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La quadrature du cercle

Publié le 28 février 2009 par [email protected]

[parution in Journal du Jeune Praticien n°113 du 10 février 1988]

Bien qu’il ne soit plus désormais le passe-temps favori des lycéens et des philosophes, le problème si célèbre de la quadrature du cercle mérite d’être évoqué, aussi bien parce qu’il passionna l’humanité pendant au moins 25 siècles, au titre d’un véritable problème de société, que pour célébrer, à peu d’années près [en 1988], le centenaire de sa résolution définitive, par la négative, par le mathématicien allemand Ferdinand von Lindemann en 1882. Après que des milliers d’hommes eurent vainement consacré tous leurs loisirs, durant des siècles, à cette étrange manie : découvrir la quadrature du cercle !

Un défi séculaire
Il est peu de problèmes pouvant rivaliser, par leur intérêt constant au fil des siècles, avec l’énigme de la quadrature du cercle. Symbole même d’une question insoluble, c’est précisément à ce titre de difficulté suprême que plusieurs langues l’ont, depuis longtemps, accueilli dans leur vocabulaire. Bien que sans rapport avec la médecine, ce problème a passionné, entre autres, la plupart des médecins du Moyen Âge et de la Renaissance, notamment en France et en Angleterre, où il était alors de bon ton de consacrer sa vie à la recherche de la Vérité Universelle cachée derrière les grands mystères qui constituent un défi pour tous les philosophes et les érudits. On s’accorde généralement pour faire remonter à l’Antiquité hellénistique ce défi de la quadrature du cercle, sans doute plus ancien encore. Le problème est très simple à formuler, bien qu’il soit très difficile à traiter [situation fréquente en mathématiques]. La question qu’on se posait était de savoir si l’on pouvait (et dans ce cas comment ?) construire, à l’aide seulement de la règle et du compas, un carré dont l’aire fût égale à celle d’un cercle donné. En effet, la règle et le compas jouissent dans tous les corps de métiers utilisant la géométrie (maçons, tailleurs, menuisiers, etc.) d’un prestige particulier et immémorial, vraisemblablement hérité de la Grèce antique. Le défi de la quadrature du cercle consistait ainsi à pouvoir passer du cercle au carré (c’est-à-dire associer les deux figures essentielles de la géométrie, celles-là même que découvre d’abord le jeune enfant, le rond et le carré) par le truchement exclusif des deux outils jugés universellement les plus fondamentaux. Le problème de la quadrature du cercle est analogue à celui de la rectification du cercle qui consiste à construire, avec la règle et le compas, un segment de droite de même longueur qu’une circonférence donnée. On sait que l’aire du cercle est donnée par la relation A = π R². Le problème de la quadrature du cercle se ramène donc (en prenant le cercle de rayon unité où R=1 et donc A = π) à construire un carré d’aire égale à π. Ou, dans sa variante de la rectification, à construire un segment de droite d’une longueur de 2π. Autrement dit, le défi réel consiste à représenter géométriquement le nombre π. Non pas une valeur approchée, ce qui s’avère plus ou moins facile, mais sa valeur exacte, ce qui n’est pas conceptuellement la même chose. On montre que les constructions « à la règle et au compas » ne peuvent produire que certains nombres algébriques et que π devrait être la solution d’une équation algébrique à coefficients entiers (et de degré égal à une puissance de 2), c’est-à-dire que π devrait être un nombre algébrique (comme par exemple √2) si la quadrature était possible. Mais, jusqu’au travail historique de Lindemann en 1882, on ignorait précisément toujours si π était ou non un nombre algébrique, ce qui revenait à ignorer si la quadrature du cercle constituait ou non un problème impossible. C’est donc bien prématurément que le vocabulaire donna à l’expression « quadrature du cercle » le sens d’une réalisation impossible et que l’Académie des Sciences, en France, prit une résolution en 1775 par laquelle elle décidait de ne plus accuser réception, dorénavant, des innombrables courriers, mémoires et prétendues démonstrations qu’elle recevait quotidiennement de la part de candidats « quadrateurs », comme on appelait alors les géomètres amateurs (ou professionnels) persuadés d’avoir découvert enfin le secret de cette mystérieuse quadrature. Avec 107 ans d’avance, l’Académie considérait donc le problème comme impossible, mais sans avoir encore démontré cette impossibilité !

Une obsession tenace
À la décharge de l’Académie, il faut dire qu’elle se trouvait littéralement submergée d’envois, plus ou moins ésotériques (et généralement plutôt plus que moins) traitant de la « vera quadratura », car le latin constituait encore à l’époque la langue scientifique internationale (il le demeure du reste toujours en anatomie, en astronomie, en botanique, en zoologie…). De la Renaissance au XVIIIème siècle, cette quête de la vraie quadrature va représenter une obsession tenace chez des générations entières de « philosophes », « savants », « honnêtes hommes » ou simples amateurs touchés par la grâce de quelque « illumination sublime ». Et plus le problème résistait aux assauts des infortunés quadrateurs, plus ceux-ci s’efforçaient d’en pénétrer l’insondable secret, comme dans un grand défi amoureux lancé à leur bravoure chevaleresque par une belle dame indifférente ! C’est méconnaître les racines humaines et sociologiques des mathématiques que de ne voir en elles qu’aridité théorique et abstractions stériles. Et il ne faut pas être un grand psychanalyste pour découvrir derrière la passion des quadrateurs pour la forme parfaite du cercle, à peine caché sous le sinus de leurs formules trigonométriques, un attrait irrésistible, atavique et universel pour une autre rondeur parfaite, celle du sein féminin ! L’origine même du mot sinus pose un problème pour l’histoire des sciences. Quand on compare la forme désormais classique de la sinusoïde (graphe de la fonction y = sinus x) au modelé avantageux d’une poitrine féminine, on n’a pas besoin d’être un grand mathématicien pour comprendre que le choix du mot latin ‘‘sinus’’ (signifiant pli, courbure, mamelle) était fort judicieux pour désigner, d’une manière précisément allusive, cette ligne trigonométrique dont les arcanes nous sont révélés par une adolescence studieuse. Cependant, bien que l’usage du mot ‘‘sinus’’ soit fort ancien pour désigner, en latin médiéval, tant le sein que la ligne trigonométrique (on parle aussi de ‘‘rapport’’ homonyme), il ne faut pas oublier que l’idée de tracer le graphe de la fonction y = sinus x ne peut être antérieure à Descartes, le fondateur de la géométrie analytique au début du XVIIème siècle. C’est en effet Descartes qui eut l’idée novatrice (donnant ainsi à l’esprit de logique français une réputation de rigueur dite ‘‘cartésienne’’ qui sera, jusqu’à présent, universellement appréciée) d’étudier les figures formées par la variation des fonctions, grâce à l’emploi de coordonnées. Bien que nul n’ait pu ainsi, en principe, admirer avant Descartes, le galbe parfait de la sinusoïde, on parlait déjà de ‘‘sinus’’ bien auparavant ! On en parlait pour traduire en latin, dès le Moyen Âge, les idées des mathématiciens arabes qui développèrent la trigonométrie, héritée des Grecs de Hipparque de Nicée et de Ménélaus semble-t-il. Pour ces géomètres arabes, obsédés eux aussi par la ténébreuse quadrature, le sinus était appelé « djayb », ce qui signifiait au sens propre « l’ouverture du vêtement ». Ces géomètres médiévaux étaient-ils, déjà, amateurs de décolletés généreux ?
Comme la quête de la pierre philosophale par les alchimistes, celle de la mythique quadrature du cercle va constituer, pendant au moins 25 siècles, un puissant stimulant intellectuel porteur d’innombrables fruits et l’un des liens intellectuels les plus tenaces depuis la Grèce antique jusqu’à la fin du XIXème siècle. C’est en partie parce qu’il était stimulé par une controverse avec le jésuite flamand Grégoire de Saint-Vincent à propos de la quadrature du cercle que Descartes fut conduit à développer sa géométrie analytique. Dans son énorme Opus geometricum quadraturae circuli et sectioni coni (relatif à la quadrature des courbes dites ‘‘coniques’’, dont le cercle est un cas particulier), le Père G. de Saint-Vincent prétendait en effet qu’il était enfin parvenu à découvrir la mystérieuse quadrature, grâce notamment au recours aux logarithmes récemment découverts par Napier. Cet ouvrage eut un retentissement considérable à l’époque, les gens instruits (et surtout les autres qui, sans rien comprendre, prenaient cependant parti !) se partageant alors en ‘‘pro’’ et ‘‘anti-quadrateurs’’ !), selon qu’ils estimaient que Saint-Vincent ou un autre avait ou non réussi à carrer enfin le cercle.

Le problème de Délos
En réalité, Saint-Vincent s’était trompé quant à la quadrature du cercle, mais il eut une prescience exacte de l’intégrale y = ∫ 1/x qui, comme chaque lycéen de terminale le sait aujourd’hui, correspond à la fonction logarithmique. La découverte des logarithmes au début du XVIIème siècle a d’ailleurs relancé à qui mieux mieux l’antique défi de la quadrature, attaqué jusqu’alors par la seule géométrie et, chez les astronomes arabes médiévaux surtout, par la trigonométrie. Les éventuelles applications pratiques de la quadrature (en cartographie par exemple, lors des grands voyages maritimes vers les Nouveaux Mondes, à la Renaissance) ne jouèrent sans doute aucun rôle important dans la frénésie intellectuelle des quadrateurs, car les quadratures approchées (en prenant par exemple π = 22/7) sont bien sûr largement suffisantes pour toute considération pratique. Même aujourd’hui, alors que les calculatrices programmables ont souvent en mémoire huit ou neuf décimales de π, quel ingénieur a réellement besoin de toutes ces décimales en pratique ? La quête de la quadrature représente, contrairement au problème presque aussi célèbre de la duplication du cube, un attrait de la seule spéculation intellectuelle pour elle-même. Le plus remarquable, c’est que cet attrait de la théorie pure, de ce qu’on appelle actuellement la ‘‘recherche fondamentale’’ ait ainsi traversé les siècles et captivé, sans espoir d’applications concrètes, d’innombrables générations ! Saluons au passage l’œuvre des mathématiciens arabes qui, alors que l’Europe sommeillait au Moyen Âge sur ses lauriers antiques, ont su préserver l’héritage intellectuel des Grecs et l’enrichir considérablement, dans plusieurs disciplines d’ailleurs. Ainsi, six siècles avant les logarithmes de Napier et de Burgy, un astronome arabe, Ibn-Jounis (980-1083) découvrait la prostaphérèse, une méthode (désormais désuète) pour remplacer (comme le feront ultérieurement les logarithmes) la multiplication par une addition. La prostaphérèse constituait un procédé trigonométrique pour simplifier des calculs fastidieux et elle résidait dans l’application d’une formule découverte vers l’an 1000 par Ibn-Jounis, correspondant à la relation : sinus a * cosinus b = ½ [sinus (a + b) + sinus (a - b)]. Cette relation est toujours utilisée pour transformer des produits en somme (pour l’intégration par exemple). Les rares lecteurs qui auraient ici « décroché » se rassureront en songeant que les lettrés, dans le monde arabe médiéval, n’ignoraient pas la prostaphérèse… Il est intéressant d’évoquer aussi le problème de la duplication du cube, parce qu’il ne manqua pas d’appartenir, pendant près de 3000 ans également, au bagage intellectuel obligé de tout érudit, au même titre que l’énigme de la quadrature du cercle. C’est un défi identique, et tout aussi impossible à relever en n’utilisant que la règle et le compas. Appelé aussi ‘‘le problème de Délos’’ (l’une des Cyclades, où se trouvait le grand sanctuaire d’Apollon), ce défi aurait une origine pratique, à savoir la nécessité d’apaiser le divin courroux d’Apollon. En effet, rapporte la légende, une grave épidémie sévissait alors en Grèce. Consulté sur « l’étiologie » de cette épidémie et sur les remèdes à y apporter, l’oracle de Delphes expliqua qu’Apollon avait pris ombrage de la trop petite taille de son sanctuaire de Délos, de forme approximativement cubique, et qu’il ne mettrait un terme à l’épidémie que lorsqu’on lui construirait un nouveau temple, d’un volume rigoureusement double du premier. Architectes et maçons s’empressèrent en vain, ce qui explique sans doute pourquoi les épidémies frappent toujours les humains, car le problème de Délos impliquait de multiplier par 1,2599210498… (la racine cubique de 2) le côté du temple primitif, ce qui s’avère impossible à l’aide des seuls outils ‘‘nobles’’ de l’époque, la règle et le compas. Hippocrate lui-même aurait été consulté, non pour juguler l’épidémie comme on pouvait s’y attendre, mais pour donner son avis sur la possibilité de la duplication. Et même Hippocrate échoua devant ce défi de Délos.

La tragédie d’Hippase
On sait maintenant que le souhait d’Apollon ne peut pas être exaucé, quelle que soit la compétence des architectes, car l’équation x3 = 2 ne peut être résolue rigoureusement à l’aide de la règle et du compas uniquement (3 n’étant pas une puissance entière de 2). La racine cubique de 2, cette « panacée » contre les épidémies, constitue un exemple historique de nombre irrationnel algébrique, c’est-à-dire un nombre non exprimable par une fraction rationnelle (un quotient de deux entiers) mais vérifiant cependant une équation algébrique à coefficients entiers, en l’occurrence x3 – 2 = 0. Le secret de l’impossibilité de la quadrature du cercle réside précisément dans la « non algébricité » de π (les mathématiciens disent « la transcendance »), c’est-à-dire le fait qu’il n’est la solution d’aucune équation algébrique à coefficients entiers. La connaissance de cette propriété dès l’Antiquité aurait permis d’économiser les vains efforts de milliers de quadrateurs, célèbres ou anonymes, durant près de trente siècles ! Mais la découverte des nombres transcendants (ou nombres non algébriques) est une acquisition récente dans l’histoire des mathématiques, due au mathématicien français Joseph Liouville (1809-1882). Par un hasard étonnant, Liouville mourut la même année où un jeune mathématicien allemand, Lindemann, démontra (à l’âge de 30 ans !) la transcendance de la célèbre constante π, ce qui mettait enfin un terme à ce débat vieux de près de trois mille ans : la quadrature du cercle ! Le qualificatif de « transcendant » n’a rien de métaphysique. On croyait seulement lors de leur découverte (1844) que ces nombres non algébriques étaient particulièrement rares et remarquables, alors qu’on s’apercevra bientôt qu’ils sont en réalité particulièrement nombreux et banals. Ce sont même pour ainsi dire, de tous les nombres, les plus nombreux. C’est Georg Cantor qui prouva, en 1873, que les nombres transcendants constituent une infinité non dénombrable, contrairement aux nombres algébriques qui forment une infinité dénombrable (« dénombrable » signifiant qu’on peut compter les éléments en les appariant à la suite des entiers naturels). Le cheminement intellectuel se fit ainsi depuis les entiers naturels (ceux de l’école maternelle : 0, 1, 2, 3, 4…) jusqu’aux nombres transcendants comme le « mystérieux » nombre π qui règne sur l’analyse, la géométrie, les statistiques, et qu’on retrouve ainsi d’une manière quasi ubiquitaire : par exemple, π intervient dans la probabilité pour que deux personnes aient un anniversaire en commun, c’est le célèbre « paradoxe des anniversaires », dans les statistiques de survie des chroniques actuarielles, dans la « méthode de Monte Carlo » [évaluation stochastique d’une intégrale], dans les codes détecteurs d’erreurs, clefs de la sécurité informatique, etc.
Une scabreuse découverte
Ce cheminement fut nécessaire pour comprendre l’impossibilité des deux énigmes les plus réputées, léguées par l’Antiquité : la quadrature du cercle et la duplication du cube. Il convient de rappeler une étape essentielle de ce cheminement, la découverte des nombres dits irrationnels, vers le quatrième siècle avant J.C, toujours dans la Grèce antique. Cette découverte constitue certainement l’une des plus grandes dates dans l’histoire des sciences, aussi importante pour l’évolution des idées que, par exemple, la découverte de l’Amérique à la Renaissance. Cette découverte fut jugée si ‘‘scabreuse’’ en son temps qu’elle causa la perte de l’un de ses promoteurs, affirme la légende, le mathématicien Hippase de Métaponte. Celui-ci connut en effet une fin tragique puisqu’il aurait été purement et simplement jeté par-dessus bord, lors d’une traversée maritime, par ses compagnons de voyage auxquels il avait eu l’imprudence de confier le secret de cette « terrible découverte » ! Il faut dire qu’à cette époque la philosophie pythagoricienne régnait sans partage et affirmait que les nombres entiers représentaient la quintessence divine ici-bas. Forts de ce principe mystique, les pythagoriciens prétendaient pouvoir tout réduire à des « raisons » (nous disons aujourd’hui des rapports, des fractions) entre nombres entiers. « Raison » se disant « ratio » en latin, c’est là l’origine lointaine de toute philosophie « rationnelle » et du moderne « rationalisme ». Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes antiques jusqu’à ce que l’« hérétique » Hippase de Métaponte ne vienne, par sa découverte paradoxale, lézarder irrémédiablement le merveilleux édifice scientifique et mystique des pythagoriciens. On attribue aussi parfois cette révolution conceptuelle (aussi importante pour l’équilibre des idées classiques dans l’Antiquité que l’avènement de l’ère nucléaire pour l’équilibre géopolitique aujourd’hui) à un autre philosophe, Théodore de Cyrène. Quel qu’en soit l’auteur précis, il est certain que cette découverte des nombres irrationnels (c’est-à-dire non exprimables par une quelconque « raison », ou fraction de nombres entiers) plongea les Anciens dans une immense perplexité et déclencha la crise intellectuelle la plus importante du monde antique !

Les cent bœufs d’Apollon
Soit en effet le triangle rectangle-isocèle de côté-unité. Le carré de son hypoténuse vaut 2, et son hypoténuse représente donc √2. Ce qui paraissait le plus ‘‘diabolique’’ dans cette histoire, c’est qu’on démolissait le bel édifice pythagoricien de la suprématie absolue des nombres entiers en recourant paradoxalement au plus beau fleuron de la mathématique pythagoricienne elle-même, le célèbre théorème de Pythagore, le pont aux ânes de la scolarité actuelle ! En effet, on peut tracer facilement une représentation géométrique du nombre √2, comme nous venons de le voir avec l’hypoténuse de ce triangle rectangle-isocèle de côté-unité, on peut utiliser le théorème de Pythagore pour montrer qu’on a bien tracé un segment de longueur √2, mais on ne peut trouver, contrairement à ce que suggère la pensé pythagoricienne, aucune « raison » (fraction) susceptible de représenter rigoureusement la valeur de √2. On peut bien sûr calculer des valeurs approchées (comme 7/5 ou 17/12 par exemple) mais on peut facilement démontrer en raisonnant par l’absurde (cf. infra) que √2 n’est pas un nombre rationnel (un « nombre de raison »), c’est-à-dire qu’il n’existe aucune fraction représentant exactement cette quantité algébrique [solution de l’équation x2 = 2]. Le sort tragique réservé à Hippase était une tentative désespérée des pythagoriciens pour couper court à la dissidence : ce que la raison n’avait pu préserver, la censure et la violence pourraient peut-être le faire ! Illusion commune, hélas, à toutes les dictatures…
Quand la nouvelle de l’irrationalité de √2 finit malgré tout par s’ébruiter, constituant ainsi un des plus grands « scoops » de l’Antiquité, les Grecs dépités se consolèrent et se réconcilièrent avec les divinités en sacrifiant cent bœufs magnifiques sur l’autel d’Apollon. Mais l’rrationalité de π, jalon important dans la démonstration de l’impossibilité de la quadrature du cercle, fut bien plus difficile à prouver que l’rrationalité de la racine carrée de 2 ou que celle de sa racine cubique, la clef du problème de Délos. Il faudra attendre en fait 1794 ! Lorsque Legendre paracheva la démonstration incomplète faite par Lambert en 1766.
Qui peut le plus ne peut pas le moins
Pendant les trente siècles séparant l’énoncé du défi de la quadrature du cercle de la résolution définitive de cette conjecture millénaire par l’illustre Lindemann, l’ardeur des innombrables quadrateurs paraissait d’autant plus légitime, à première vue, qu’on était parvenu à réaliser la quadrature de courbes apparemment plus complexes que le « simple » cercle ! Hippocrate de Chios réalisa la quadrature correcte des lunules (croissants de lune) et le grand Archimède lui emboîta le pas, environ deux siècles plus tard, en découvrant la quadrature de la parabole. Forts de ces précédents, montrant qu’une aire curviligne peut faire l’objet d’une quadrature rigoureuse parfois, des générations de quadrateurs justifièrent leur ardeur quadratrice sur cette intuition analogique fallacieuse : « pourquoi ne pourrait-on pas ‘‘le moins’’ (carrer un ‘‘simple’’ cercle) alors qu’on peut ‘‘le plus’’ (carrer une aire plus compliquée comme la lunule ou la parabole) ? » L’histoire de la quadrature du cercle nous montre ainsi le danger des démonstrations construites exclusivement sur des analogies réductrices… En définitive, les seules quadratures réussies furent dues, d’une part, à ce conférencier qui déclara à son auditoire : « dans le cadre du cycle de nos conférences » et, d’autre part, à la « Royale », la Marine Nationale qui a résolu d’appeler « carré »… le traditionnel « cercle des officiers » ! Mais le plus extraordinaire de l’affaire réside encore dans la psychologie humaine et dans l’impact prodigieux que certains problèmes immémoriaux peuvent avoir dans l’esprit : aujourd’hui même, alors que Lindemann a clos définitivement le débat, certes millénaire, par la négative voilà plus de cent ans, il se trouve toujours maints « inventeurs méconnus » ou « censurés par la science officielle » pour proposer régulièrement leur propre « solution novatrice » au problème de la quadrature du cercle ! Ces « génies incompris » n’ont évidemment aucune idée des différences entre nombres rationnels, irrationnels, algébriques et transcendants. Ils s’obstinent pourtant dans leur tour d’ivoire en poursuivant leur chimérique quadrature. Car ils ont certes une tête carrée ; mais tourne-t-elle toujours bien rond ?
L’irrationalité de √2
Soit un carré ABCD de côté égal à l’unité. On montre très facilement, en appliquant le fameux théorème de Pythagore au triangle rectangle isocèle ABC que la diagonale AC du carré (qui est l’hypoténuse dudit triangle) est égale à √2. Or l’école pythagoricienne estimait que toute quantité dans l’Univers pouvait se ramener à une « ratio », une « raison », c’est-à-dire une fraction p/q où p et q sont deux nombres entiers, les « briques » universelles grâce auxquelles les dieux ont bâti le monde, sur « l’harmonie des sphères ». Prétendre le contraire eût paru irrationnel, non « raisonnable » ! Cependant, bien qu’on puisse parfaitement définir √2, en donner cette interprétation géométrique simple (et d’inspiration pourtant pythagoricienne !) et en calculer une valeur aussi approchée que l’on voudra (comme √2= 1,41421…), il est impossible d’exprimer rigoureusement ce nombre algébrique « irraisonnable » sous la forme d’une quelconque fraction p/q. L’harmonie des sphères est ainsi brisée. Supposons en effet qu’une telle fraction irréductible p/q existe. On aurait alors p/q = √2 soit p²/ q² = 2 et p² = 2 q². Autrement dit, p² serait un nombre pair. Comme le carré d’un nombre impair est lui-même toujours impair, il faut donc que p soit également un nombre pair, ce qui se traduirait par p = 2 r, où r est un entier naturel. En remplaçant alors p par sa valeur 2r dans la relation initiale, on obtiendrait : p² = (2r)² = 4 r² = 2 q², d’où 2 r² = q². Comme q² est pair on conclut, en reprenant le raisonnement qui valait pour p, que q est également un nombre pair. On aurait ainsi, avec p/q = √2, une fraction qui serait simultanément irréductible (c’est-à-dire sans aucun facteur commun entre p et q) et où p et q seraient tous deux pairs, donc possèderaient le facteur commun 2 ! La seule façon d’écarter cette auto-contradiction, c’est de conclure qu’il n’existe en fait aucune fraction rigoureusement égale à √2, qui représente donc le premier exemple de valeur « irrationnelle » historiquement connue. Cette découverte (vers –400 avant J.C) fit l’effet d’une bombe intellectuelle qui déstabilisa irrémédiablement toute la mystique pythagoricienne [crise des irrationnels]. Découverte d’une portée considérable, ce fut aussi le premier jalon décisif vers la démonstration (largement postérieure) de l’impossibilité de la quadrature du cercle.


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