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Un parcours en forêt

Publié le 25 février 2009 par Shalmanemrod
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Photographie © Simon Chauvin

Retour aux livres : voici un long extrait du second récit publié par Antoine Volodine, Un Navire de Nulle part, histoire d’inaugurer comme il se doit, à propos d’un auteur globalement méconnu dont l’œuvre est pourtant considérable, une réflexion qui pourrait prendre de l’ampleur. Suivra une analyse de ce texte (et du même coup de l’œuvre dans son ensemble) que l’on pourrait qualifier de « narrat étrange » en devenir. Dans Petrograd envahie par la jungle, capitale décadente de l’état prolétarien, l’inspecteur Kokoï, chargé d’enquêter sur la mort de l’énigmatique frère Müllow par le grand commissaire Wassko Koutylian de Kronstedt, se rend aux archives de la Tchéka afin d’obtenir des renseignements concernant l’ex-compagne de son collègue Mamoud, Toula, dont la mystérieuse disparition évoque la sorcellerie oppositionnelle.
La porte des archives claqua dans son dos et il eut à peine le temps de se saisir d’une des lampes-torches qui pendaient au tableau. L’obscurité moite de sauna l’enveloppa, encore plus dense que d’habitude. Une défaillance du système électrique avait à jamais privé de lumière et d’aération la gigantesque mémoire de la police ; c’était à présent un lieu qui alliait au charme discret d’alignements infinis les surprises d’une champignonnière de pleine selve, et la chaleur d’une galerie de mine. La panne durait depuis dix ans ; les chercheurs s’étaient faits à l’usage des piles et des lanternes. Selon les heures, le long des rayonnages se dessinaient des fêtes silencieuses de flammes lointaines, un ballet de lucioles, ou bien la progression sans fioritures des solitaires.
Aujourd’hui, c’était plutôt le noir total.
Précédé du cône blafard de sa torche, il s’avança entre les rangées impressionnantes. Rechercher la compagne de Mamoud ne promettait pas d’être facile, mais il adoptait de toute façon une démarche précautionneuse. Dans la nuit permanente des archives s’étaient développées des variétés presque inédites de iules, et un peu partout des orgies d’écailles et de poils. Ce petit monde avant besoin de tranquillité et d’égards. Il ouvrit le dossier Mamoud de Korsch, déjà y figurait le récit que Mamoud avait écrit, et que lui Kokoï avait lu et annoté ; puis il releva l’adresse de la maison où Toula s’était évanouie, il parcourut une dénonciation de voisins à la conscience prolétarienne irréprochable (comme le certifiait l’indication C.P.I. jointe à leur fiche). Un peu plus loin, il chercha dans un casier alphabétique à la liste des Toula, aucune d’entre elles ne coïncidait avec celle qu’avait connue Mamoud.
Il revint au dossier Mamoud, qu’il avait par négligence laissé ouvert au milieu d’une allée. Une mygale y avait déjà élu domicile, ce qui l’obligea à une de ces luttes au corps à corps dont il ne concevait la beauté que lorsqu’il avait noué autour de lui une armure de kendo. Victorieux, mais en sueur, soufflant comme un phoque, il s’empara des feuillets concernant Mamoud. C’était un militant sans défaillance, dont les rapporteurs de la Jeune Garde n’avaient à dire que du bien. L’énumération de ses amis et connaissances comptait une proportion élevée de tchékistes. Kokoï s’y découvrit porté et souligné, en tant qu’inspecteur-chef et membre honoraire des Jeunes Gardes.
Alors qu’il remettait le carton en place, il lui parut soudain évident qu’une maîtresse de Mamoud devait ainsi se trouver en contact avec des pans entiers de la Tchéka, et que la promesse des bavardages du naïf Mamoud pouvait être bien aussi alléchante que la perspective de ses caresses. L’utilisation de la magie, la métamorphose, la disparition : tout concordait. Sous l’identité de Toula s’était cachée une sorcière ; mais pas n’importe quelle sorcière. Une femme dont les intentions étaient d’accumuler des informations sur le Grand Commissariat…
Une espionne contre-révolutionnaire, gémit-il. Cet imbécile de Mamoud s’est entiché d’une espionne contre-révolutionnaire !
Ce n’était pas la nouvelle la plus réjouissante de la journée. En bougonnant, il s’achemina vers les fichiers de la contre-révolution. Les années ayant passé sans nombre, des milliers de femmes avaient ici un carton portant un numéro et leur nom. Mais parmi celles-ci, combien auraient eu le courage et le fanatisme de comploter vraiment contre l’État, de changer d’apparence, de séduire, d’aimer peut-être avant de se dissoudre dans le monde clandestin ?
Il était en face d’armoires qui s’étendaient sur des dizaines de mètres, mais il décida qu’il n’était pas nécessaire de fouiller parmi des tiroirs où moisissaient les adipeuses nostalgiques de Koltchak, les radoteuses blanchoyantes de petite envergure.
Non, s’il ne se trompait pas dans ses déductions, l’espionne de Mamoud ne devait pas être noyée au sein des ragots et des dénonciations de concierges jalouses. Elle devait émerger de ces broussailles comme une fleur fauve qui se remarque au premier regard.
Il mourait de chaleur, mais maintenant il était en chasse. Il essuya les gouttes qui roulaient sur ses joues. Sa chemise collait mais il n’y attachait plus d’importance ; il respirait moins fort, un prédateur qui se concentre brusquement sur sa piste. La torche en phare balayant, creusant la nuit, la lumière dansait le long des étiquettes. Il allait plus vite entre les rayonnages, oubliant presque la présence des iules et des araignées venimeuses, il s’élançait.
Il avait changé de section, il consultait la liste perpétuellement remise à jour des criminels d’État. Au passage ses yeux accrochèrent le nom de Müllow, son nom complet de Müllow de Svimbirsk, et comme les références indiquaient que le dossier était classé à proximité, il ne put se retenir d’aller lui rendre une visite de routine, brûlure de l’enquête non éteinte.
Quelque chose siffla derrière la boîte et se redressa, mais au moment où il dirigeait sa lampe dans cette direction la bestiole avait déjà fait retraite sur l’étagère suivante. Bon, un cobra maintenant aux archives ; il s’indignait, une sueur froide lui jaillissait sous les aisselles comme d’une blessure. Prudemment, il ouvrit la boîte qu’il connaissait par cœur. Au revers du couvercle, qui restait en place quand le dossier était emporté à l’extérieur, il retrouva son propre nom, et sur la liste des emprunteurs, qu’il n’avait jamais eu l’idée d’éplucher jusque-là, il vit les initiales W.K.K. qui étaient aisément identifiables : inscrites à plusieurs reprises, en face de dates diverses. Le grand commissaire avait donc souvent consulté les procès-verbaux établis sur Müllow, nostalgie bien naturelle sans doute, nostalgie paternelle inapaisée…
Kokoï referma la boîte avec un soupir. Aucune pièce nouvelle n’y avait été déposée depuis deux jours, bientôt les mues de serpent s’entasseraient sur ce dossier en impasse. Puis il retourna à ses premières recherches. Les listes de criminels d’État étaient mixtes. Il sélectionnait les noms de femmes et les recopiait sur une feuille.
Au bout de quelques minutes, le cercle jaune de sa lampe frémissait au-dessus d’une demi-douzaine de références d’étagères et des chiffres de départements. Il lisait et relisait ce morceau de papier auquel il attribuait sans fondement un caractère lugubre. Une intuition. Il sentait tout à coup peser sur lui l’obscurité suffocante, la solitude, l’humidité chaude de cette bibliothèque en forêt.
« Et alors quoi », grogna-t-il, à mi-voix pour entendre quelque chose de rassurant, il jetait à droite et à gauche des regards inquiets, « on ne va pas me demander de les zigouiller. Il y a longtemps que nous ne sommes plus au temps de Robur. »
La femme mentionnée en tête de liste avait son dossier dans une travée tout proche, il s’en saisit avec une fébrilité de voleur serré de près, il eut tout d’abord à convaincre les mille-pattes d’aller piquer ailleurs, puis il l’ouvrit. L’inscription « Décédée » trônait en travers de la première feuille.
« C’est bien ma veine », protesta-t-il.
Au revers du couvercle, Wassko de K. avait signalé son emprunt.
Le deuxième dossier était situé à une bonne centaine de mètres. Il les parcourut au trot, il longeait les rayonnages du cobra, il prévenait bruyamment tout ce qui mord de son arrivée, il était en nage, les yeux irrités par le sel. Puis il avisa la boîte en carton, il défit les cordons et y plongea la main : la page de garde du principal cahier était barrée de noir.
Le troisième dossier offrait lza même caractéristique, un coup de goudron en travers de la biographie, avec une date si récente que Kokoï ne put s’empêcher de sursauter. « Suicide », mentionnait le service des autopsies. Trois jours avant cette mort, qui n’avait pas donné lieu à une enquête, W. Koutylian de K. avait eu la bonne idée de laisser ici sa trace.
« Et alors et alors et alors », articula Kokoï, tout salive retenue, « quoi de plus naturel que le grand commissaire s’informe sur les ennemis du peuple ? »
Et en tête, avec des souvenirs de sifflement de cobra, des bruits de pompe chaotique, son cœur s’affolait, les maximes et les principes, Tous ceux qui ne prennent pas les armes contre nous sont les piliers de l’État prolétarien, et Si tu ne tires pas le premier, nous t’accueillons, et les phrases au style dédaigneux que les services de Wassko affichaient sans cesse dans les courants d’ait, et qui devaient encore y flotter à la minute présente, Pour les comploteurs armés, la sévérité impitoyable des combats, pour les polémiste, la mansuétude loyale de l’encre, tout se confondait au creux des ronflements du sang foulé et refoulé, une humeur âcre. Inutile de faire des phrases : dans l’ombre, on négociait les ennemis du peuple, et Wassko était au courant de ces opérations.
La torche tressautait au bout de son bras, il la posa sur l’étagère, d’où elle se mit à éclairer une portion de vide en tunnel.
C’est comme ça, c’est comme ça, se répétait-il, l’esprit sous chape.
C’est comme ça : une quatrième, une cinquième, et pourquoi pas une sixième victime. Il se promenait rêveusement dans la fournaise silencieuse. Il ouvrit la sixième boîte, il s’attendait à voir la dangereuse conspiratrice couchée elle aussi dans la magie rampante du suicide. Le coffret était en désordre, rempli de cartes étranges où figuraient des étendues de sable et des points d’eau ; la veille encore, le grand commissaire s’était fait apporter tous ces documents. Kokoï soulevait les feuilles l’une après l’autre, il avait l’espoir d’y trouver autre chose que l’annonce d’une mort brutale. Il avait du mal à contrôler les mouvements de ses mains, le crochet de la torche cliquetait contre son poignet.
Le portrait d’une femme se traçait au fil des pages, Sayya de Tazrouk, pirate du désert et grande amoureuse, entre ses doigts de manière imprévue trembla une photographie, deux yeux noirs s’adressaient à lui depuis cette tombe de carton. Il avait identifié la compagne de Mamoud, ou plus exactement celle que cet idiot avait refusé de connaître, il ne détachait pas son attention de cette figure de fauve invincible, son cœur battait, il l’avait admirée dès la première fraction de seconde, il se refusait à l’imaginer tombant sons les balles clandestines de la révolution.
Il avait envie de rugir, il murmurait Mais ils n’ont – « Mais ils n’ont donc pas vu que cette femme est extraordinairement belle !... »


Antoine Volodine, Un Navire de nulle part (1986), réédition Denoël (2004), pp.384-389


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