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Hubert Nyssen, neuvième

Publié le 01 mai 2009 par Irigoyen
Hubert Nyssen, neuvième

Hubert Nyssen, neuvième

Sur les quatre claviers de mon petit orgue a été publié en 2002, soit quatre ans avant l'essai dont je vous ai parlé dans la précédente chronique, Neuf causeries promenades. Ouvrage très intéressant là encore. Il me semble qu'ici Hubert Nyssen crée une relation encore plus intime avec son lecteur. J'ai lu cet ouvrage un peu comme une enquête policière. Comme si l'auteur-éditeur travaillait à percer son propre mystère, à rechercher en lui et au dehors de lui ce qui l'a construit. Une démarche qui passe par la sphère familiale:

« J'ai deux mères. La première, la vraie, était belge, elle me mit au monde et me voua son affection bien au-delà de l'âge où j'en avais besoin. L'autre, ma grand-mère, était française et très tôt elle me persuada qu'à Bruxelles, j'étais moi-même un exilé. Tout le temps de mon enfance, elle me tint sous sa coupe. Par les livres, par la lecture. Il est vrai que sa mère à elle s'appelait... Madeleine Proust. »

Travail sur soi qui a un mérite: remonter aux sources, aux origines de cette fameuse notion de double, Doppelgänger. On comprend mieux que celle-ci n'est pas sortie comme ça, de son chapeau, mais qu'elle est profondément ancrée depuis longtemps. Dit comme cela, le lecteur de ce blog pourrait redouter une démarche nombrilliste. Il n'en est rien car l'humour imprègne ce travail de spéléologue.

« Je n'ai pas eu seulement deux mères et deux vies. Car aussi vrai que deux et deux font quatre, depuis longtemps tout va chez moi par deux : les femmes et les livres, les maîtres et les amis, les idées et les émotions, le rêve et la fiction, l'écriture et la lecture, les mots et le silence, la musique et le théâtre, la marche et l'immobilisme, l'audace et la timidité, la colère et la pudeur, les convictions et les doutes, la lumière et l'obscurité. J'ai deux fois trente-huit ans. Je parle deux langues. Je me suis marié deux fois. En moins de deux... Je suis écrivain, mais je suis aussi éditeur. Et si j'ai trois enfants et douze petits-enfants, je les aime comme pas deux. Joueur, j'ai souvent jugé que deux tu l'auras valent mieux qu'un tiens. Et à tout cela, j'ai réfléchi plutôt deux fois qu'une... »

Humour ici, sérieux et gravité là. Double registre donc. Pas étonnant. Mais qu'est-ce donc que ce passage de l'un à l'autre sinon l'expression de la vie ? Voilà pourquoi Hubert Nyssen me passionne. Je ne sais pas s'il souscrira à ce point de vue, mais je dirais qu'il est tout à la fois un romancier du réel et un réaliste romanesque. Ce que je vois en tout cas dans le passage suivant.

« Je me souviens de poèmes qui ont gagné la guerre. Et d'autres qui ont perdu la révolution. Je me souviens de la musique et des livres que m'a fait découvrir une femme que des S.S. ont écartelée. Je me souviens d'écrivains condamnés à mort et des rescapés devenus écrivains. Je me souviens qu'à l'appel des inquisiteurs il se trouve toujours des gens pour brûler les livres qu'ils n'ont pas lus. Je me souviens que les censeurs ont un air de famille. Je me souviens de livres d'exilés qui ressemblaient à des feux dans la nuit. Je me souviens du nom de deux écrivains qui ont approuvé la fatwa lancée contre Salman Rushdie. Je me souviens d'avoir à me méfier de ceux qui parlent plus haut qu'ils ne pensent. Je me souviens qu'il ne faut pas confondre le silence des intellectuels avec la surdité de ceux qui le leur reprochent. »

Autre délice pour le lecteur, à consommer sans modération, le rapport charnel à l'objet-livre. J'en ai déjà parlé ici-même à plusieurs reprises, en particulier quand, dans une chronique précédente, j'évoquais le test réalisé pour un fabriquant de liseuse électronique.

« La présentation même du livre a son importance. Faut-il rappeler avec candeur que le livre est un objet que l'on regarde et touche avant de le lire, et que l'on caresse en tournant les pages ? Faut-il répéter que cet objet est promesse d'un contenu connoté par son apparence et sa forme, par ses proportions et son style, par son ornementation et ses couleurs ? Faut-il redire qu'une fois le livre en mains, la jouissance qui vient ou se dérobe révèle que l'on est aux prises avec un guide complice ou un gardien hargneux, et qu'un livre, comme objet, est indigne s'il n'est pas complice du lecteur qui s'est porté vers lui ? Faut-il réitérer que les formes produisent du sens, et que le texte y perdra du sien s'il est mal casé ? Mais oui, il le faut ! »

Qu'il me soit enfin permis de relayer cette réflexion, frappée au coin du bon sens, concernant un média que je crois connaître pour y avoir déjà passé quatorze ans, la totalité au sein du service public. Un discours qui me fait particulièrement chaud au cœur parce que je me souviens, moi aussi, de moments merveilleux proposés par le petit écran lorsque j'étais enfant ou adolescent.

« Alors même que la télévision règne sur les esprits et les comportements avec plus de pouvoir que tous les enseignements, on peut se demander pourquoi les chaînes publiques ne relèvent pas, avec générosité, du budget de l'Éducation nationale – ce qui les délivrerait de la suzeraineté publicitaire et permettrait d'appeler vers le haut, donc nécessairement vers le livre, vers les idées, vers une sorte de sagesse ceux que, par les temps qui courent, on appelle vers le bas par des simplifications honteuses, des violences outrancières, des niaiseries consternantes. »

Il est vrai qu'aujourd'hui la petite lucarne est l'objet de tous les appétits. Elle a tellement été détricotée, comme le reste d'ailleurs, que le terme générique de « téléspectateurs » a disparu au profit de « cibles » – « ménagères de moins de cinquante ans », « enfants à partir de quatorze ans », etc... -, le tout étant intégré dans une stratégie globale de mesure, de quantité d'audience plutôt que de qualité.

Louis Jouvet aurait, paraît-il, répondu à un jeune acteur qui se targuait de faire tous les soirs salle comble: « Vous me dites que vous faites rire. C'est bien. Mais vous ne me dites pas qui vous faites rire. ». A méditer. Comme nous y invite aussi Hubert Nyssen quand il répond, indirectement, à la question d'une prétendue uniformité du lecteur.

« La seule chose qu'avec quelque certitude l'éditeur sache, en fin de compte, c'est que le véritable lecteur demeure aussi présent et insaisissable qu'un personnage dans un labyrinthe tapissé de miroirs. »

La seule certitude serait donc que nous ne sommes sûrs de rien...


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