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Francis Pisani ou la science occulte

Publié le 25 avril 2009 par Arthurdev

C’est loin la Californie ? Un glissement de souris d’une seconde dans Google Earth suffit à me rendre compte de la distance qui m’en éloigne. Retenez ceci : au-dessus d’une seconde de seconde de déplacement sur le globe de Google Earth, oubliez les modes piéton, vélo, voiture ou train, c’est l’avion qu’il vous faudra prendre si ce n’est la navette spatiale. Nos référents spatiaux traditionnels sont complètement bouleversés voire caduques. On a fini par y arriver au “monde fini” de Paul Valéry ; désormais, nous évoluons dans le cyberespace, “ce nouvel universel non centré, [où] le milieu gît en tout lieu, et toute chose, toute place, tout homme, tout groupe ou toute phrase y occupent, en droit, au moins, un site focal » comme le décrit si bien Michel Serres. Alors, oui, assurément, “le web change le monde”…

A la lecture de cette petite introduction volontairement caricaturale, les internautes les plus avertis auront compris que je souhaite parler ici du livre de Francis Pisani (dont le blog, consacré aux nouvelles technologies, Transnets, est on ne peut plus célèbre) et de Dominique Piotet : Comment le web change le monde (publié en avril 2008 et disponible en ligne).

Tout d’abord je souhaite m’attarder sur le titre. Comment le web change le monde. (A noter, l’absence de point d’interrogation). Ce titre suppose que le web a un “impact” sur le monde et son fonctionnement et, au premier rang, sur les activités humaines. La technologie agirait ainsi sur le social à l’instar d’un projectile sur sa cible. Pour le socio-anthropologue Nicolas Pejout, aborder par ce biais les relations entre TIC et société revient à dire que :

« l’outil forme, informe et déforme librement le tissu social, aussi bien ses structures que son fonctionnement. [...] Une telle vision des choses crédite la technique d’une puissance exagérée et la positionne hors de la réalité sociale, dont elle fait pourtant pleinement partie. [...] la technique conditionne mais elle ne détermine pas. »

PEJOUT N., « Les modes dʼappropriation des NTIC en Afrique du Sud : au-delà de lʼimpact, le système socio-technique », pp. 203-228, in GAMBAS J. (dir.), Société numérique et développement en Afrique, Usages et politiques publiques, Karthala, 2005 

Ce genre de critique est loin d’être isolé. Nous pouvons ainsi également reprendre les propos du géographe Oliver Jonas pour qui, l’approche de type “balistique” doit être rejetée au profit d’une étude des :

« interrelations complexes entre les offres technologiques et le contexte social, culturel, économique, politique, géographique des territoires. »

JONAS O., « Technologies de l’information et de communication : quels effets sur les territoires ? », Géoconfluences, brève n°1, 2005

Autant dire que ce titre m’a longtemps refroidi.. et c’est pour les besoins de l’étude que je réalise actuellement que j’ai fini par télécharger il y a quelque jours seulement les différents chapitres de l’ouvrage. J’ai ensuite ciblé les passages pouvant m’intéresser directement, c’est-à-dire ceux évoquant la dynamique spatiale du web.

Ainsi en tout début de l’ouvrage, dans l’introduction, une petite géographie de l’inégalité d’accès au réseau Internet est dessinée par Pisani et Piotet :

« une large partie de la population mondiale reste exclue de l’internet. Il en résulte une géographie bien particulière : dans les pays développés, on distingue les zones rurales et défavorisées des zones urbaines et riches. À l’échelle mondiale, cette géographie recoupe très souvent la carte du développement. À peine 2,9 % de la population africaine est connectée. La proportion est de 3,7 % pour l’Inde, 12,3 % pour la Chine et 19,8 % pour l’Amérique latine. Mais les grandes villes, et surtout leurs quartiers les plus nantis, peuvent réserver des surprises. »

A l’instar de ce que j’ai souligné plus haut, un tel discours relève également du déterminisme technique : l’auteur parle d’exclusion, ce qui pour le sociologue Eric Guichard, dans un article au titre volontairement provocateur « La “fracture numérique” existe-t-elle ? » :

« induit l’idée d’une barrière, dont un côté semble bien plus confortable que l’autre. Pour éviter ce type de schisme, certains affirment que tous les citoyens devraient avoir accès aux “nouvelles technologies” [...]. Derrière le projet de prendre en charge les pauvres et les démunis de l’électronique réside l’idée d’un grand départ vers un futur radieux, d’une aventure collective véhiculée par les “nouvelles technologies”. Cette croyance a un nom : le déterminisme technique ; elle prétend que la technologie détermine l’organisation de la société ; elle est certes séduisante, mais classique et naïve. Pour David Edgerton, l’évocation des effets positifs des techniques modernes sur l’organisation sociale est un phénomène récurrent durant tout le XXe siècle ; elle a comme effet principal de réduire la critique politique, la promesse d’un avenir proche, heureux et sans souci permettant de limiter la contestation du monde actuel. »

Guichard E., « La “fracture numérique” existe-t-elle ? », 2003

Par ailleurs, l’usage des statistiques fait par Pisani et Piotet peut aussi être critiqué. Ainsi, toujours selon le même sociologue :

« tant le type des indicateurs que les comparaisons qu’ils induisent montrent bien qu’on mesure des richesses ou une propension à dépenser plutôt que des compétences réelles ou potentielles. [...] Les “nouvelles technologies” sont ici confondues avec de l’équipement, et la référence à l’information et ses usages balayée par des indicateurs dédiés aux compagnies de téléphone. »

Guichard E., « La “fracture numérique” existe-t-elle ? », 2003

C’est le chapitre 7 qui m’a ensuite le plus interpellé. Dans cette partie de l’ouvrage, les auteurs s’intéressent à ce qu’ils nomment « l’entreprise liquide » à savoir celle dont le principe de fonctionnement est basé sur le transfert « “dans les nuages”, c’est-à-dire sur le web, [de] la quasi-totalité des données et des applications nécessaires au fonctionnement d’une entreprise. » Ainsi, pour ces auteurs :

« la géographie est [...] remise en question par l’émergence d’une entreprise mobile, hors les murs, d’une entreprise d’un “monde plat”. »

On retrouve ici l’idée développée par l’éditorialiste du New-York Times Thomas L. Friedman pour qui, sous l’effet conjugué de la globalisation et de la révolution numérique, la terre serait devenue plate (La terre est plate. Une brève histoire du XXIe siècle, Saint-Simon, 2006) réalisant ainsi l’utopie de la théorie économique générale (Lasserre F., « Internet : La fin de la géographie ? »Cybergeo, 2007). Pourtant, dans la réalité, on en est encore très éloigné et le mouvement de mondialisation actuel va sans doute dans le sens inverse :

« Les distances – si elles se réduisent - ne se contractent pas de manière uniforme. Certains points du territoire auparavant éloignés se rapprochent, d’autres s’éloignent ou restent sur place. [...] La globalisation fait du monde une amibe de trous et de bosses. Si, à la fin des années quatre-vingt, venir travailler en Suisse était chose aisée pour un ressortissant de Yougoslavie, des dizaines de milliers des ses concitoyens furent touchés en 1991 par la décision du Conseil fédéral de ne plus autoriser l’entrée des saisonniers de cette région. La Yougoslavie s’est tout à coup éloignée sur la carte, préparant ainsi un rapprochement de la Suisse avec l’Union européenne. »

Piguet E., « La fin de la géographie », leçon inaugurale, Chroniques Universitaires de l’Université de Neuchâtel, 2004

Les critiques que je porte ici à l’ouvrage de Pisani et Piotet pourront bien sûr vous sembler complètement anecdotiques. Cependant, il me semble qu’il n’en est rien : en effet, comment vouloir approcher de manière juste et équilibrée le web (qu’il soit “2.0″ ou non) si les relations entre TIC, sociétés et territoires sont mal appréhendées ? A moins, évidemment, pour reprendre le sous-titre du livre (L’alchimie des multitudes), d’en rester à une “alchimie” qui retrouve dès lors son sens initial, celui de la “science occulte”…

Francis Pisani ou la science occulte

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