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Le philosophe à lunette (4)

Publié le 21 mars 2009 par Isabelle Debruys
Il aura largement le temps d’aller faire un tour à moto avant que la nuit ne tombe totalement. Il le fait à chaque fois, cela le nettoie, d’une certaine façon. Il laisse la chose derrière lui, plus il roule, plus elle s’étiole, se désagrège, devient un ridicule petit point, disparaît et n’a jamais existé. Pourquoi fait-il ça ? On ne sait pas. C’est comme ça, question de nature. C’est, du moins, ce qu’il dirait si on le lui demandait, mais la vérité, qu’il cajole tout au creux de lui, c’est l’éclatante esthétique du hasard. Cela fait des jours qu’il la suit, qu’il la devance aux lieux qu’elle affectionne, elle lui a même parlé, une fois. Devant le local des répétitions du groupe, le motard qui s’était perdu, c’était lui. Il l’avait regardée d’un air ému par la familiarité dont elle ignorait tout, elle avait répondu de son ton enjoué avant de franchir comme une gazelle la porte de fer. L’espace de cette seconde, des bruits métalliques, lourds et insupportables avaient déboulé dans la rue. Il avait remis son casque, le visage rendu sérieux par la certitude qu’il ne s’était pas trompé. Il ne se trompait jamais. Pourquoi elle plutôt qu’une autre, c’était un mystère. Mais qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, une fois qu’ils étaient désignés, c’était irrémédiable : il ne revenait jamais en arrière. Il s’avouait tout bas, honteusement presque, que le hasard n’existait pas et qu’il participait à une gigantesque imposture. Mais il balayait ses doutes. D’accord, peut-être était-ce ses propres désirs qui le conduisaient à jeter son dévolu sur telle ou tel, mais quand on y songeait, cela n’en était que plus percutant : il n’y avait rien, vraiment rien, à comprendre. On les retrouvait, et on n’y comprenait rien. Bien sûr, on avait fait le lien, entre toutes ces morts incongrues, mais précisément : on ne voyait pas où il était, le lien, c’était tout l’objet de sa démonstration grandeur nature. (...)

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