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Un entretien avec Pierre Bergounioux, par Tristan Hordé, suite et fin

Par Florence Trocmé

Je publie aujourd’hui la suite et la fin de l’entretien de Tristan Hordé avec Pierre Bergounioux (en remerciant chaleureusement l’un et l’autre) dont la publication a commencé lundi sur le site et s’est poursuivie hier :

Img_0201 Tristan Hordé :  Tu as parlé de l’école. Il y a inflation de livres, à ce sujet, en ce moment. Pourquoi avoir écrit École : mission accomplie*** ?

Pierre Bergounioux : Parce qu’on me l’a demandé. J’avais participé à une émission de télévision qui rassemblait le ministre, des pédagogues, des journalistes spécialisés dont le principal souci est de faire oublier que l’école est aujourd’hui, en France, le principal garant de l’inégalité. On m’a laissé la parole trente secondes, pendant lesquelles j’ai tenté de suggérer de quoi, en dernier recours, il retournait. On ne me l’a plus donnée. Deux jeunes gens, Rémy Toulouse et Frédéric Ciriez, sont venus me trouver. Il leur semblait que j’avais deux ou trois choses à ajouter. On a branché un magnétophone et je leur ai confié ce qui n’avait pu passer à la TV.
L’école est un lieu, donc un thème ennuyeux. Mais c’est elle qui confère sa légitimité à l’injustice de la distribution. Elle naturalise, d’une façon formellement irréprochable, les inégalités culturelles. C’est ce que Bourdieu a établi, au début des années soixante, dans Les Héritiers et confirmé, en 1970, avec La Reproduction. Le premier ouvrage publiait les résultats d’une enquête menée auprès des étudiants de Paris et de Lille, le deuxième était une réflexion théorique éclatante sur l’action pédagogique, l’arbitraire culturel et la violence symbolique. En l’espace d’une quarantaine d’années, les filières de nos enfances et de nos adolescences ont été abolies. L’ensemble de la population est entré au collège unique. Mais loin d’offrir à tous les mêmes chances d’acquérir des titres scolaires, qui sont des avantages sociaux déguisés, cet égalitarisme apparent, formel, a consacré l’inégalité réelle. J’ai participé, trente-deux années durant, et à mon corps défendant, au maintien de l’ordre symbolique qui scelle la pérennité du monde social. J’ai constaté les conséquences objectives de l’action pédagogique, qui allaient à l’encontre de l’idéalisme petit-bourgeois qui m’avait poussé vers le professorat, des aspirations égalitaristes dont le Parti communiste fut longtemps le vecteur avant d’être balayé de la scène politique.
Cet entretien avec mes deux jeunes interlocuteurs a été l’occasion de rappeler des vérités qu’on peut feindre, aujourd’hui, d’ignorer : que l’inégalité est insupportable, que l’abaissement où nous sommes tombés est un chapitre de l’histoire et non pas son épilogue.

T.H. Tu poses comme point de départ le collège unique. Il me semble qu’il faudrait commencer au moment où tous les enfants entrent en sixième.

P.B. Oui, mais pendant quelque temps, jusqu’au milieu des années soixante-dix, les filières subsistent à l’intérieur des collèges, qui font eux-mêmes double emploi avec les petites sections des lycées.

T.H. C’est vrai. Et ensuite, les adolescents partent en apprentissage.

P.B. Longtemps, les protagonistes du procès de production ne se sont rencontrés qu’entièrement constitués, sur le lieu de travail. Ils y arrivaient par les voies séparées qui leur étaient respectivement assignées, le primaire pour les futurs exécutants, ouvriers, paysans, le secondaire et le supérieur pour les dirigeants, bourgeois petits et grands. J’ai fait allusion, dans le livre sur l’école, aux militants ouvriers que j’ai croisés, au Parti communiste, à la belle figure, par exemple, de Henri Krasucki, Juif d’origine polonaise, résistant, déporté, dont l’intelligence, la qualité morale prouvaient qu’il y avait deux écoles, celle que j’avais fréquentée et puis celle de la vie, du travail, du combat, qui avait produit ces hommes remarquables.
Ce que je regarde comme l’effet majeur, et voilé, du collège unique, c’est que, mettant en présence des enfants issus d’univers sociaux différents, opposés, il contraint les plus défavorisés à établir publiquement, et d’abord à leurs propres yeux, qu’ils valent moins que leurs condisciples. Et cette infériorité prouvée justifiera, par la suite, qu’ils soient plus mal rétribués, moins bien considérés. Il y a plus grave. Leur estime d’eux-mêmes aura été entamée. Ils se tiendront pour indignes, ne se jugeront pas justiciables du traitement égalitaire qui fut le maître-mot des Montagnards de l’an II et de leurs successeurs, jusqu’à ces dernières années. Cette atteinte portée, dès l’enfance, à l’intégrité personnelle, à l’image de soi, ne saurait demeurer sans effet sur l’adulte. Les phénomènes d’anomie qu’on observe partout dans le système éducatif, la violence, la profonde dégradation des conditions de travail du corps enseignant sont l’effet en retour, parfois dramatique – je pense à ces collègues molestés, poignardés – de la violence symbolique faite aux démunis. Ils perçoivent la culture savante, scolaire, l’action pédagogique comme une atteinte à leur être et réagissent en conséquence.

T.H. Ce n’est qu’une des raisons de la désyndicalisation.

P.B. Bien sûr. La raison dernière, dont les comportements individuels ne sont que l’expression à hauteur d’homme, au jour le jour, c’est la défaite historique des forces de gauche sur la scène internationale. Elle devient perceptible dès les années soixante-dix. Les trois composantes du mouvement progressiste donnent, chacune à sa manière, des signes alarmants de faiblesse, de recul. Les pays socialistes, gangrenés par la bureaucratie, frappés d’ossification cérébrale, perdent la valeur d’exemple qui avait été la leur dès octobre 1917 et que l’épisode stalinien, l’arbitraire policier, Budapest, Prague n’avaient pas réussi à éclipser. Les mouvements de libération nationale, dans les pays émergents, prennent une couleur confessionnelle qui estompe leur caractère premier, c’est-à-dire anti-impérialiste. Les grands partis communistes européens sont marginalisés par la social-démocratie. Au même moment, Milton Friedman et les Chicago boys offrent une version hard du contrat de travail à la bourgeoisie mondiale. Lorsque l’idéal d’émancipation qui mobilisait les prolétaires de tous les pays disparaît de l’horizon, il faut s’attendre à ce que les comportements individuels, la vie ordinaire en soient affectés. C’est ce qui s’est passé.

T.H. C’est à partir de là que tu as écrit sur l’école ?

P.B. Mes vingt premières années coïncident avec l’embellie de vingt ans qui sépare la tragédie du premier demi-siècle de l’hiver des années quatre-vingt. Les gens de mon âge ont pu croire que tout était possible et comme à portée de la main. Ils ont fait un rêve, celui de la fraternité universelle, sur fond d’abondance et de liberté – ce furent les années soixante, leur goût acide, printanier, le mois de Mai. Le vent qui s’est levé alors sur la terre nous a enlevés au passé, à l’étroitesse, à l’obscurité où il nous tenait. Il m’a été donné d’apprendre, de m’ouvrir, de comprendre. La Bruyère, encore, sur le discernement : « Juste après viennent les diamants et les perles ». Et puis nous sommes entrés dans l’âge glaciaire que les athlètes du néo-libéralisme nous donnent comme la fin de l’histoire, avec le shopping comme stade ultime de l’évolution humaine. Comment oublier les révélations de nos jeunes années, l’émancipation, l’ouverture.
Les opprimés d’aujourd’hui sont épargnés des vieux maux qui accablaient ceux d’hier, le « labeur dur et forcé », la faim, le froid, l’inconfort, l’illettrisme. Mais livrés aux entreprises à but lucratif qui ont la haute main sur les médias, ils sont voués à construire des identités aliénées, fondées sur le culte du corps, le fétichisme de la marchandise, la nullité sportive et la maximisation du gain pécuniaire comme axiome fondateur du vouloir pratique. L’initiative politique, comme la crise des banlieues de novembre 2005, porte le stigmate de cette régression. On brûle des bagnoles, des poubelles mais on oublie le vieil avertissement de Marx. La classe ouvrière, lorsqu’elle ne rassemble pas autour d’elle, l’ensemble des couches exploitées, entonne son solo funèbre.

T.H. C’est le cas.

P.B. Il ne s’est rien passé. Pour la première fois depuis deux siècles et plus, le divorce est consommé entre les intellectuels et le peuple. Car c’était une constante, depuis Voltaire, depuis Rousseau, que ceux, très peu nombreux, qui faisaient métier de penser, se trouvaient conduits, par la logique de cette activité, à rallier ceux dont tout, apparemment, les séparait, les gueux, les protestants, les Juifs, les prolétaires, les étrangers... La grandeur de l’intelligentsia européenne tient, en partie, à son mépris de tous les préjugés, de toutes les grandeurs qui n’ont pas reçu l’assentiment de l’intelligence. Ce sont Hugo et Zola se dressant, l’un, contre le despotisme impérial, l’autre contre la raison d’État, serait-elle celle de la troisième République. Ce sont Gide, Sartre, Merleau-Ponty, grands bourgeois éclairés, conséquents, qui passent dans le camp opposé, prennent fait et cause pour l’URSS, le peuple algérien en lutte pour son indépendance et sa dignité. Ils ont pris parti en fonction, non pas de leur appartenance de classe, mais d’une analyse dépassionnée, impartiale de la réalité, laquelle est fonction d’un exercice intransigeant de la pensée.
La défaite, à l’échelle planétaire, des forces de gauche, la diffusion globale d’un arbitraire culturel d’origine anglo-saxonne, celui du profit comme mesure de toute chose, ont brisé l’union historique des travailleurs et des penseurs les plus éminents. C’est peut-être pour ça que personne ne pense plus éminemment, sous l’aube sinistre du XXIe siècle.

T.H. Tu as une façon de voir les choses terriblement noire… Que faire ?

P.B. La question se pose avec la même acuité qu’en 1902 mais en termes plus énigmatiques parce que c’est la deuxième fois, dans l’histoire, et que celle-ci ne se répète pas ou alors sous forme de tragédie, d’abord, de farce, ensuite.
Juste avant de nous quitter, voilà une quinzaine d’années, Fellini a confié sa détresse à un personnage anonyme de son dernier film, La Voix de la lune. On l’entend crier, dans la nuit : « Tout le monde va savoir que nous sommes devenus un peuple de cons ». Son génie océanique a deviné le triste chemin où nous ont devancé nos brillants cousins latins. C’est par cette sombre route qu’il me semble que nous allons, nous aussi, depuis quelque temps. Quand fera-t-il jour ? Là est la question.

©Pierre Bergounioux et Tristan Hordé, photo de Pierre Bergounioux ©Tristan Hordé

Première partie de cet entretien, deuxième partie,

Pierre Bergounioux dans Poezibao :
Bio-bibliographie de Pierre Bergounioux,
extrait 1,
**recension de École, mission accomplie (par Tristan Hordé),
recension de La Fin du monde en avançant et L’Invention du présent (par Tristan Hordé),
Sidérothérapie, compte rendu par Tristan Hordé

*En librairie le 30 Août
Carnet de notes (1992-2000), 1280 pages, 38 €, isbn : 978-2-86432-504-8
Les Forges de Syam, récit, 96 pages, 5, 80 €
isbn : 978-2-86432-505-5

***rappel, ce livre est paru l’an dernier, au moment de la réalisation de cet entretien par Tristan Hordé

École, mission accomplie, Édition les Prairies ordinaires, 2006, recension par Tristan Hordé


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