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La gastronomie selon Alexandre Dumas

Publié le 22 avril 2009 par Savatier

La gastronomie selon Alexandre DumasLe succès des comédies au cinéma montre qu'en cette période de crise, chacun recherche un moment de détente. Et s'il est un livre qui invite à la détente, au plaisir et au rêve, c'est bien l'extraordinaire Dictionnaire de cuisine qu'écrivit à la fin de sa vie Alexandre Dumas.

Depuis longtemps, l'auteur des Trois Mousquetaires nourrissait le projet d'un ouvrage à la gloire de cette bonne chère qui avait tenu une si grande place dans son existence. Il avait, pour ce faire, accumulé une abondante documentation. Ce livre devait, disait-il, couronner sa carrière d'écrivain. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il tint sa promesse, car cette œuvre colossale, qui se lit comme l'un de ses romans, représente, comme l'a écrit l'un de ses biographes, " la plus magistrale introduction qui ait été conçue à l'art de cuisiner. "

Il existe trois versions de ce dictionnaire dont Dumas ne vit aucune, s'étant éteint peu après la remise de son manuscrit à l'éditeur Lemerre (qui publia aussi Baudelaire, Gautier, Barbey d'Aurevilly...). L'édition originale est un fort volume intitulé Grand dictionnaire de cuisine, qui contient plus de 3000 recettes ; en 1882, Lemerre publia un Petit dictionnaire de cuisine, enfin, dans les années 1960, une autre version abrégée vit le jour sous le titre Mon dictionnaire de cuisine. Si le Petit dictionnaire n'incluait que des recettes et s'adressait essentiellement aux cuisiniers et aux ménagères, Mon dictionnaire de cuisine a su conserver tout ce que le romancier avait consigné d'anecdotes biographiques, de références historiques, de récits de voyage qui en font à la fois un complément à ses Mémoire s et un véritable roman gastronomique.

Pour le plus grand bonheur des gourmets, des gourmands et des lecteurs assidus de ses œuvres, Mon Dictionnaire de cuisine (Bartillat, collection Omnia, 670 pages, 14 €) vient d'être réédité. Je me garderai bien de parler de la préface de cette nouvelle publication, puisque les éditeurs, Constance de Bartillat et Charles Ficat, m'ont fait la joie de me la confier. En revanche, le texte de Dumas, sur lequel je travaille depuis plusieurs années, mérite d'être évoqué.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il ne s'agit pas à proprement parler d'un recueil

La gastronomie selon Alexandre Dumas
de recettes. Comprenant, dans cette version, plus de 360 entrées, ce dictionnaire dresse la liste de tout ce qui se rapporte à la gastronomie : aliments, épices, boissons, métiers de bouche, techniques culinaires, instruments de cuisine et jusqu'aux méthodes employées par les professionnels de l'époque pour soigner les brûlures.

L'ouvrage s'ouvre sur une longue introduction qui retrace avec brio une histoire de la cuisine, des origines au XIXe siècle. Puis, de " Abattis " à " Vuillemot " (nom d'un ami cuisinier qui assura la supervision technique de l'édition, les corrections ayant été confiées à Leconte de Lisle et Anatole France), suivant un ordre alphabétique parfois un peu fantaisiste, Dumas traite son sujet selon une méthode simple : chaque entrée fait l'objet d'un descriptif technique (zoologique, étymologique, botanique, historique) qui précède une suite de recettes. Mais, en gastronome comme en romancier, il ne manque jamais une occasion de truffer ses articles d'anecdotes personnelles, de traits d'humour, de digressions bibliographiques, voire littéraires ou poétiques (citant certaines recettes en vers). Il ne décrit pas un ingrédient, il le raconte, avec le style qui fit son succès, rehaussé d'épithètes gourmandes. Ce dictionnaire est une somme d'érudition où l'on ne s'ennuie jamais ; grâce à ses multiples voyages, l'auteur brosse en outre avec jubilation un panorama de la cuisine de son temps qui dépasse de loin le seul domaine français, c'est pourquoi, à côté de la poularde, du brochet, du poireau ou du pot-au-feu, on trouvera des notices sur certains mets exotiques à base d'autruche, de baleine, de chien, de requin, etc.

En parcourant cette littérature gourmande, le lecteur s'aperçoit vite que Dumas maîtrise son sujet au-delà du simple statut d'amateur. Et il ne se trompe pas, car le romancier n'hésitait jamais à s'installer en cuisine, chez lui ou dans les hôtels dans lesquels il descendait. Louis Bouilhet écrivait ainsi à son ami Flaubert, en mai 1858 : " Dumas, en chemise, met la main à la pâte, fait une omelette fantastique, rôtit la poularde au bout d'une corde [...] coupe l'oignon, remue mes chaudrons, jette vingt francs aux marmitons [de l'hôtel de Mantes dans lequel il se trouvait] et prend les gros tétons de la cuisinière reconnaissante. "

La gastronomie selon Alexandre Dumas
Sans doute, certaines recettes sont-elles difficiles à réaliser, dans la mesure où les proportions des ingrédients, ainsi que les temps de cuisson, ne sont pas toujours indiqués d'une manière rigoureuse. Le but de Dumas n'était pas de rédiger des ordonnances pharmaceutiques ; il souhaitait avant tout procurer au lecteur un plaisir résolument épicurien, lui laisser une large liberté d'interprétation, éveiller sa curiosité autant que son imagination et lui donner une furieuse envie de se mettre aux fourneaux.

Le livre s'achève sur une notice consacrée à la moutarde, qui dépasse de loin le petit texte publicitaire que lui avait commandé le vinaigrier Bornibus. Sur une quinzaine de pages, c'est toute l'histoire de ce condiment, depuis l'Antiquité, qui se trouve retracée. Cependant, pour succulent que soit ce texte, j'y ai relevé un argument avec lequel je serai volontiers (et en toute humilité) en désaccord. Dumas écrit en effet " Il n'est de moutarde qu'à Dijon. Ce fut inutilement que le Midi se mit à faire de la moutarde et substitua son moût de vin au vinaigre. " Même si personne ne songe à contester l'excellence de celle de Dijon, que n'avait-il goûté la moutarde violette de Brive ! Ce condiment, qui doit effectivement sa couleur au moût de raisin qui entre dans sa composition, existait déjà au XIIIe siècle. Il acquit ses lettres de noblesses un siècle plus tard, lorsque le pape Clément VI, originaire de Corrèze fit venir en Avignon un moutardier du nom de Jaubertie afin qu'il lui en préparât pour sa table. Son succès fut si grand qu'il obtint le titre de Grand Moutardier du pape. Cette moutarde, malheureusement peu facile à trouver, hors de quelques épiceries fines, est fabriquée par la maison Denoix, de Brive, depuis 1838. N'étant lié ni de près ni de loin à ce fabricant, je

La gastronomie selon Alexandre Dumas
ne le cite que pour permettre à chacun de tenter de se procurer ce produit étonnant. Un savant assemblage de graines de moutarde, de moût et d'épices lui donne une délicatesse, une douceur et une saveur fruitée (de fruits rouges) qui contrastent avec la puissance des moutardes classiques. Souveraine sur une tête de veau fraichement sortie de son bouillon de cuisson ou sur des tranches d'andouillette froide, elle accompagne parfaitement un petit salé, un poulet en gelée ou un gigot froid et accommode fort bien une vinaigrette. Si l'on est un peu aventurier, on peut même la déguster avec certains fromages (un vieux Comté, un Salers...).

Cette digression montre combien l'enthousiasme culinaire d'Alexandre Dumas est contagieux... Quoiqu'il en soit, Mon Dictionnaire de cuisine s'inscrit parmi les meilleures lectures gastronomiques qu'on puisse trouver. Véritable manifeste hédoniste, il invite au rêve, à l'évasion et constitue aussi un savoureux pied de nez aux promoteurs de l'ascétisme et autres esprits gris qui nous promettent l'apocalypse de notre santé et le feu de Sodome et Gomorrhe dans nos assiettes si nous commettons le " péché " de manger ce qui régale nos papilles et flatte notre palais.

Illustrations : Caricature d'Alexandre Dumas aux fourneaux - Couverture du magazine La Cuisine des familles représentant Dumas préparant son omelette aux huîtres - Moutarde violette de Brive.

La gastronomie selon Alexandre Dumas

À propos de T.Savatier

Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008


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