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Revue Critique, Les Intensifs, (lecture d'Anne Malaprade)

Par Florence Trocmé

Critique L’horizon d’attente de ce numéro de Critique ne se contente pas de rêver au Livre : il l’imagine, le construit, chaque contribution du volume constituant une entrée dans un livre-phare qui donne à voir, à entendre, à observer et à poursuivre ce que certains écrivains qui ne forment ni groupe ni école ont élaboré selon des procédures et des affects qui esquissent, cependant, un courant d’affinités.

Le texte d’ouverture constitue une préface signée à quatre mains : Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen exposent leur projet qui relève d’un montage associant le verbe au visible, la parole à la page, dans une grammaire attentive aux césures, clausules, points d’impact. Comment articuler les exactes rencontres entre texte et lecteurs, texte et éditeurs, comment mettre en fiction certains coups de foudre essentiels qui rayonnent en lettres vives ? Construire un « dynamogramme », une « relation en mouvement » qui fédère sans aplanir, réunit sans astreindre, et s’efforce d’ouvrir l’espace-temps de la revue à la structure d’un livre d’aventures (voyage, débarquement, observation cachée, poursuite sans capture, piège et autres ruses…) abordant la fiction et/ou le vers  comme une île mystérieuse, tel est le mouvement d’approche qui anime l’ensemble des textes montés selon une architecture sonore, celle de l’écho. Des liens continus, ainsi, se tissent entre des écrivains dont les œuvres sont commentées et des lecteurs qui, continuant une aventure qui ne s’en tient jamais au déchiffrage, offrent en retour un espace de recueillement aux signes déposés – indécidable communauté formée par Anne-Marie Albiach, Pierre Alferi, Mathieu Bénézet, Jean-François Bory, Marie-louise Chapelle, Danielle Collobert, Jean Daive, Dominique Fourcade, Isabelle Garron, Emmanuel Hocquard, Roger Lewinter, Anne Parian, Jean-Michel Reynard, Claude Royet-Journoud, Alain Veinstein, Bénédicte Vilgrain, Francis Cohen, Abigail Lang, Françoise de Laroque, Henri Lefebvre, David Lespiau, Bernard Noël, Eric Pesty, Jacques Roubaud, Michel Surya, Frédéric Valabrègue, Jason Volniek, Michèle Cohen-Halimi et Roger Laporte. Morts ou vifs, tous vivent l’écriture et écrivent la vie selon une intensité conditionnée en mesure, seule loi qui vaille lorsque la tempérance menace d’engourdir les esprits dans le corps d’une parole formatée. Tous inquiètent l’excès, en eux, du monde, et le projettent dans l’obscurité d’une langue défiant la clarté du Réel sans jamais s’y soustraire. Ils pratiquent la syntaxe avec passion -souffrance, empathie, joie, impuissance- en explorent les ressources les plus tenues, les plus secrètement muettes, et conçoivent des livres au présent, en charge d’un temps densifié au-delà de toute appréhension.

Bernard Noël, qui publia Mezza Voce en 1984 dans la collection « Textes » qu’il dirigeait chez Flammarion, rend compte du bouleversement sourd et intime que suscite en lui chaque page d’Anne-Marie Albiach, et compose à son tour quelques paysages mentaux fragmentaires qui précipitent sa lecture en expérimentant un rituel pratique : une rencontre a eu lieu. Un texte en contemple un autre, le second se réfléchit dans le premier comme un miroir renvoie à l’infini certaines nuances, certaines vibrations. L’un et l’autre, l’un dans l’autre, la « nudité obscure » du premier dessine la parole en archipel du second. Et les mots, ruines sensées, consolident en plein vide un face-à-face qui ne reste pas sans écho. Scène, page, discours : le lecteur met en scène sa lecture, et le théâtre des signes opère une mise en espace dans laquelle on retrouve les souffles, mêlés, du couple écrivain-lecteur. La lecture apparaît alors comme une valse sensible aux murmures ombrés des signes. Chaque lecture est la restitution d’un bal ou d’une cérémonie funèbre auxquels participent tous ceux pour lesquels la ponctuation du temps dans la langue est de l’ordre d’une nécessité rythmique.

Dire, provoquer, excéder jusqu’à meurtrir l’intensité : la prose comme le vers, la fiction et le reportage en conçoivent la dimension sacrée, au plus proche de la Matière verbale.

Critique se clôt par la publication d’une lettre « hypercritique » de Roger Laporte envoyée à Claude Royet-Journoud fin 1985. C’est l’écrivain lui-même, cette fois, qui prend en charge une lecture explicitement impossible : celle de ses propres livres, jugés illisibles, dont la cruauté et l’exigence censurent tout regard apaisé. Seul l’Autre accepte de ne pas comprendre, tout en entendant ce que murmure, étrangement, une des volontés nécessaires présidant à l’exécution du livre.

Contribution d’Anne Malaprade

 

Critique n° 735-736, août-septembre 2008, Les Intensifs, Poètes du XXIème siècle, 14,5 euros.


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