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"51 partitions de Dominique Lemaître", d'Alexis Pelletier (lecture d'Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Pelletier Disons d’entrée qu’il ne s’agit aucunement d’un livre de commentaire sur la musique de D. Lemaitre, ni même d’une simple illustration poétique des émotions ressenties à l’écoute des œuvres. Le titre est d’ailleurs clair : « partition » signifie séparation, et musique écrite, pré-texte à un parcours poétique qui se développe selon ses règles propres, même si la présence fréquente des instruments et celle des titres des morceaux, qui viennent comme séquencer le chant, rappellent l’ancrage relationnel entre les deux démarches. Alexis Pelletier tranche d’ailleurs la question dans une note finale : « Dans la confrontation de l’écriture à la musique, il n’y a jamais une recherche d’harmonie imitative (…) Les contraintes de chaque expression – musique et poésie – étant radicalement différentes. »

En fait, le livre apparaît comme une longue méditation amoureuse avec trois objets : la musique, le couple, la poésie. J’emprunte le terme de « méditation » à l’auteur lui-même (pp. 10 ou 57) ; il est approprié, y compris dans sa résonance lamartinienne. Cette poésie a une allure pensive ; elle mêle de façon très souple, avec des transitions presque invisibles ce qui serait de l’ordre de la réflexion, de la rêverie, du sentiment, de la sensation, de la mémoire… Ces différents niveaux intérieurs, d’ordinaire cloisonnés, sont ici comme fondus dans ce qu’il faut appeler un chant, un lyrisme très particulier puisque l’auteur lui-même signale la difficulté à trouver la juste mesure pour ne pas retomber dans l’ornière ancienne : « notre nous un peu mythique en somme / doit être le lieu d’un renversement permanent / du toi au moi de l’absence à la présence / du feu à l’eau de la mer à l’amour tous les / lieux communs du lyrisme qu’à les écrire / à les dire il y a comme un clignotement / du sens demandant si cela doit être  »

Pourtant, c’est bien ce pari de renouer avec un lyrisme ample, mais sans aucune pompe, qui est remarquable. Lisant, j’ai plusieurs fois pensé au vers de Baudelaire : « Les houles en roulant les images des cieux… » Tout le livre me semble animé par un rythme régulier de vagues. Les différents niveaux de dialogue (avec soi, l’aimée, la musique, la poésie…) sont dans un constant glissement ou jeu de rebonds, de relances : ils se rejoignent, se délient, se retrouvent, s’effacent, dans une sorte de chorégraphie très souple, sans ruptures. Un art du lié : le travail sur l’enjambement, une certaine forme de métrique, le fréquent début d’une séquence par « Et… », l’articulation de la chute d’un poème au titre du poème suivant : « …incitait à graver l’impossible // Eau-forte » (p. 61) ou « …l’idée d’un écoulement // Fliessend » (p. 60)… C’est ce qui produit  cette allure méditative globale : le poème avance sans heurt, adagio, dans une sorte de continuum sans accélération ni arrêt, un rythme régulier et lent de danse.

C’est aussi une poésie qui va à la rencontre ou croise d’autres voix poétiques de manières très diverses. L’auteur peut renvoyer explicitement à tel poète : Baudelaire (p. 22), Frénaud (p . 24), Bonnefoy, Rimbaud (p. 34), Segalen (p. 40), Char (p. 44)… Mais il peut également intégrer une citation en italiques, en la signant : « trembler comme le souffle tremble / dit Bernard Vargaftig… »(p. 56), « Mère, je sais très mal comme l’on cherche les morts // C’est ainsi que Supervielle commence… » (p. 63), « les mots d’André Breton / errez, à vos côtés, viendront se fixer les ailes de l’augure » (p.73)… Il peut enfin, sans que cela prenne jamais un aspect ludique, noyer dans son texte, sans marquage aucun, des échos,  plus ou moins forts, à d’autres œuvres : ainsi dans « la vie une histoire de ciel quel bleu quel / éros pas d’angle… » (p.21), j’entends un renvoi croisé à Une histoire de bleu de Maulpoix, et au Ciel pas d’angle de Fourcade. Ou bien dans « nous voici d’un sang maniériste », j’entends un titre de Sacré. Ou encore, « la guirlande revient / c’est encore la première… », Nerval. Encore une fois, aucune devinette intertextuelle ou confiture de culture : de fait, écrire est après lire, un poème est une chambre d’échos. De même, la partition de Dominique Lemaître, Du mouvement et de l’immobilité, peut ramener dans ses filets de résonances « le canard de Pierre et le loup ou bien / le solo incomparable au début / de la cantate BWV 82 de Bach ou les deux / ou rien » (p. 34).

Au-delà, ce livre est aussi un poème d’amour, sans aucun sentimentalisme : le poète exprime autant l’élan que ses limites, et leur possible dépassement – un peu comme si, dans un monde sans dieu, la musique et la poésie pouvaient redonner (« Huit à l’infini ») une profondeur à vivre-aimer.

Contribution d’Antoine Emaz

Alexis Pelletier
51 partitions de Dominique Lemaître
Tarabuste éditeur – 90 pages – 13 €


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