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Peter Grimes

Publié le 05 janvier 2009 par Porky

Le second opéra de Benjamin Britten fut créé au Sadler’s Wells de Londres le 7 juin 1945 et connut un succès triomphal. Sans doute était-ce dû au mélange de modernité et de romantisme qui caractérise son sujet : le déchirement individuel, la solitude d’un être à part et l’inéluctabilité du destin. Peter Grimes est frère du Hollandais Volant et de Wozzeck ; mais si le premier connaît la rédemption par l’amour de Senta, Peter, comme Wozzeck, est un être absolument seul, exclu de la société, pêcheur abandonné qui n’a plus qu’une solution pour voir s’achever sa souffrance, s’enfoncer dans l’immense tombeau noir de la mer.

A l’origine de l’opéra, il y a un poème, The Borough, écrit par le Révérend George Crabbe qui fut l’un de ces clergymen anglais « éclairés » du 18ème siècle. Poète très populaire, Crabbe jouit en son temps d’une immense célébrité. The Borough se compose de 24 « lettres » en forme de poèmes qui décrivent la vie des pauvres, les prisons, les asiles, etc. On trouve déjà, disséminés dans les différentes lettres, les personnages de l’opéra. Ainsi Ned l’apothicaire apparaît dans le lettre 7 ; Ellen Orford, l’institutrice veuve, dans la lettre 20, Peter Grimes dans la lettre 22. La taverne « le sanglier » est également présente avec sa patronne qui change régulièrement de « nièces », pauvres et jolies filles venues de la campagne pour satisfaire les désirs des clients.

L’histoire de Peter Grimes est tirée d’un fait réel et le personnage inspiré d’un authentique pêcheur, Tom Brown qui vivait à Aldeburgh au 18ème siècle. Dans le poème de Crabbe, Peter Grimes n’est pas le personnage torturé et marginal qu’en a fait le librettiste de l’opéra, Montagu Slater ; c’est un homme violent, brutal, un voleur, un ivrogne, une brute épaisse responsable de la mort de son père et qui brutalise avec un sadisme certain ses apprentis, issus des asiles de pauvres de Londres. Les fantômes de ses apprentis brutalisés hantent Peter Grimes et l’entraînent dans la folie. A aucun moment, Crabbe ne manifeste de la sympathie envers son héros, au contraire. « L’esprit qu’on a montré ici, écrit-il, est de ceux que la pitié n’émeut pas, sur quoi le remords n’a pas prise et que la honte ne corrige pas. »

Montagu Slater a donc été obligé de modifier sensiblement le caractère du héros afin qu’il puisse gagner la sympathie du public moderne. Il a d’abord changé la date à laquelle ont lieu les événements : Crabbe les situait vers la fin du 18ème ; Slater les repousse en 1830. Ensuite, la brute sinistre de Crabbe devient un héros byronien, dont la fierté et la volonté ne peuvent s’accommoder de la société dans laquelle il vit ; il a cependant suffisamment d’imagination pour comprendre qu’il s’inflige ainsi des pertes irréparables.

En ce qui concerne la genèse de l’opéra, laissons la parole à Benjamin Britten lui-même : « Pendant l’été de 1941, travaillant en Californie, il m’arriva de parcourir un jour un numéro de la revue « The Listener » qui comprenait un article de E. M. Forster sur Georges Crabbe. Je ne connaissais pas les poèmes de Crabbe à cette époque mais la lecture de cet article me donna une telle nostalgie du Suffolk, où j’avais toujours vécu, que je me procurai ses œuvres et commençai par Le Bourg (The Borough). L’article de Forster réveilla en moi le regret de cette côte farouche et impressionnante, la côte d’Aldeburgh. […] Le Bourg et surtout l’histoire de Peter Grimes fournirent un sujet et un fond, à Peter Pears et à moi-même, pour le scénario d’un opéra. […] En arrivant en Angleterre en 1942, je soumis mon projet à Montagu Slater et lui demandai de se charger du livet. Les discussions, les révisions, les corrections, demandèrent presque 18 mois. En juillet 1944, je commençai à composer la musique et la partition fut terminée en février 1945. […] En écrivant Peter Grimes, j’ai voulu exprimer les rigueurs de la lutte perpétuelle menée par les hommes et les femmes qui dépendent de la mer, bien qu’il soit difficile de traiter sous la forme théâtrale un sujet aussi universel. »

Outre le fait que le drame se situait dans sa région natale, le destin pathétique de ce personnage marginal ne pouvait qu’intéresser Britten. Les thèmes de l’œuvre : l’incompréhension de la société, la destruction de l’innocence, inspirèrent le contenu et la force de sa musique. Peter Grimes est le premier opéra de Britten basé sur une frustration. Les personnages sont l’incarnation de la cruauté des éléments naturels ; quant au héros, c’est une victime, une sorte de bouc émissaire qui ne peut que se sacrifier pour expier sa faute et celle de la communauté.

Pour compléter le portrait de ce personnage tourmenté, ambigu, voici ce qu’en disent trois grands interprètes du rôle.

- Peter Pears, le créateur du rôle en 1945 : « Dans l’opéra de Britten, le Bourg ressemble étonnamment à celui de Crabbe et la plupart des personnages sont repris tels quels : Tantine, la propriétaire du « Sanglier », et ses deux nièces ; Ned Keene, le guérisseur ; Swallow, l’avocat ; Le Recteur, etc. Peter Grimes, en revanche, est un personnage nettement plus complexe, qui ne rappelle que d’assez loin le « desperado » du poème de Crabbe. Ainsi, dans le prologue, quand il fait au Coroner le récit de la mort de son apprenti en mer, il est clair qu’il dit la vérité : de même plus tard, dans sa cabane, les hallucinations qui lui font voir le visage du jeune garçon mort, les yeux fixés sur lui, montrent qu’il n’a pas l’âme d’un meurtrier. C’est la force des préjugés qui dresse la foule des villageois contre lui, comme le confirment d’ailleurs les paroles du Coroner. […] Grimes n’est ni un héros, ni un « méchant » d’opéra. Il n’est pas plus un sadique ni un personnage démoniaque et la musique ne laisse aucun doute là-dessus. C’est en réalité un être tout à fait ordinaire, un faible, en guerre avec la société dans laquelle il vit. Ses efforts pour triompher de cette société l’amènent à enfreindre le code des conventions sociales, il se voit donc catalogué comme un criminel par la société et, à ce titre, détruit par elle. Il y a, je pense, encore beaucoup de Peter Grimes autour de nous ! » (1)

- Marcel Huylbrock, qui fit connaître Peter Grimes en France et interpréta le rôle en 1962 à Strasbourg, 1968 à Bordeaux et 1971 à Marseille : « Peter Grimes est d’abord pour moi un être profondément romantique, un de ces indomptables secoués par leur force intérieure –mais pas du tout cet être brutal et sadique que décrit le poème de Crabbe. Dès le lever du rideau, dans la salle d’audience, on le voit, buté dans son orgueil, écrasé de solitude et d’incompréhension. Il a l’impression d’être d’un autre monde. Pourtant, il aspire à avoir une vie normale, avec une femme –il voudrait bien que ce soit Ellen, l’institutrice- et des enfants : il voudrait ne plus être un marginal ; mais la fatalité chaque fois pèse et l’enfonce un peu plus. Le dernier apprenti est tué tout à fait par hasard : c’est un concours de circonstance absolument abominable qui fait que le malheureux glisse et se tue au moment où Peter Grimes le jette dehors. Il y a une fatalité accrochée à Peter Grimes : il est celui qui a tiré la mauvaise carte du destin, et il en souffrira jusqu’au bout. Et à la fin, tout est si clair dans cette dernière vocalise, absolument déchirante, hallucinante : on dirait un chien qui hurle à la mort. » (2)

- Jon Vickers, qui triompha au Met de New York dans le rôle titre en 1967 et devint LE Peter Grimes lorsque Peter Pears se retira de la scène. « Peter Grimes est une vigoureuse condamnation des idées préconçues, des préjugés, de l’injustice sociale. C’est une œuvre tout à fait prophétique en ce qu’elle montre bien comment la société actuelle, sûre de son bon droit, exclut celui qui se distingue, qui ne se conforme pas, qui ose réussir. Peter Grimes n’a pas réussi mais il est le symbole de tous ceux que la société rejette par la seule force de ses préjugés. Il pourrait être l’anti-héros de n’importe quelle génération. Voilà le miracle de toutes les grandes œuvres d’art : elles sont universelles et éternelles. […] Je pense que Peter Grimes offre à l’artiste qui chante le rôle, au metteur en scène, au décorateur et à tous les autres, la possibilité de dire au public : « Regardez, écoutez et réfléchissez, car c’est de vous qu’il s’agit. » Et cela vaut aussi pour nous, qui sommes sur la scène. » (3).

(1) Radio Times, 8 mars 1946, traduction de Catherine Collet

(2) Interview d’Alain Duault

(3) Interview de Carole Felton, traduction Catherine Collet.

Photos des différentes productions de Peter Grimes : Album photo n°9

Argument : Prologue – L’hôtel de ville du village « The Borough » - Une enquête est menée par le coroner au sujet de la mort du dernier apprenti de Peter Grimes, pêcheur de son état. Les habitants le soupçonnent d’avoir tué le garçon. Lorsqu’on lui demande de témoigner, Grimes raconte l’histoire survenue en mer, la dérive du bateau provoqué par un vent contraire, l’attente en pleine mer pendant trois jours et la mort par le froid du jeune garçon. Le coroner après avoir demandé à Ned Keene, au Pasteur, à Bob Boles, à Mrs Sedley et à Ellen Orford de confirmer les détails de ce qui s’est passé lorsque Grimes a échoué son bateau, déclare la mort de l’enfant accidentelle. Il rappelle cependant que c’est le genre d’incident que les gens n’oublient pas et conseille à Grimes de se conduire désormais en adulte et non plus en enfant. Restée seule avec Grimes, Ellen tente de le consoler ; Peter est réconforté par la confiance qu’elle a en son avenir.

ACTE I - Premier tableau – Une rue du village, devant la taverne du « Sanglier », le matin. Le village s’anime peu à peu ; on se croise, on se salue, on se parle. Il y a Tantine, la tenancier du pub, Boles, le Capitaine Bastrode, qui s’inquiète du temps ; arrivent Mrs Sedley et Swallow, puis Ned le pharmacien. La voix de Grimes s’élève off, demandant de l’aide ; seuls Bastrode et Ned se décident à lui donner le coup de main demandé. Puis, Grimes entre. Ned lui explique qu’il lui a trouvé un nouvel apprenti et il demande à Hobson, le voiturier, d’aller le chercher là où il l’a acheté. Hobson refuse, arguant qu’il n’a pas de place et tout le monde le soutient. Entre Ellen, qui s’emploie à le convaincre et décide d’aller elle-même chercher le nouvel apprenti. Finalement Hobson accepte et tout le monde s’active de nouveau. Mais Bastrode remarque qu’on a hissé le signal de tempête : les villageois prient pour que leur rivage soit épargné et se dispersent. Bastrode et Grimes restent seuls.

Au cours de la discussion qui s’engage entre les deux hommes, Bastrode s’étonne de l’isolement de Grimes qui préfère la solitude à la chaleur du pub. Peter explique qu’il n’est pas du village, que ses racines ne sont nulle part et qu’il n’est qu’un étranger ; il raconte ensuite l’horrible aventure qui lui est arrivée lorsqu’il s’est retrouvé seul en mer avec un enfant mort. Pour mettre un terme aux médisances, Grimes affirme qu’il veut acheter sa respectabilité en devenant riche et en épousant Ellen. Bastrode a beau essayer de le convaincre que l’argent n’a aucune valeur rédemptrice, Grimes s’entête. Bastrode l’ayant quitté, il rêve à la paix que pourrait lui apporter un mariage avec Ellen. La tempête éclate.

Deuxième tableau – L’intérieur du « Sanglier », le soir. Au-dehors, la tempête fait rage. Mrs Sedley attend dans un coin le médicament que doit lui apporter Ned. Bastrode ne peut pas supporter le bruit que font les « nièces » et se fait rabrouer par Tantine. Boles entre, complètement soûl, veut faire des avances aux nièces mais est maîtrisé par Bastrode. La taverne se remplit. Ned puis Peter Grimes arrivent. Le second déclenche aussitôt un mouvement de sourde hostilité. Boles veut lui casser une bouteille sur la tête. Pour alléger l’atmosphère, Tantine entonne une chanson populaire. Entrent enfin Hobson, suivi de John, le nouvel apprenti de Grimes et d’Ellen. Ils sont trempés. Grimes emmène immédiatement le garçon chez lui.

ACTE II – Premier tableau – Même décor qu’au premier tableau du premier acte – Quelques semaines plus tard, matin d’un dimanche. Grand soleil ; les cloches appellent les fidèles à la messe. Ellen entre avec le petit John. Elle s’assied près d’un bateau et tricote tout en vantant à l’enfant les mérites de l’existence. Elle s’aperçoit tout à coup que la veste du garçon est déchirée et qu’il a une marque au cou. Peter Grimes vient chercher l’enfant afin qu’il travaille ; il reste sourd aux déclarations d’Ellen lui objectant que le dimanche est un jour de repos. Elle essaie en vain de lui démontrer qu’un tel acharnement au travail est inutile. Elle s’inquiète à propos de leurs projets communs et prononce les mots qui vont déclencher la catastrophe car ils signent son rejet de Peter : « Nous avons échoué ». Le pêcheur, dans un accès de violence, la frappe et part avec son apprenti tandis que la jeune femme sort en pleurant. Tantine, Ned et Boles ont vu la scène ; la rumeur au sujet de Grimes repart de plus belle. Tandis que Bastrode cherche à calmer les esprits, Boles attise la fureur des villageois. Ellen revient : elle essaie d’expliquer comment Grimes et elle voulaient essayer de bâtir un bonheur simple, mais on la rejette à son tour. Un groupe d’hommes, excités et vociférants, décide de se rendre à la cabane de Grimes.

Deuxième tableau – La cabane de Peter Grimes. Grimes parle à son apprenti tout en se parlant à lui-même. Il lui dit ce qu’il est et ce qu’il rêve d’être, essayant malgré tout d’établir à travers ce long monologue une sorte de dialogue avec le garçon. Mais l’enfant n’éprouve pour lui qu’une peur panique. Le groupe des villageois s’approche en grondant de la cabane. Grimes ordonne à l’apprenti de se rendre au bateau et lui recommande de prendre garde en descendant la falaise. On frappe à la porte ; Grimes s’apprête à ouvrir lorsque retentit un cri d’agonie : le petit John a glissé et vient de tomber de la falaise. Peter court à la porte de derrière et descend précipitamment. Le groupe de villageois entre dans la cabane, l’inspecte, puis repart. Bastrode, resté seul, se penche par la porte de la falaise et aperçoit le drame : il descend en hâte.

ACTE III – Premier tableau – Même décor que premier tableau premier acte. La nuit, quelques jours plus tard. Il y a un bal dans la Salle des Assemblées et la taverne de Tantine est brillamment éclairée. Boles veut séduire une des nièces mais n’y parvient pas ; Mrs Sedley essaie de convaincre Ned que Grimes a assassiné son dernier apprenti. On ne les a plus revus depuis quelques jours, ni Grimes, ni le petit. Ned l’envoie promener. Mrs Sedley se tapit dans l’ombre d’un bateau et attend. Ellen et Bastrode remontent de la plage : il explique à la jeune femme que le bateau de Grimes est toujours là, bien que l’homme semble avoir disparu. Puis il montre le tricot qu’il a trouvé, rejeté par la marée ; Ellen, bouleversée, reconnaît celui qu’elle a tricoté pour John. Ils décident tous deux de soulager la douleur morale de Grimes et s’en vont. Mrs Sedley a tout entendu et parvient à convaincre le juge Swalow de la culpabilité de Grimes. Hobson ameute le groupe de pêcheurs réunis dans la taverne et, menée par Boles, la chasse à l’homme commence.

Deuxième tableau – Quelques heures plus tard, même endroit qu’au tableau précédent. Tout est désert. On entend les rumeurs de la poursuite et les cris des hommes en chasse. Les nuages brouillent la lueur de la lune. De temps en temps, s’élève le Bruit de la corne de brume. Peter Grimes est là, seul dans la nuit, l’esprit égaré. La milice au loin crie « Peter Grimes ». Par bribes, il parle de chez lui, évoque sa tragique histoire, sa solitude, ses obsessions, ses rêves. Ellen et Bastrode arrivent ; il semble ne pas les reconnaître. Dans un court passage parlé, Bastrode dit à Peter d’emmener son bateau en mer et de le faire couler. Ils font lentement glisser le bateau puis Bastrode revient seul et emmène Ellen, effondrée.

La nuit se dissipe, c’est le matin. Le village se réveille et connaît dans ses rues l’animation de tous les jours. Swallow arrive et annonce qu’un bateau coule au large. Cette nouvelle n’intéresse personne. « Encore une de ces rumeurs », dit Tantine. « The Borough » s’apprête à vivre une nouvelle journée, aussi ordinaire que les précédentes.

VIDEO 1 : Fin de la scène de la folie et fin de l’opéra – Peter Pears (Peter) – Heather Harper (Ellen) – Film TV 1969 BBC

VIDEO 2 : Intégralité de l'opéra pour ceux qui ont le temps.


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