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Annonce ambigue d’un mémoire ampliatif et désistement d’office devant le Conseil d’Etat : violation de l’article 6§1 (CEDH 15 janvier 2009 Guillard c. France) par N. HERVIEU

Publié le 18 janvier 2009 par Combatsdh

Un officier de port à la retraite a souhaité former un recours contentieux contre une décision du Premier Ministre au sujet d'un décret modifiant le statut de ces officiers. Dans la requête aux fins d'annulation présentée devant le Conseil d'Etat et rédigée sans l'assistance d'un avocat, cette personne a conclu par la phrase, utilisée fréquemment dans son ancien métier, " je me réserve le droit d'amplifier le présent recours si besoin est ".

Le requérant a précisé que cette phrase était inspirée de la formule d'usage qui terminait les rapports de mer : " le capitaine se réserve le droit d'amplifier le présent rapport si besoin est ".

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Extrait d'un rapport de mer (en word )

(...)

Etant donné la collision avec un objet immergé et le naufrage qui s'en est suivi, je fais les plus expresses réserves pour sauvegarder mes intérêts. J'affirme le présent rapport sincère et véritable, me réservant le droit de l'amplifier par la suite si nécessaire. Je le dépose ce jour au Tribunal de Commerce pour servir et valoir ce que de droit. Fait à Cannes, le 14 mars 2003,

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Le Conseil d'Etat estima que cette phrase annonçait un mémoire ampliatif et que l'absence d'envoi de ce prétendu mémoire valait désistement d'office du requérant. Ce dernier allègue devant la Cour que cette décision a violé son droit d'accès à un tribunal (Art. 6 § 1).

La Cour rappelle en effet que " si le droit d'exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l'équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois". (§ 36). Dès lors, elle reconnaît certes l'utilité du mécanisme de désistement d'office (§ 38) mais critique assez vertement la décision formaliste des juges du Palais Royal dans cette espèce. En effet, le juge strasbourgeois souligne que " le requérant, non juriste, n'était pas représenté par un avocat au stade de l'introduction de son recours [...]. Si l'on peut légitimement attendre d'un professionnel du droit qu'il soit particulièrement rigoureux dans la rédaction d'un recours, et en particulier dans le choix des mots qu'il emploie, un tel degré d'exigence ne peut être appliqué sans flexibilité à un requérant qui n'est pas représenté " (§ 42).

De plus, il estime que " la jurisprudence du Conseil d'Etat sur ce point peut paraître d'une relative complexité à un non professionnel du droit " puisque d'autres expressions proches de celle ici en cause ne sont pas, elles, interprétées comme annonçant un mémoire complémentaire (§ 45). Enfin, outre d'autres éléments, la décision du Conseil d'Etat présente d'importantes conséquences pour le requérant en faisant obstacle à l'examen de son recours (§ 47).

Partant, la Cour condamne la France pour violation de l'article 6 § 1.

Lettre Droits-libertés par Nicolas Hervieu Annonce ambigue d’un mémoire ampliatif et désistement d’office devant le Conseil d’Etat : violation de l’article 6§1 (CEDH 15 janvier 2009 Guillard c. France) par N. HERVIEU

NB: dans la procédure administrative contentieuse, lorsque dans un mémoire introductif d'instance, le requérant annonce la production d'un mémoire complémentaire (qu'on appelle " mémoire ampliatif" - même si ce terme n'est pas utilisé par le code de la justice administrative) s'il ne le produit pas dans un délai de trois mois ou dans le délai imparti, il est réputé s'être désistéde (c'est-à-dire avoir renoncé à) sa requête.

Cela est inscrit dans cette disposition du Code:

Article R611-22 du Code de la justice administrative

Lorsque la requête ou le recours mentionne l'intention du requérant ou du ministre de présenter un mémoire complémentaire, la production annoncée doit parvenir au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle la requête a été enregistrée.

Si ce délai n'est pas respecté, le requérant ou le ministre est réputé s'être désisté à la date d'expiration de ce délai, même si le mémoire complémentaire a été ultérieurement produit. Le Conseil d'Etat donne acte de ce désistement.

Fort heureusement, même si l'amplification d'un rapport de mer a le même sens que l'amplification d'un mémoire introductif d'instance, la Cour considère que cet excès de formalisme à l'égard d'un simple particulier est contraire au droit à un procès équitable.

Extrait de la décision de la Cour

7. Le recours fit l'objet d'une décision implicite de rejet, confirmée par une lettre du ministre de l'équipement, des transports et du logement en date du 2 novembre 2001.

8. Par une requête enregistrée le 17 décembre 2001, le requérant saisit le Conseil d'Etat aux fins d'annulation de la décision de rejet de son recours et d'injonction au premier ministre et au ministre de l'équipement de procéder aux modifications des articles contestés du décret. Cette requête de trois pages apparaît comme complète et argumentée. Le requérant la terminait par la formule : " Je me réserve le droit d'amplifier le présent recours si besoin est. "

9. Le requérant a précisé que cette phrase était inspirée de la formule d'usage qui terminait les rapports de mer : " le capitaine se réserve le droit d'amplifier le présent rapport si besoin est ".

10. Le 13 mai 2002, le premier ministre indiqua qu'il faisait siennes les observations du ministre de la fonction publique et de la réforme de l'Etat, qui furent produites le 28 mai suivant. Le requérant répondit par un mémoire du 25 juin 2002, qui se terminait également par la formule " je me réserve le droit d'amplifier le présent mémoire si besoin est ". Le ministre de l'équipement adressa également ses observations le 3 juillet 2002. Le requérant chargea alors un cabinet d'avocats à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat de rédiger un mémoire en réplique, qui fut déposé le 27 février 2003.

11. Par lettre du 21 janvier 2004, en application des articles R.611-7 et R.611-22 du code de justice administrative, le Conseil d'Etat indiqua au requérant que l'arrêt à intervenir pourrait être fondé sur le moyen d'ordre public suivant :

" Il y a lieu de donner acte du désistement d'office de Monsieur Guillard en l'absence de production du mémoire ampliatif annoncé par le pourvoi ".

12. Par mémoire du 21 janvier 2004, les avocats du requérant firent valoir que, par la mention " je me réserve le droit d'amplifier le présent recours si besoin est ", le requérant n'avait nullement manifesté son intention de produire un mémoire ampliatif, et insistèrent sur la valeur de formule d'usage, de politesse, sans effet réel, de la mention en question. A l'appui, ils soulignaient le caractère parfaitement développé de l'argumentation et des conclusions du requérant, qui avaient suscité les mémoires en défense sans que les défendeurs soulèvent, d'ailleurs, le désistement d'office. Ils insistaient sur l'expression " si besoin est " qui ne manifesterait, tout au plus, que la volonté de produire un mémoire en réplique.

13. Par arrêt du 13 février 2004 , le Conseil d'Etat considéra que le requérant s'était désisté d'office et lui en donna acte, dans les termes suivants :

" Considérant qu'aux termes de l'article R. 611-22 du code de justice administrative : " Lorsque la requête ou le recours mentionne l'intention du requérant ou du ministre de présenter un mémoire complémentaire, la production annoncée doit parvenir au secrétariat du contentieux du Conseil d'État dans un délai de quatre mois à compter de la date à partir de laquelle la requête a été enregistrée. Si ce délai n'est pas respecté, le requérant ou le ministre est réputé s'être désisté à la date d'expiration de ce délai, même si le mémoire complémentaire a été ultérieurement produit. Le Conseil d'État donne acte de désistement " ;

Considérant que M. Guillard, par une requête enregistrée le 17 décembre 2001, après avoir présenté un ensemble de moyens à l'encontre de la décision attaquée, a indiqué qu'il se réservait le droit d'amplifier le présent recours, si besoin est ; que cette mention doit être regardée comme manifestant l'intention du requérant de produire un mémoire complémentaire ; qu'à la date du 18 avril 2002, ce mémoire n'avait pas été déposé au secrétariat du contentieux du Conseil d'État et qu'ainsi le délai de quatre mois, imparti pour cette production par les dispositions précitées de l'article R. 611-22 du code de justice administrative, était expiré ; que M. Guillard doit, par suite, être réputé s'être désisté de sa requête ; qu'il y a lieu de lui donner acte de ce désistement."


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