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La mort du Caire (L'Egypte de Pierre Loti - 1)

Publié le 09 mars 2009 par Rl1948


   Elle est Alsacienne. S’appelle Nathalie Ritzmann et, depuis un lustre, vit et travaille à Istanbul. Elle propose sur son blog http://dubretzelausimit.over-blog.com/de nous faire découvrir, jour après jour, à travers toute la Turquie les coins les plus éloignés du tourisme traditionnel - donc à mes yeux, les plus historiquement, architecturalement et socialement intéressants -, comme les quartiers les plus typiques de sa ville d’adoption.


   La lecture régulière de ce blog constitue véritablement une mine de connaissances et d’indispensables mises au point. De découvertes, aussi. Comme par exemple la volonté manifeste d’Istanbul d’honorer la mémoire d’un grand écrivain français du XIXème siècle, son turcophile le plus avéré ... (après Nathalie, s'entend) : un hôtel porte son nom (celui de l'écrivain, évidemment, pas encore celui de Nathalie !), mais aussi un des lycées français, ainsi qu’un des cafés les mieux situés de la ville


LA MORT DU CAIRE (L'Egypte de Pierre Loti - 1)

puisqu’au sommet de la colline et du cimetière d’Eyüp, il domine toute la Corne d’Or.

LA MORT DU CAIRE (L'Egypte de Pierre Loti - 1)

   De son vrai nom Julien VIAUD
LA MORT DU CAIRE (L'Egypte de Pierre Loti - 1)

cet officier de marine et écrivain à propos duquel le Lagarde et Michard de notre adolescence studieuse n’hésite pas à écrire que son oeuvre est d’abord celle de notre plus grand romancier exotique du XIXème siècle et qu’il est un de nos plus grands peintres de la mer, de ses enchantements ou de ses tempêtes, effectua nombre de voyages qui l’amenèrent à visiter des terres aussi méconnues que lointaines, pour son époque s’entend : Tahiti, en 1871; le Sénégal, deux ans plus tard; Constantinople/Istanbul, à plusieurs reprises: le Tonkin, la Chine, le Japon, le Maroc, la Palestine, la Perse et les Indes, à l’extrême fin du siècle; mais aussi l’Egypte, en 1906.

   De tous ses périples, il rapporta certes quelques romans, mais surtout des monceaux de souvenirs, de sensations, de répulsions aussi, de coups de gueule surtout qu’il traduisit simplement dans ses récits de voyages, dont le plus beau d’entre eux, à mes yeux, à tout le moins, La Mort de Philae
, reste encore de nos jours un modèle du genre.


   Et pourtant, rares sont ceux qui, aujourd’hui, le lisent encore; alors qu’à son époque, sous le nom de Loti que lui attribua une jeune Tahitienne, il fut extrêmement célèbre, recevant même, en 1891, pour son Pêcheur d’Islande, le prix Nobel de Littérature.


   Car c’est bien de lui qu’il s’agit ici, dans cet article, Pierre Loti, infatigable voyageur qui sillonna l’Orient et fit de la Turquie sa terre d’élection, sa seconde patrie.
 

   Il faut savoir qu’au XIXème siècle, le voyage en Grèce, en Turquie, en Syrie ou en Egypte était encore une aventure solitaire. Ces contrées, depuis la fin de la Renaissance, depuis en fait que s’était développée l’idée de se rendre dans certains pays riverains de la Méditerranée orientale soumis à la puissance ottomane, portaient traditionnellement le nom de "Pays du Levant", terme issu de la langue commerciale et diplomatique de l’époque. Mais au XIXème siècle, donc, avec les écrivains romantiques, Alphonse de Lamartine en tête, apparaît et se fixe une nouvelle expression : "Voyage en Orient".


   Le terme "Orient" qui, pour les Encyclopédistes du XVIIIème siècle ne définissait qu’une notion ressortissant à l’astronomie, prend alors définitivement une acception géographique, qu’officialisera à l’époque le Dictionnaire universel de Pierre Larousse.
 

   Ce voyage, donc, beaucoup de grands écrivains français l’effectueront : Lamartine, certes, mais aussi Chateaubriand, Nerval, Flaubert, Théophile Gautier, André Gide ... Il faut reconnaître que la relative rapidité des trajets en train initiés par l’illustre Compagnie des Wagons-lits constitua un des éléments les plus favorables à cette nouvelle mode, et que, par exemple, l’arrivée du célèbre Orient-Express en gare de Sirkeci, au coeur même d’Istanbul, sur la rive européenne, n’y fut pas non plus étrangère. (http://dubretzelausimit.over-blog.com/article-28223391.html - pour découvrir quelques considérations et photos de cette gare.)
 

   Mais ce tourisme, qui n’est pas encore, mais deviendra très vite de masse, ne plut pas à tout le monde - et encore moins aux touristes eux-mêmes qui, bien évidemment, considéraient les autres comme des trouble-fête.


   Ce flot de désoeuvrés
(...) qui viennent ici fureter partout, écrivit d’ailleurs Pierre Loti, à propos de ceux qu’il voyait débarquer à Istanbul ...


   Aujourd’hui, ami lecteur, ce n’est pas un extrait de son oeuvre consacré à la ville qui s’est développée au pied du Bosphore que je compte vous donner à découvrir, mais un dédié à celle qui s’étend au pied des pyramides d’Egypte.
 

   Dans un magnifique ouvrage/pamphlet où il stigmatise, entre autres, tout à la fois le modernisme de la technique, le souci du rendement économique à tout cran et les touristes qui affluent, il évoque aussi la menace qui pèse sur l’héritage de cette splendide civilisation antique des rives du Nil.


LA MORT DU CAIRE (L'Egypte de Pierre Loti - 1)

  Dans ce très beau récit qu’il dédie "à la mémoire de mon noble et cher ami Moustafa Kamel Pacha qui succomba le 10 février 1908 à l’admirable tâche de relever en Egypte la dignité de la patrie et de l’Islam", il fait bien évidemment aussi allusion à Thèbes, à Louxor et à la capitale, la ville du Caire, qu’il nous présente ainsi :


   "Que de ruines, d'immondices, de décombres ! Comme on sent que tout cela se meurt ! ... Et puis quoi : des lacs, maintenant, en pleine rue ! On sait bien qu’il pleut ici beaucoup plus que jadis, depuis que la vallée du Nil est artificiellement inondée; mais c’est invraisemblable quand même, toute cette eau noire où notre voiture s’enfonce jusqu’aux essieux, car il y a huit jours que n’est tombée une averse un peu sérieuse. Alors les nouveaux maîtres n’ont pas songé au drainage, dans ce pays dont le budget d’entretien annuel a été porté par leurs soins à quinze millions de livres ? - Et les bons Arabes, avec patience, sans murmurer, retroussent leurs robes, jambes nues jusqu’aux genoux, pour cheminer au milieu de cette eau déjà pestilentielle, qui doit couver pour eux des fièvres et de la mort.
 

   Plus loin, la voiture courant toujours, voici que peu à peu le décor change, hélas ! Les rues se banalisent; les maisons de "Mille et une Nuits" font place à d’insipides bâtisses levantines (...) et, à un tournant brusque, le nouveau Caire nous apparaît. 

    Qu’est-ce que c’est que ça, et où sommes-nous tombés ? En moins comme il faut encore, on dirait Nice, ou La Riviera, ou Interlaken, l’une quelconque de ces villes carnavalesques où le mauvais goût du monde entier vient s’ébattre aux saisons dites élégantes ...


   Partout de l’électricité aveuglante; des hôtels monstres, étalant le faux luxe de leurs façades raccrocheuses; le long des rues, triomphe du toc, badigeon sur plâtre en torchis; sarabande de tous les styles, le rocaille, le roman, le gothique, l’art nouveau, le pharaonique et surtout le prétentieux et le saugrenu. D’innombrables cabarets, qui regorgent de bouteilles : tous nos alcools, tous nos poisons d’Occident, déversés sur l’Egypte à bouche-que-veux-tu.
 
   Des estaminets, des tripots, des maisons louches. Et, plein les trottoirs, des filles levantines qui visent à s’attifer comme celles de Paris, mais qui, par erreur, sans doute, ont fait leurs commandes chez quelque habilleuse pour chiens savants. 
   Alors ce serait le Caire de l’avenir, cette foire cosmopolite ? ... Mon Dieu, quand donc se reprendront-ils, les Egyptiens, quand comprendront-ils que les ancêtres leur avaient laissé un patrimoine inaliénable d’art, d’architecture, de fine élégance, et que, par leur abandon, l’une de ces villes qui furent les plus exquises sur terre s’écroule et se meurt ? 
   Parmi ces jeunes musulmans ou coptes, sortis des écoles, il est tant d’esprits distingués cependant et d’intelligences supérieures ! Tandis que je vois encore les choses d’ici avec mes yeux tout neufs d’étranger débarqué hier sur ce sol imprégné d’ancienne gloire, je voudrais pouvoir leur crier, avec une franchise brutale peut-être, mais avec une si profonde sympathie : "Réagissez, avant qu'il soit trop tard. Contre l'invasion dissolvante, défendez-vous, - non par la violence, bien entendu, non par l'inhospitalité et la mauvaise humeur, - mais en dédaignant cette camelote occidentale dont on vous inonde quand elle est démodée chez nous. Essayez de préserver non seulement vos traditions et votre admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fut la grâce et le mystère de votre ville, le luxe affiné de vos demeures. Il ne s'agit pas là que de fantaisies d'artistes, il y va de votre dignité nationale. Vous étiez des Orientaux (je prononce ce mot avec respect qui implique tout un passé de précoce civilisation, de pure grandeur), mais, encore quelques années, si vous n'y prenez garde, et on aura fait de vous de simples courtiers levantins, uniquement occupés de la plus-value des terres et de la hausse des cotons."
(Pierre Loti, La Mort du Caire, dans La Mort de Philae, Paris, France Loisirs, 1990, pp. 25-7)
   (Un merci tout particulier à Nathalie qui eut la bonté de me faire parvenir ses propres clichés du café Pierre Loti, à Istanbul, grâce auxquels je n'eus que l'embarras du choix pour illustrer le présent article.)
Pour plus de renseignements sur Pierre Loti : 
http://dubretzelausimit.over-blog.com/article-20738117-6.html  
et sur le café qui porte son nom : 
http://dubretzelausimit.over-blog.com/article-21219337.html
 


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