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Une vie

Par Rose
Les Années d’Annie Ernaux commence et se termine par une liste, liste d’images et de phrases  dérisoires, slogans, blagues,… listes d’instants fugitifs, qui sont pourtant les réceptacles de sa propre mémoire et aussi de toute une mémoire collective.
Cette ambition de retenir et de restituer au lecteur ces bribes insignifiantes crée une œuvre à la fois froide et profondément émouvante, un miroir d’écriture blanche tendu au lecteur qui est libre de s’y regarder, de s’y plonger avidement ou de s’en détourner glacé par ce récit-somme apparemment impersonnel. Sur moi, l’expérience a été hypnotique : impossible de me détacher de cette fausse autobiographie.
C’est l’histoire d’une femme, celle que nous rapportaient en pointillés les œuvres antérieures d’Annie Ernaux (pour moi je n’ai lu que La Place et Une Femme) : une enfance dans un café-épicerie en Normandie, la rupture avec le milieu familial (trahison sociale) pour devenir enseignante, puis écrivain, un divorce, des enfants, d’autres passions.
Il y a très peu d’analyse psychologique : la femme (dont la narratrice parle à la 3e personne) est fondue dans le « on », le « nous » de toute sa génération. C’est l’histoire d’une femme dans l’Histoire, témoin ou partie prenante des bouleversements de la société, et particulièrement du statut de la femme. Ce n’est pas l’inconscient de cette femme, ses choix, ses aspirations qu’elle entend étudier ou justifier, mais l’inconscient de toute une époque, façonné par un langage, des objets, des événements, c’est tout l’arrière-plan de ce qui n’est finalement qu’une vie parmi tant d’autres.
C’est un travail d’archéologue de l’intime, restituant l’équivalent des graffitis politiques et obscènes que l’on déchiffre avec émotion sur les murs de Pompéi. Le regard rétrospectif, le récit à l’imparfait m’ont parfois donné l’illusion de lire un improbable traité arrivé du futur pour décrire la vie des hommes d’avant – les hommes d’aujourd’hui.
Pour scander le passage des années, la narratrice décrit une série de photos, d’abord témoignages un brin solennels des grandes étapes de la vie puis traces immatérielles (stockées sur un disque dur) des dernières années.
L’autre rite marquant le passage du temps, ce sont les repas de famille ; les menus varient au gré des modes (fondue bourguignonne de la jeune mariée, découverte sur une fiche cuisine du magazine ELLE, plats mijotés cuisinés pour les enfants de retour au nid parce que faute de temps et d’expérience ils n’en font pas chez eux, et histoire de se sentir encore nourricière…), les sujets de conversation aussi (récits mythiques des privations de la guerre, roman des origines, commentaires sur le monde comme il va et les nouveaux divertissements avec l’arrivée de la télé, avènement récent des jeunes générations, seules à être capables de discourir sur les nouveaux équipements informatiques).
Ces repas de fête font sentir le passage des générations : la narratrice n’y occupe une place centrale que lorsqu’elle est jeune mariée ; avant, elle est l’enfant qui court jouer et ne rejoint la table qu’à la fin du repas, lorsque les récits des anciens s’étirent, entrecoupés de chansons qui tirent quelques larmes ; adolescente elle est intégrée au cercle de la famille, on lui permet un peu d’alcool, une cigarette ; mère à son tour, réunissant autour d’elle sa famille dispersée par les études, le divorce, les couples instables, elle laisse la parole à ses enfants, se demande si ses deux fils ne recréent pas symétriquement le couple parental perdu, et stigmatise au passage le règne du présent, l’aplatissement du temps lors des réunions de famille : ce n’est plus la mémoire familiale qui est retrouvée lors de ces fêtes, parce qu’il faut d’abord reconstruire le lien, distendu par la distance, l’absence…
Lorsqu’elle évoque ce projet d’écriture qui l’habite depuis une vingtaine d’année – une femme dans son temps, elle se fixe d’ailleurs comme but de prendre le relais des conteurs des repas de famille : dérouler le fil de ce passé, évoquer ceux qui ont disparu, redire ces temps oubliés, ces « âges d’or » que ses enfants n’ont pas vécus…
La narratrice se sent le témoin d’un monde bouleversé : rien de commun entre le monde rude de ses parents, où chaque famille comptait des enfants morts, et celui de ses petits-enfants, pour lesquels ses fils se déplacent avec tout un matériel de puériculture. Elevée dans un monde définissant avec rigidité la frontière entre le bien et le mal, elle a vu voler ce système en éclat, tandis que l’impératif devenait le plaisir ; puis l’avènement de notre société de consommation, l’affadissement des choses à mesure que les surfaces commerçantes s’étendaient. La dernière partie du livre est discrètement désabusée : les évocations de la vie de la narratrice deviennent plus rares, comme si elle se diluait dans cet univers sans idéal.
A mesure que l’on gagnait les années où les souvenirs d’Annie Ernaux entraient en résonance avec les miens, j’ai éprouvé une sorte de malaise : suis-je née dans des années si ternes, si peu exaltantes, dans un monde formaté, individualiste ? Ce regard peu amène sur un monde coupé du passé ne m’a pas semblé rendre totalement justice à ma génération (ou peut-être suis-je moi-même décalée, il est vrai que je ne discute pas technologie dans les repas de famille…).
Pourtant le miracle de cette autobiographie impersonnelle, c’est que, si le décor de nos apprentissages n’a pas forcément été le même, le parcours de la narratrice, dans sa banalité, a quelque chose d’universel ; il dépasse finalement son inscription dans le temps, contredit peut-être un peu le postulat de départ. Mais sans doute faut-il tout de même, pour se reconnaître dans le miroir, partager quelques traits avec Annie Ernaux : la rupture avec le milieu familial, le regard mélancolique sur les choses qui furent et qui disparaissent, le sentiment de la fugacité de l’existence.
A côté des « Auchan, la vie, la vraie », « Est-ce qu’on peut mettre le schmilblick dans le biberon des enfants ? », Les Années m’ont aussi ménagé de belles rencontres, ou de belles retrouvailles :
Avec Dorothea Tanning dont le tableau Anniversaire, avec le jeu de portes derrière la femme presque nue, est présentée comme la métaphore de l’œuvre d’Annie Ernaux
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Avec Anna de Noailles, dont la poésie pleine de sensualité et d’évidence m’occupa un temps (goût comme annobli par la remarque d’une prof que j’aimais beaucoup, je me souviens), et que j’ai un peu oubliée depuis ; Annie Ernaux cite ces vers qui disent son ambition, dans les dernières pages :
Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains.

Sylvie en parle très bien et a comme moi été frappée par le tableau de Dorothea Tanning… Dominique aussi a apprécié cette lecture.
Et le roman, avec ses repas de famille, m’a immédiatement fait penser aux rites imaginaires, le sujet proposé par Vanessa pour les Passeurs d’imaginaire de janvier-février.

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