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Les sorcières et les caravanes de Sénavarac

Publié le 28 février 2009 par [email protected]

[parution in L’Hebdomadaire du Jeune Médecin n°22 du 1er mars 1985]

Scott Kim est probablement l’un des jeunes Américains les plus doués de sa génération (celle des 25-30 ans). Sans être un grand devin, je suis persuadé qu’il fait partie du petit nombre de jeunes gens qui préparent, dès aujourd’hui [1985], les États-Unis de demain. Malgré l’importance exceptionnelle des idées en gestation dans le creuset des « nouvelles mathématiques récréatives » aux USA, je n’ai encore jamais lu un seul article sur ce thème dans la presse médicale française alors que les plus grands esprits, de l’autre côté de la « grande mare » atlantique, se nourrissent, dès leur prime jeunesse, de cette véritable « ambroisie » intellectuelle ! Les journaux scientifiques « grand public » ont déjà compris l’intérêt majeur de tels sujets, depuis longtemps. Bien des journaux médicaux continuent, eux, à prendre les médecins pour des esprits étroitement polarisés par la médecine et insensibles aux divers mouvements intellectuels qui préludent au monde de demain ! C’est ce scandale qu’il faut réparer, en invitant nos confrères à se délasser, entre deux visites, avec certains thèmes de réflexions venus, notamment, de « la jeune Amérique ».

Une histoire renversante
Histoire française pour commencer, puisque j’en suis l’auteur ! C’est en fait un problème qui me fascine depuis l’âge de 11 ou 12 ans, quand j’ai remarqué la chose suivante, assez curieuse pour m’avoir incité à titrer là-dessus. Faites la petite expérience suivante : écrivez l’une sous l’autre ces deux phrases :
1. Les sorcières de Sénavarac
2. Les caravanes de Sénavarac

Et maintenant, avant de poursuivre votre lecture, essayez de comprendre la signification de ces deux petites phrases ! Ce « jeu » n’a d’intérêt épistémologique, bien sûr, que si vous le concevez comme une modélisation d’une certaine démarche heuristique, dans la recherche d’une solution à un problème donné (en l’occurrence, l’explication de l’origine « signifiante » de ces deux phrases)…
Vous pouvez réfléchir plusieurs heures sur la phrase (1), elle ne vous éclairera pas sur le sens du nom « Sénavarac » : est-ce un village ignoré, un auteur méconnu, une planète d’une histoire de science-fiction, un homme politique « musclé » partant à « la chasse aux sorcières », un néologisme formé par des lettre associées au hasard ? … Chose étrange, la phrase (2) peut vous éclairer rapidement, elle, sur l’origine du mot « mystérieux » ! Chose étrange car, dans sa construction, cette seconde phrase est tout à fait analogue à la première : même « morphologie », même nombre de lettres, même phrase d’ailleurs, si ce n’est que les sorcières ont laissé place à des caravanes… Vous réfléchissez, là encore, sur la phrase, en vous demandant le sens de Sénavarac : est-ce un terrain de camping, l’auteur injustement oublié de deux livres immortels, l’un intitulé Les Sorcières, l’autre Les Caravanes, une nouvelle secte ésotérique axée sur la sorcellerie et le caravaning ?… Bref, vous séchez et, s’il s’agissait de la solution à un problème sérieux (le remède d’une maladie par exemple), ce serait le fiasco ! Jusqu’au moment où ce que Martin Gardner appelle le « haha » de la découverte jaillit soudain en vous, tel l’eurêka archimédien ! … « Sénavarac » c’est, tout simplement, le palindrome de « caravanes » ! Quelle alchimie subtile se fait dans votre cerveau à l’instant précis où votre aire visuelle force le « secret » de Sénavarac ? Mystère ! … L’intérêt de ce petit jeu, c’est de montrer qu’une analogie complète de structure (phrases 1 et 2) ne suffit pas toujours pour déterminer une analogie parallèle de fonction (en l’occurrence d’induction d’un décodage). (1) et (2) sont quasiment « sœurs » et cependant (2) paraît renfermer davantage d’information subjective que (1), bien qu’elle renferme évidemment la même quantité d’information objective (c’est-à-dire mesurée en « bits » d’information élémentaire) ! Il y a bien là une sorte de paradoxe, relatif à l’heuristique de la découverte et qu’on pourrait formuler ainsi, en le généralisant : pour découvrir la solution d’un problème, il n’est pas obligatoirement nécessaire de connaître davantage d’informations sur ce problème qu’une personne ne pouvant le résoudre ! L’étrangeté de cette conclusion doit nous inciter à réfléchir sur l’utilité effective, réelle, de l’inflation informationnelle à laquelle nous assistons désormais, notamment en médecine, avec la course aux multiples examens complémentaires ! Le corollaire immédiat, c’est de se demander s’il ne vaudrait pas mieux comprendre un petit nombre d’informations disponibles sur un patient, plutôt que de s’acharner à disposer d’une quantité croissante d’informations qu’on ne maîtrisera pas toujours avec efficacité, « noyé » par leur masse ! Cet exemple « linguistique » souligne donc l’importance de la qualité des informations, relativement à leur quantité. Il suggère comment la compréhension d’un message apparemment abscons peut jaillir soudain, grâce à l’action occulte d’un « catalyseur » intellectuel (ici : l’équivalence des mots « caravanes » et « Sénavarac » écrits en sens inverse l’un de l’autre). Or précisément, la plupart des discours émanant de nos patients (ou les signes des « tableaux cliniques ») sont fréquemment des sortes de messages codés dont nous pensons « casser le chiffre » en disposant d’une quantité d’information supérieure ! Cette petite expérience « renversante » nous suggère pourtant qu’il n’est pas toujours nécessaire d’en savoir plus pour comprendre : l’essentiel, c’est de mieux connaître un nombre de choses éventuellement moins élevé. Et de songer que la solution peut déjà être contenue, à notre insu, dans une information préalablement connue mais jusqu’alors négligée, et qu’il suffirait de « retourner » sous toutes ses facettes, comme le mot « Sénavarac » ou les anagrammes en général…

La clef de l’énigme : une idée renversante !
Jules Verne a d’ailleurs construit son célèbre roman Voyage au centre de la terre à partir de ce même principe du « renversement ». Le savant Lidenbrock découvre un vieux parchemin où l’alchimiste Arne Saknussen indiquait en langage codé, pour la postérité, comment on peut parvenir au centre de la terre, en descendant dans le cratère du volcan islandais de Sneffels. Dans ce récit, l’intuition de la découverte, le « haha gardnérien » vient au neveu du savant en… s’éventant avec la feuille de papier où est transcrit le mystérieux message ! Ce qui lui permet d’entrevoir, par transparence, durant « l’une de ces voltes rapides », écrit J. Verne, des mots parfaitement lisibles, soit la « clef de l’énigme » au moment où il s’y attend le moins !… L’importance de tels « renversements » n’est du reste pas simplement « ludique » (1), littéraire ou « cryptographique » mais peut s’affirmer, à l’occasion, comme un tournant décisif dans l’histoire des sciences. Nous n’en voulons pour preuve que la découverte des intégrales elliptiques par le mathématicien norvégien Niels Henrik Abel (alors âgé de 24 ans !) en 1826. Avec les travaux d’Évariste Galois (un autre jeune prodige « météore »), ceux d’Abel sont probablement parmi les plus importants du XIXème siècle, en mathématiques. Sans la connaissance des fonctions elliptiques, les voyages spatiaux des astronautes (et les missions lunaires en particulier) seraient toujours du domaine de la science-fiction ! Or, l’intuition géniale d’Abel consista, comme dans le roman de Jules Verne (écrit bien plus tard), à renverser les données tout en généralisant le cadre du problème ! La victoire d’Abel, c’est celle de l’esprit de généralisation associé à l’esprit de « retournement ». On « séchait » en effet, depuis plus de 150 ans, sur la résolution du problème de l’intégrale elliptique, intervenant dans diverses questions de mécanique et notamment dans la détermination de la longueur d’un arc d’une ellipse (à présent : la trajectoire des satellites artificiels, par exemple). Pour résoudre ce problème, Abel le « compliqua » en apparence, en l’étendant aux variables complexes (composées de quantités imaginaires et réelles) alors qu’on n’arrivait déjà pas à le résoudre pour les simples quantités réelles ! Et il remplaça, simultanément, l’étude de la fonction « mystérieuse » u = f (x) par celle de la fonction inverse x = f -1 (u). Cette double démarche « généralisante » et « symétrisante » constitua, répétons-le, l’un des événements les plus importants du XIXème siècle, dont les prolongements concrets apparaissent toujours, à chaque mission spatiale ! Il est évident que ce genre de démarche s’avère fréquemment très payant dans la recherche scientifique, et devrait donc plus souvent retenir notre attention. L’Américain Scott Kim, auteur d’un ouvrage intitulé Inversions sur les symétries et les calligraphies « magiques », s’est spécialisé, de manière ludique au départ, dans ce type d’écritures et de graphismes « renversants ». Je n’ai malheureusement pas pu trouver son livre, mais l’aperçu qu’en donne Martin Gardner (2) est tout à fait alléchant !

Les serpents de Scott Kim
Scott Kim arrive ainsi à écrire votre nom, ou n’importe quel mot, de manière à ce que vous puissiez encore le lire en… retournant la feuille, en mettant le haut en bas et vice-versa !
Ce type d’écriture « renversante » (ambigrammes) n’a pas manqué d’attirer l’attention des concepteurs de logos publicitaires. La chaîne de télévision française TF1, par exemple, a pris pour l’un de ses logos (celui qui apparaît derrière le présentateur du journal télévisé) [entre 1974 et 1990] un graphisme tf1 tel que le f reste presque invariant si l’on renverse l’image et que le t se transforme en 1 et vice-versa… Scott Kim est l’auteur d’un problème très curieux relatif au « serpent de cube ».

Problème toujours non résolu [1985] mais qui, je ne saurais dire pourquoi, me paraît devoir renfermer, peut-être, des applications biomédicales potentielles en embryologie et en cancérologie. Je « ressens » instinctivement cette possibilité, mais je serais bien incapable de la démontrer rigoureusement ! Ce problème est en effet relatif à l’occupation de l’espace, à son « pavage » par des « cellules » (des cubes-unités constituant les « cellules » du « serpent » qui s’entortillent de manière à occuper tout l’espace disponible). Étant convaincu (sans pouvoir le démontrer) que la modélisation en cancérologie comme en embryologie est d’ordre bio-mathématique (tumeurs et tissus embryonnaires ayant tendance à « occuper l’espace », tel le « serpent » de Scott Kim), je crois que tous ces problèmes ouverts (bourrage de cercles tangents, pavage de l’espace, confection d’un ruban de Möbius, etc) entretiennent des rapports (au moins topologiques) avec des questions, toujours ouvertes également, relatives aux modèles en cancérologie et en embryologie. C’est pourquoi le problème de Scott Kim sur le pavage intégral de l’espace par deux serpents de cube me paraît beaucoup plus important qu’un simple divertissement mathématique. Scott Kim est déjà parvenu, explique Martin Gardner (3), à entrelacer quatre serpents de cube pour leur faire occuper tout l’espace, mais nul n’a encore pu « forcer » deux serpents à effectuer le même recouvrement spatial intégral ! J’ignore si Scott Kim a entrevu des implications biomédicales éventuelles de son problème (en particulier l’analogie possible avec des cellules tumorales cherchant à occuper un maximum d’espace avec un minimum de dépenses énergétiques, de la même façon que le pavage spatial « en serpentin » devrait occuper un maximum d’espace avec un minimum de contraintes géométriques) mais les motivations qui l’incitent à découvrir ce pavage « serpentin » sont également très puissantes, pour n’être que désintéressées et de nature esthétique. Scott Kim écrit en effet : « Ce pavage de l’espace avec deux serpents constituerait une sorte de symbole yin-yang à trois dimensions. C’est la beauté d’une telle imbrication et la possibilité de construire une modèle suffisamment grand dans lequel on puisse ramper qui me motive puissamment ». Vous ne serez pas étonné d’apprendre que Scott Kim est non seulement un brillant mathématicien, mais un informaticien spécialisé dans la recherche de formes typographiques par ordinateur et… un excellent pianiste classique ! Bref, un chercheur accompli et certainement un grand espoir pour l’Amérique du XXIème siècle…
Beaucoup d’efforts sont nécessaires, n’est-ce pas, pour devenir aussi savant que Scott Kim, que le mathématicien Abel ou que le professeur Lidenbrock, le héros de Jules Verne ? Eh bien non, pas toujours peut-être ! Nous verrons, la prochaine fois, comment vous pouvez vous instruire même en « séchant » tous vos cours ! Comment les meilleurs forgerons, contrairement à ce que prétend le proverbe, ne se forment pas forcément en forgeant ! Debout, les « cancres », le paradoxe de Hempel devrait bientôt vous réhabiliter !

Références

  1. Voir le parler populaire du « verlan », périodiquement à la mode chez les adolescents (et qui a inspiré par exemple le titre du film de C. Zidi, Les Ripoux).
  2. Pour développer chez l’enfant cette démarche symétrisante qui fait partie intégrante de l’intelligence, certains professeurs de mathématiques recommandent la pratique de la numération à rebours, parallèlement à la numération normale.
  3. Les symétries géométriques dans l’univers de Scott Kim par Martin Gardner in Pour la Science n°47 de septembre 1981.
    Sur les notions de symétrie et de dissymétrie, un texte posthume du grand mathématicien français Albert Lautman, fusillé par les Allemands pendant le Seconde guerre mondiale : Symétrie et dissymétrie par Albert Lautman, in Les grands courants de la pensée mathématique (Librairie A. Blanchard, 1962).

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