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9 juillet, veille de la seconde chimio

Publié le 29 mars 2009 par Ingridfarenheit
9 juillet, veille de la seconde chimio. Docteure Onco doit vérifier les dégats par prélèvement sanguin avant d'autoriser la deuxième fiesta, prévue pour demain si mes globules blancs sont restés sages.
La café de l’hôpital affiche complet à midi une. Dans la file du rayon soupes et petits pains, la costumière affuble chacun de l’accessoire attitré à son rôle. Dyachylon ouaté au creux du coude (vieille dame hypothyroïdienne), crâne chauve (jeune trentaine, cancer des testicules), fauteuil roulant chargé de sacoches de matantes (patriarche édenté venu de loin et en famille), carte d’employé sur sarrau vert (M.P. préposé aux bénéficiaires, aurait pu jouer un tueur à gage dans Sopranos), corset cervical et mâchoire crispée (dans le rôle de ce salaud m'est rentré dedans sur la rouge), béquille ornée de graffitis (accident nébuleux de bal de finissant), stétoscope au cou (jeune imberbe paraissant jouer au docteur avec l’outil de papa)…
Je reluque l’horloge et une file moins longue.
À la section sandwichistique, officie le colonel Mustard :
- Tomates? Concombres? Laitue?
La septuagénaire hésite, toute de turquoise vêtue, le doigt pressé bien fort sur sa petite ouate au coude comme si la moindre détente allait la vider de son sang.
-Avez-vous de la mayonnaise légère? Votre jambon est-il réduit en gras?
Le colonel Sandwiche lève un sourcil interloqué (Qu’est-ce que c’est que cette entorse au scénario? Les questions, c’est moi! C'était pas dans le choix de réponses, çà!)
- Ben… çà doit!
- Vous n’êtes pas sûûûr? s’inquiète la petite vieille, euh, pouvez-vous demander à votre chef?
Et s’allonge la file.
Un énième coup d’œil à l’horloge me persuade d'attaquer le frigo libre-service. Attrapant un yogourt je paie et m’esquive. Les consignes du metteur en scène sont formelles : l’oncologue n’attend pas.

Salle d’attente, flèche par là. D’un côté, des sarraus assis, stétoscopes au cou, feuilletant des magazines. De l’autre, un corridor à l’infini de portes closes. Un tableau affiche les heures de bureau des Patients.
Entrouvant la porte marquée à mon nom, je saisis un dossier dans un panier, déchiffre le nom et appelle au micro:
- Docteure… Gynéco!
L’élue sursaute, attrape la mallette de cuir à ses pieds et se précipite vers mon bureau, abandonnant ma chirurgienne, ma radio-oncologue et mon oncologue aux revues de médecine passées date.
Docteure Bistouri à docteure Onco :
- Pardon, votre rendez-vous était à quelle heure?
- Ne m’en parlez pas! J’attends depuis une heure quinze…
- Et moi deux!
Soupirs.
- La dernière fois, j’ai poireauté deux heures et quart pour un sprint de trois minutes dans son bureau! Examen vite fait et au diable la tension artérielle!
- Apparemment, elle a pris un nouveau en consultation, cela va encore empirer…
- Oui, son omni m’en a parlé à la dernière rencontre de Soignants Anonymes… Un pneumologue!
- Des difficultés respiratoires?
- Aux dernières nouvelles.
- En tout cas ce n’est pas la chimio! clame docteure Onco, un peu abruptement. Je vois sa généraliste aux ateliers Je partage mon vécu de Soignant... elle m’a confié qu’elle était déjà asthmatique… Ah! justement…!
Arrive ma chère omni, à point nommé.
- Bonjour! Vous disiez?
- Oui, des antécédents d’asthme n’est-ce pas?
- En effet…
- C’est ce que je disais! s’exclame docteure Chimio d’un ton satisfait.
- Mais uniquement allergique, aucunement à l’effort. Jusqu'ici, elle s’entraînaît sans médication, enchaîne ma chère omni.
- S'entraînait pour vrai?
- Absolument! Jogging, taï-box, aérobie latine…
- Même à l’extérieur, en hiver?
- Même à l’extérieur en hiver. Crises d’asthme exclusivement au contact d’animaux, chiens, chats, chevaux…
- Ce n’est pas la chimio! répète docteure Onco sur un ton septique.
- Mais calmez-vous chère consoeur, et même si c’était la chimio…
- Ce n’est pas la chimio!
Docteur omni, conciliante :
- Attendons le diagnostic du pneumo…
- Bonjour les heures d’attente avec un nouveau de plus!
- Des fois je me demande… Mon grand-père passait voir ses patients de maison en maison, travaillait de nuit comme de jour, mais au moins, il ne poirotait jamais dans une salle d’attente...
- Et dans ce temps là, les patients prenaient le temps de nous recevoir et de répondre à nos questions!
- Et puis, il n’était pas un numéro parmi tant d’autres! Il était LE médecin!
- Par contre, s’objecte Chère Omni, il perdait toutes ses patientes atteintes du cancer du sein!
- Y a rien de parfait, conviennent en choeur mes spécialistes.
Une petite cloche tintille. Tous se tournent vers l’ascenseur, d’où jaillit un orchestre de douze musiciens, lequel se lance illico dans une musique endiablée.
La salle d’attente au complet se lève d’un bond et se met à danser à claquettes en chantant :
Me voilà mal emmanchée
J'ai un bouton su' l' bout du nez
Quand je viens pour regarder
Je vous dis qu' ça m' fait loucher
J' vous assure c'est bien souffrant
Ça m' fait faire du mauvais sang
J' me suis fait un bon onguent
Ç'a guéri dans pas longtemps!
Tous les spécialistes se rangent au fond de la salle et s’immobilisent un pied sur leur mallette, tandis qu’un petit groupe d’omnis entament le refrain à l’avant :
Pis j'en ai un su' l' bout d' la langue
Et qui m'empêche de turluter
Pis ça me fait b... b... bégayer!
Et tous de poursuivre, levant une jambe symétrique à la moulin rouge :
Y a des fois j'ai l' rhumatisme
Pis d'autres fois j'ai la pituite
Quand je mange d' la soupe aux pois
J'ai des brûlements d'estomac
Pour guérir mon mal de rein
J' mange des crêpes de sarrasin
Si ça continue comme ça
Ils vont chanter mon Libera
Immobilisation générale, et s’avance la doyenne des omnis en turlutant :
Si v's êtes comme ça mes amis
Ça veut dire vous êtes mal pris
J'ai un conseil à vous donner
Vous êtes mieux d' vous faire soigner
Avant que ça (y) aille trop loin
Allez voir le médecin
Quand on attend trop longtemps
Ça finit par un enterrement[1]
[1] J'AI UN BOUTON SUR LE BOUT DE LA LANGUE
paroles et musique: Mary Travers
L’orchestre s’interrompt, spécialistes et omnis se penchent en parfaite synchronicité pour saluer le public en délire, constitué de trois bénévoles.
Une porte s’ouvre:
- Madame Labbé!
Rien de parfait, vraiment. Rideau.

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