangaïés, matelots enrôlés de force dont il a sûrement imité les enlèvements dans sa jeunesse avec son frère.

Peut-être qu’il cherche à se faire embaucher comme docker à présent qu’il ne travaille plus pour l'entreprise de maçonnerie du bout du quai. Je le toise de l’endroit où je me tiens et ne ressens rien. Je serre un gilet de cotonnade africaine sur mes épaules et poursuis ma promenade le long du fleuve.

Lassée de tant marcher j’avise un des pontons. Un autre homme s’y tient assis, les genoux serrés entre ses coudes. Il porte une chevalière à l’auriculaire mais je suis trop loin pour voir si elle est armoriée. Je ne peux pas m’approcher pour satisfaire ma curiosité car nous n’avons pas élevé les Oscar Wilde ensemble. Il tourne le dos à un bateau ivre blessé par un peau-rouge criard qui l’a pris pour cible. Un qui se croit important sûrement, et qui a voulu le moucher du pied. J’espère qu’il ne songe pas à lui faire une lettre, il faut être sûr du goût du récipiendaire pour la lecture voire la culture pour cela, et ça m’obligerait à tenter de l’en empêcher.

Je voudrais lui dire qu’il peut mettre son talent de haleur au service des livres par d’autres biais, mais je n’ose pas l’aborder. Ce voyage jusqu’à Paris et cette rencontre ne sont pourtant que le fruit d’une de mes songeries.

J’ai pénétré dans son bateau pendant des années à la suite d’écrivains qui m’ont donné davantage soif. Je pourrais un peu lui en vouloir, car je lui dois la modestie de ma mise. Le lendemain de ces visites à bord, je donnais souvent la priorité à un titre d’Erri de Luca plutôt qu’à un bout de tissu mort à crédit dans une vitrine. Les auteurs conviés prenaient leur temps pour parler, mais aussi et je dirais même surtout, pour se taire. Le temps de silence d’un écrivain qui regarde la paume de ses mains ou le bout de ses pieds est riche, autant que celui qui précède son écriture et ses ratures.

Oserais-je lui dire merci pour l’homme qui vit dans mon lit, amoureux tardif – vaut mieux que jamais – de la lecture depuis ces descentes hebdomadaires dans le solide esquif ?

Les horaires absurdes de ces promenades nous donnaient l’impression de naviguer dans la varangue plutôt qu’en cabine mais cela nous allait, l’espace était suffisant pour tenir un livre ouvert.

Je prends le chemin du retour à présent car il fait froid. Je m’éloigne sans oser vous regarder ni faire un signe de la main mais ne rentrez pas trop tard et prenez soin de vous, cent quatre-vingt mille fidèles vous attendent. »


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