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RÉconciliation colombie-venezuela sur fond de crise Économique ?

Par Francois155

Les relations entre les deux plus puissants États de la zone caribéenne que sont la Colombie et le Venezuela, et les évolutions qu’elles connaissent, sont particulièrement intéressantes à observer, et l’auteur de ce blog y a déjà consacré quelques articles à la faveur des événements qui ont émaillé l’année 2008.

Car les deux « grands » de cette région se sont rudement opposés l’an passé, la crise débutant réellement en novembre 2007 (dénonciation par Uribe de la mission de négociation « humanitaire » avec les FARC, menée sous la direction du Venezuela, ce pays étant clairement accusé de partialité) pour atteindre son pic au moment de la mort de Raul Reyes, victime d’un raid en territoire Équatorien. Cette opération vaudra à la Colombie de subir les foudres de la communauté internationale, le président Chavez prenant la tête des mécontents en multipliant les mesures de rétorsion économique, et allant jusqu’à agiter la menace militaire.

Beaucoup de bruit pour une affaire qui allait peut-être, paradoxalement, contribuer à calmer les tensions : les rodomontades de déploiement de troupes à la frontière ne seront pas suivies d’effet, les relations diplomatiques entre les deux pays ne seront pas rompues (contrairement à celles entre Quito et Bogota, toujours brouillés depuis lors). Surtout, pour sa lutte contre les FARC, la Colombie allait marquer un point important qui, de fil en aiguille, devait mener à la libération d’un otage emblématique, Ingrid Bétancourt, mais aussi, en apportant les preuves de la collusion entre le régime vénézuélien et le Secrétariat des FARC, contraindre le premier à en rabattre et le second à devoir se passer de la plus grande part de l’aide d’un allié désormais surveillé de très prés par une communauté internationale devenue soupçonneuse.

Une politique de rapprochement des « petits pas » s’est donc mise en place dés la fin de l’opération Jaque, la Colombie s’abstenant de pousser son avantage en critiquant trop ouvertement son voisin pour son aide à la guérilla, d’autant que le gouvernement Uribe doit bientôt à son tour faire face à un scandale impliquant des massacres de civils commis par l’armée pour « gonfler » les chiffres de la lutte contre-insurrectionnelle.

Chavez, de son côté va, très officiellement, mettre une sourdine à ses diatribes tonitruantes contre son voisin, habituellement stigmatisé comme un odieux laquais de l’impérialisme US, et très officieusement, mais très probablement, « lâcher » la guérilla marxiste, trop faible pour être encore utile et désormais abandonnée à son sort.

Restait le contentieux économique à régler. A ce titre, la dernière rencontre bilatérale, samedi 24 janvier 2009 à Cartagena (Colombie), aura sans doute permis d’effacer une bonne part de l’ardoise à griefs en même temps que d’initier entre les deux plus grands pays de la région une forme de coopération économique qui doit nous faire réfléchir sur la fin des modèles, le multilatéralisme ou encore la mondialisation.

Mais, avant cela, il n’est sans doute pas inutile de revenir sur les décisions prises à cette occasion avant d’examiner en quoi, et pourquoi, la crise affecte ces deux « vrais-faux » frères ennemis.

1. Le sommet de Cartagena, la crise économique et ses conséquences pour la Colombie et le Venezuela.


La crise mondiale affecte les deux voisins pour des raisons différentes, mais avec des conséquences pareillement inquiétantes : raisons différentes, car nous sommes en présence de « modèles » de développement apparemment contradictoires ; conséquences identiques, car une chute brutale du niveau de vie entrainerait les deux États sur une pente dramatique, et potentiellement déstabilisatrice par-delà leurs frontières. Mais, avant d’examiner plus avant chacun des États, une recension du sommet de Cartagena permettra de présenter les décisions et déclarations qui ont marqué cette rencontre.

1.1. Sur le plan factuel : décisions et déclarations du sommet de Cartagena.


Plusieurs annonces ont été faites, la plus importante étant la création d’une Commission Economique binationale, dotée d’un fonds initial de 200 millions de dollars, chaque État contribuant pour moitié. Ce fonds est, officiellement, destiné aux microcrédits et au soutien des « secteurs en difficulté ». À plus longue échéance, car la création de cette commission est qualifiée de « stratégique » par les deux parties, il s’agit tout à la fois d’aplanir certaines difficultés actuelles (levée des restrictions sur les importations d’automobiles produites en Colombie vers le Venezuela et recherche d’une solution pour les exportateurs colombiens qui ont du mal à recevoir les paiements qui leur sont dus) et d’augmenter la valeur des échanges entre les deux partenaires (l’objectif affiché est d’atteindre le chiffre de 10 milliards de dollars US, contre 7,5 aujourd’hui). Pour ce faire, il est prévu d’améliorer les infrastructures routières et ferroviaires qui relient les deux pays.

D’autre part, la mise en place de cette commission coïncide avec la nomination de deux nouveaux ambassadeurs dans les capitales respectives ; dans chacun des cas, il s’agit de hauts fonctionnaires spécialisés dans les questions économiques.

Sur les questions politiques, Chavez et Uribe ont redoublé de prudence : le premier a démenti soutenir le moindre mouvement « subversif ou terroriste » chez son voisin, ajoutant que, dans le cas contraire, il « ne serait pas ici ». Il semble loin le temps où le chef d’État vénézuélien évoquait les FARC comme un mouvement porteur d’un projet politique semblable à celui qu’il cherche à mettre en place dans son propre pays… De même, interrogé sur le prochain référendum constitutionnel qui doit, s’il est adopté, permettre à Hugo Chavez de briguer autant de mandats qu’il le souhaite, Alvaro Uribe a refusé de se prononcer, arguant qu’il s’agissait là d’une « question politique intérieure ». Il est vrai que lui-même est engagé dans une procédure assez semblable : son deuxième, et normalement dernier mandat arrivant à échéance, il souhaite faire modifier la constitution pour pouvoir se présenter une troisième fois.

Une nouvelle rencontre entre les deux chefs d’État est d’ores et déjà prévue en avril prochain pour tirer un premier bilan et voir s’il est possible d’aller plus avant dans la coopération bilatérale. L’urgence et la gravité des événements, soulignées par tous les participants, ne sont pas qu’une vue de l’esprit et l’on comprend bien qu’ils soient décidés à agir sans attendre.

1.2. La crise en Colombie :


Bogota, qui a clairement opté pour un système économique libéral « étasunien », est frappé de plein fouet par les perturbations subies par, et en provenance de son mentor. Avec d’autant plus d’acuité que ce pays, relativement isolé diplomatiquement et politiquement dans sa région, s’est lourdement appuyé sur son alliance stratégique avec les USA, perçue comme si essentielle qu’elle valait bien le prix de relations « compliquées » avec son entourage proche. Mais il est toujours dangereux de ne s’appuyer que sur un seul allié, aussi puissant soit-il : la Colombie subit donc frontalement, sans dispositif de protection sociale adapté, la crise avec des répercussions immédiates sur la vie quotidienne de la population. Les chiffres de la croissance sont mauvais pour 2008 : entre 3,3 et 3,5% alors qu’ils étaient de 7% en 2007. Et les économistes sont pessimistes pour 2009…

Une telle chute est de nature à inquiéter le gouvernement Uribe, car elle peut fort bien conduire à une dégradation rapide de la situation sociale, politique et sécuritaire. Et ruiner, à vrai dire, tous les efforts consentis depuis 2002…

En effet, la stratégie de l’action intégrale, si efficace contre les FARC, fait une large part au développement économique : il s’agit, après avoir extirpé militairement la guérilla de ses zones d’influence, de proposer et de mettre en œuvre immédiatement un contre modèle qui permet aux populations « libérées », mais appauvries par la guerre, d’espérer une amélioration relativement rapide et concrète de leur sort. Si le gouvernement offre de réelles possibilités de développement, avec l’émergence d’une classe moyenne éduquée, la croissance d’un secteur privé dynamique, l’accession à l’éducation et à la propriété privée, le pari est payant. Si, à l’inverse, après la guerre il n’y a plus rien ou presque, toutes les tentations redeviennent possibles.

D’autant plus que, si les Colombiens ont adopté le modèle économique américain, ils n’en ont pas tous, loin de là, adopté la mentalité et, en particulier, la capacité de résilience face à la crise. Cela tient à des facteurs objectifs : le territoire est certes immense, mais les campagnes sont des zones sinistrées, à faible potentiel de croissance, et seuls les grands centres urbains (où se concentrent 80% de la population) offrent de réelles chances d’épanouissement socioprofessionnel. Bref, les possibilités de mobilité géographique sont réduites : si les classes moyennes urbaines s’appauvrissent brutalement, la situation pourrait devenir explosive, d’autant que les municipalités doivent déjà gérer les populations rurales déplacées par les combats.

Mais il y a aussi des facteurs culturels, et les Colombiens sont beaucoup plus proches des Européens à ce niveau. Si tout va bien, parfait, on se débrouille. Mais, que la situation se dégrade, et l’État sera rendu responsable avec le risque de se tourner vers d’autres puissants parrains proposant d’autres solutions, plus radicales… Du reste, l’action intégrale est bel et bien une solution étatique, volontariste et planifiée : elle emploie le libéralisme comme moteur de la croissance économique, mais elle reste, fondamentalement, un produit de la volonté de l’État. Croire que la Colombie est un pays authentiquement libéral, au sens anglo-saxon du terme, et avec tout ce que cela implique comme représentation fermement ancrée dans l’imaginaire collectif, est une erreur. Il s’agit plutôt d’un pays de culture européenne ayant opté sciemment pour un modèle économique américain, pour des raisons pragmatiques plus que par attirance profonde.

Le coût social très dur de ce libéralisme (faible couverture maladie, cherté de l’éducation, en particulier supérieure, précarité des emplois) peut être supporté en période de fortes croissances, lorsque le sort du plus grand nombre s’améliore sensiblement et visiblement. Si, comme c’est à craindre, un reflux marqué survient dans un futur proche, il n’est pas du tout certain que les Colombiens accepteront ce prix sans rechigner. Alors, les FARC, durement touchés mais pas du tout éliminés, auront à nouveau du grain à moudre. Et n’oublions pas, de surcroit, la tentation de la criminalité liée au narcotrafic, une plaie endémique de ce pays.

1.3. La crise au Venezuela :


De Caracas, la crise économique est reçue et perçue différemment. Elle a des racines différentes, autant liées à l’histoire qu’au modèle choisi par le régime, mais suscite des craintes assez semblables sur le fond.

Découvert à la fin du 19éme siècle, le pétrole vénézuélien fait l’objet, à partir de 1922, d’une exploitation industrielle à grande échelle. L’économie nationale, jusque-là essentiellement agricole (café, cacao), se concentre sur cette manne pour le développement du pays, avec les avantages et les risques que cela suppose, encore accentués par les convulsions politiques qui agitent le pays.

On peut distinguer quatre grandes phases dans l’histoire politique vénézuélienne contemporaine : une longue période de dictature militaire (1908-1958) qui s’achève suite à l’adoption du pacte de Punto Fijo, célébrant l’avènement d’une démocratie parlementaire tripartite. Mais les événements de 1989 (« Caracazo » du 27 et 28 février 1989, révolte contre la hausse des prix et les mesures économiques impopulaires d’inspiration libérale suggérées par le FMI) vont durcir le régime (répression militaire qui fait plusieurs centaines de victimes parmi les émeutiers). À ces troubles succède une période d’instabilité politique (corruption, tentatives de coups d’État) et économique (paupérisation des couches populaires, mise en place d’une oligarchie qui accapare l’essentiel des revenus pétroliers) qui va aboutir à l’élection d’Hugo Chavez à la présidence de la République en 1999.

Ce dernier jouit alors d’une immense popularité et son accession à la magistrature suprême suscite de fortes attentes, mais aussi de farouches oppositions qui vont parfois perturber le fonctionnement des institutions démocratiques. Ainsi, à l’occasion du putsch du 11 avril 2002, Chavez est démis du pouvoir pendant 48 heures avant de revenir, avec le soutien massif de la population. Ce coup d’état avorté ne sera pas sans conséquence sur les orientations politiques futures de Chavez : probablement fomenté en partie depuis Washington (le gouvernement américain s’empressera d’ailleurs de reconnaître officiellement la légitimité des putschistes…), il va contribuer à radicaliser ses positions, dans les discours, mais aussi dans les faits.

Le personnage, aussi haut en couleur et exubérant que son homologue colombien semble terne et compassé, et sa politique suscitent des réactions diverses et souvent passionnées chez les observateurs étrangers comme parmi la population locale. Ce qui semble le caractériser le mieux, c’est sans doute son ambivalence : efforts sincères (et parfois spectaculaires) pour enrayer la pauvreté et l’analphabétisation, mais s’appuyant dangereusement sur un modèle dont on peut douter qu’il soit efficace sur le long terme ; discours de fraternité internationaliste, mais alliances douteuses avec des régimes peu séduisants (Cuba, Iran, Biélorussie) ; appel à la paix, voire à l’union avec la Colombie (qualifié régulièrement de « peuple frère »), mais soutien aux narcoterroristes des FARC ; posture pacifiste et achat massif d’armements russes ; assemblage entre l’idéologie marxiste « classique » et une foi religieuse ostensiblement affichée ; pratiques autoritaires (pressions sur les médias opposants, campagnes électorales « musclées ») mais respect du suffrage universel, y compris lorsqu’il est défavorable…

Économiquement, le pouvoir vénézuélien actuel, à l’instar de ses prédécesseurs,s’appuie très, et même sans doute trop, sur la manne pétrolière. Si, à partir de 2004, l’augmentation du prix des hydrocarbures a permis d’engranger un confortable matelas de devises fortes, la récente chute a plongé le régime dans l’inquiétude tout en jetant une lumière crue sur certains aspects peu glorieux du socialisme bolivarien : efficacité parfois contestable du mécanisme ambitieux des « missiones », en principe miroir du dynamisme social du gouvernement ; faiblesse du secteur privé (un salarié sur trois est fonctionnaire) et de l’initiative individuelle dans le schéma de développement du pays, touché par des nationalisations massives dans la deuxième moitié de 2008 (grandes banques, secteurs de l’électricité, du pétrole du ciment, du lait, de l’acier) ; hausse de la criminalité liée à la persistance de larges poches de pauvreté à la périphérie des villes (les « barrios ») ; pénurie récurrente de certains produits alimentaires de base.

Comme le notait M. Hubert Durand-Chastel, rapporteur de la Commission des Affaires Étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, en 2002, « l'économie du Venezuela est ce que l'on peut appeler une économie duale, dans laquelle un système économique globalement peu efficace coexiste avec des poches de grande richesse. La part non pétrolière de l'économie vénézuélienne est résiduelle, et globalement peu efficace. » Ce jugement est encore largement valable aujourd’hui et, à l’aune de la situation actuelle (baisse du prix du pétrole et crise du monde capitaliste), Hugo Chavez a, tout comme son homologue colombien, des soucis par l’avenir…

Si la Colombie craint une récession économique avec, comme effet secondaire majeur, un retour en puissance de la guérilla (qu’il s’agisse des FARC ou d’une émanation réformée du reliquat de ceux-ci) ; le Venezuela, lui, et son président au premier chef, appréhendent de se retrouver face à la situation qui prévalait en 1989, avec les conséquences dramatiques d’une paupérisation accélérée de la population. Chavez, porté au pouvoir par des masses désespérées, pourrait bien se faire chasser d’icelui par les mêmes et pour des raisons identiques.

2. Le sommet de Cartagena : premier pas vers une recomposition régionale ?


Il est bien sûr à la fois trop tôt et très aléatoire de tirer de ce sommet bipartite des conclusions définitives. En effet, on ne sait rien de la viabilité des projets, de la sincérité des acteurs comme, d’ailleurs, de la persistance et de la violence des événements critiques qui ont présidé à cette rencontre. C'est pourquoi l’essentiel des arguments de cette partie sera décliné sous forme de questions, à la fois régionales, mais aussi de portée plus globale. Ces interrogations n’appellent pas forcément de réponses tranchées, mais ont plutôt pour objectif d’interpeller en éclairant quelques pistes. Car il semble se dessiner, à travers ce rapprochement de raison, certains schémas qu’on pourrait voir se reproduire ailleurs.

2.1. La fin des « modèles » ?


Il est intéressant de constater, en préambule, que les deux États dont il est ici question sont, de fait, des modèles mixtes qui, chacun, penchent plutôt d’un côté que de l’autre et avec plus ou moins d’intensité.

Pour le Venezuela, le régime bolivarien n’a jamais caché son admiration pour le socialisme révolutionnaire incarné par Che Guevara ou Fidel Castro. À l’évidence, les réformes mises en place (nationalisations, expériences de redistribution des terres et de gestion collective des richesses créées, effort de scolarisation des plus pauvres, mesures en faveur de certains pays nécessiteux, comme la fourniture à vil prix de produits pétroliers, etc.) sont d’inspiration socialiste. Pour autant, le Venezuela n’est ni Cuba, ni l’URSS : sur le plan économique, il existe une classe moyenne, un secteur privé, des entrepreneurs, des petits commerçants, des professions libérales. Bref, si le secteur public est privilégié par le pouvoir, ce dernier a la sagesse de ne pas imposer une nationalisation intégrale et brutale, comme d’autres pays communistes ont pu le faire. De même, sur le plan politique, Chavez, malgré certains excès d’autoritarisme, reste fidèle aux élections libres et se soumet (de mauvaise grâce, mais peu importe) au verdict des urnes.

Pour la Colombie, cela semble encore plus simple : État libéral depuis sa création, l’arrivée au pouvoir d’Uribe, diplômé de Harvard et façonné par la culture US, n’a pu que renforcer cette tendance historique. Pourtant, en y regardant de plus prés, on observe que l’intervention de l’État est visible dans maints secteurs, ne serait-ce que pour une raison évidente : un pays en guerre civile contre un ennemi au projet révolutionnaire antagoniste peut-il se payer le luxe d’un État faible, ou même d’un État simplement « gardien de nuit » ? À l’évidence, non : la guerre implique l’intervention massive et continue de l’État, puisque c’est lui qui est agressé. L’originalité, et sans doute l’efficacité, de l’action intégrale réside précisément dans l’intervention de l’État en faveur de l’économie privée, pour la Colombie seule voie possible vers la prospérité. La politique économique de Bogota, si elle est indubitablement libérale sur le fond, n’exclut donc pas, bien au contraire, le coup de pouce étatique appuyé pour rétablir son autorité.

À l’heure où le Venezuela bolivarien et la Colombie libérale, se sentant tous deux gravement menacés par la crise mondiale, décident de se rapprocher, nonobstant leurs divergences politiques, verra-t-on la fin d’une approche figée des « modèles » économiques pour un positionnement fondamentalement pragmatique dicté par l’urgence ?

Cette collaboration économique binationale, si elle se prolonge et s’approfondit, verra-t-elle les aspects positifs des deux choix apparemment inconciliables déteindre l’un sur l’autre ?

La crise économique mondiale est elle si profonde qu’elle suppose l’abandon de certains schémas rigides du passé pour un pragmatisme assumé, au risque de sembler vouloir marier la carpe et le lapin ?

2.2. La fin d’une mondialisation ?


Si cette fin des modèles, évoquée plus haut, se confirmait, n’assisterait-on pas aussi au décès, ou au mois à l’affaiblissement temporaire, d’une certaine forme de mondialisation, basée sur l’acceptation quasi générale des règles du libéralisme anglo-saxon ? Si l’influence des États-Unis reste très forte dans la région, des Nations confrontées, du fait de la crise en provenance du puissant voisin, à des risques très graves, regardent désormais avec circonspection cette forme particulière de mondialisation qui risque, selon eux, de les mener au bord du gouffre.

C’est particulièrement vrai pour la Colombie qui, du fait de sa proximité et de son système économique, encaisse de plein fouet la crise US : quel intérêt, par dogmatisme idéologique, de s’enfermer complètement dans ce qui peut apparaître pour elle et à terme comme un pacte suicidaire ? Il ne s’agit pas de dire que Bogota va renier son alliance stratégique, mais simplement de noter que le gouvernement d’Uribe pourrait fort bien, s’il y voit son intérêt, se ménager des ouvertures quitte à prendre des libertés avec la doxa libérale, comme il le fait déjà par le biais de sa politique contre-insurrectionnelle.

Car l’image de la Colombie comme État à la botte de Washington, si répandue parfois, doit être fortement nuancée : l’action intégrale, doctrine élaborée par les militaires colombiens avant d’être adoptée puis appliquée par le gouvernement Uribe, était une rupture franche et assumée d’avec les conceptions du parrain américain dans ce domaine. Si, par pragmatisme, Bogota peut s’affranchir des doctrines militaires US (tout en continuant à bénéficier de son aide logistique, bien entendu…), on imagine facilement qu’il pourrait en être de même, et pour des raisons identiques, sur le plan économique.

2.3. Vers un multilatéralisme des « blocs » ?


Le terme « bloc » est sans doute trop abrupt, d’où les guillemets. Mais, si un phénomène de défiance réelle à l’encontre d’une forme particulière de mondialisation se mettait réellement en place, peut-on assister à la constitution d’alliances régionales qui se côtoieraient, se superposeraient sur d’autres instances plus vastes, et donnant naissance à un multilatéralisme très éclaté, fondé sur des alliances, petites, mais solides, d’États désireux de mettre leurs atouts en commun pour résister aux effets de la crise ?

La plupart des pays qui contestent « l’hégémonie » ou l’unilatéralisme du modèle américain sont eux-mêmes des pays-continents, avec tout ce que cela implique d’avantages et d’inconvénients : Chine, Inde, Russie. Quel avenir, dans un monde où la concurrence entre puissances est acharnée, pour des puissances, moyennes ou petites, ballottées par les événements, incertaines de leur avenir ?

Le fait que ce soit la Colombie et le Venezuela qui, dans cet espace, se rassemble ostensiblement ne doit pas surprendre : les liens historiques (souvenir idéalisé de la Grande Colombie, figures héroïques communes telles que Bolivar et Santander, etc.), culturels et humains sont forts entre les deux nations. D’autre part, si ce projet, qualifié de stratégique, prend une forme efficace, il attirera fort probablement d’autres États plus petits de la région, pour concurrencer les géants du continent (Brésil et Argentine).

La probabilité de voir émerger un « bloc » caribéen n’est donc pas exclue et participera alors à l’émergence d’un multilatéralisme plus ou moins distant, en fonction des bénéfices attendus, avec le projet libéral mondial en grande partie codifié par les USA.

2.4. En creux, une fascination pour l’exemple européen ?


Plusieurs acteurs économiques binationaux, contactés par l’auteur au sujet de cette « réconciliation », se sont naturellement montrés enthousiastes. Plus intéressant, tous ont évoqué l’exemple de l’Union Européenne, s’avouant séduits par cette construction perçue comme juste et efficace, certains évoquant même la possibilité, à terme, de créer une monnaie commune entre les deux pays qui sont parties prenantes de l’accord. Sur ce point, il est permis d’être très sceptique…

La fascination pour l’UE, en revanche, interpelle et vient renforcer les hypothèses émises plus haut : méfiance à l’égard d’un modèle de mondialisation perçu comme très précaire pour des États aux difficultés structurelles (pauvreté, troubles insurrectionnels) endémiques ; volonté d’union régionale, garantie de sécurité dans un monde hostile ; ambition affichée de dépasser les contentieux et rivalités historiques pour entrer dans une nouvelle ère de coprospérité utilisant de manière pragmatique le meilleur de chaque « modèle ».

CONCLUSION :

Alors, cette réconciliation sur fond de crise économique, geste sans lendemain ou amorce d’une véritable alliance régionale appelée à s’agrandir ?

Il est bien sûr trop tôt pour répondre de manière formelle. Il n’empêche que cette reprise du dialogue et la réalisation des propositions présentées à Cartagena, sont à même de tirer les deux États d’un fort mauvais pas : côté Colombien, étouffer définitivement les FARC en les privant de l’allié bolivarien tout en débloquant les possibilités d’échange avec un voisin essentiel ; côté Vénézuélien, faire rentrer les investisseurs colombiens ce qui permettra d’injecter des capitaux frais dans l’économie locale en dépendant un peu moins du pétrole.

À terme, cela ne peut qu’être bénéfique aux deux pays même s’il faudra attendre avril pour voir si, concrètement les choses ont bougé.

Sur une possible recomposition régionale de la zone caribéenne autour du duo Colombie-Venezuela, il faudra également observer l’attitude des États voisins : celle de Quito, en particulier, sera révélatrice. Si l’Équateur, allié traditionnel de Chavez et dernier « refuge » de la guérilla colombienne, rallie le mouvement, cela sera un signe fort.


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