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Le juge africain est entré dans l’Histoire (Cour de justice de la CEDEAO, 27 octobre 2008, Hadijatou Mani Koraou c/ Niger) par Delphine d’ALLIVY KELLY

Publié le 10 mai 2009 par Combatsdh

En ce jour de commémoration de la traite des esclaves, il est utile de relever que la Cour de justice de la communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest a rendu il y a six mois un arrêt historique à plus d’un titre: l’arrêt “Dame Hadijatou Mani Koraou c/ République du Niger” du 27 octobre 2008.

Il constitue la première affaire d’esclavage au Niger à être portée devant la justice, et un des très rares cas d’esclavage portés devant une juridiction internationale.

C’est aussi le premier cas d’esclavage porté devant la Cour de justice de la CEDEAO.

Les avocats locaux ont été assistés par l’ONG britannique Interights et ont été soutenus par l’ONG anti-slavery international et l’ONG nigérienne Timidria (« fraternité » en touareg), spécialisée dans la lutte contre l’esclavage, et qui s’est d’ailleurs portée partie civile comme le prévoit la procédure pénale nigérienne depuis l’adoption en 2003 du Criminal Slavery Act, à la suite d’une enquête nationale menée par Timidria sous la houlette de Anti-slavery.

La conséquence directe de cette jurisprudence est la création d’une obligation positive pesant sur les États-membres de protéger leurs ressortissants contre l’esclavage comparable à celle reconnue dans l’affaire Siliadin en 2005 sur le fondement de l’article 4 de la CEDH.

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Delphine d’ALLIVY KELLY est élève avocate et militante associative.

NB: l’analyse de la décision est assez technique et approfondie.

Sur la Cour de justice de la CEDEAO
La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO/ECOWAS) est née du traité de Lagos signé le 28 mai 1975.

Le 6 juillet 1991, la signature à Abuja, Nigeria, d’un protocole sur la Cour de justice des communautés a initié la mise en place de cet organe de justice de la CEDEAO. Ce protocole est entré en vigueur le 5 novembre 1996. Entre-temps, une révision du traité sur la CEDEAO en 1993 (traité d’Abuja) intégrait la Cour de justice parmi les institutions de la CEDEAO (article 6). La Cour de justice de la CEDEAO a pour objectifs de promouvoir la coopération et l’intégration, de mener à la mise en place d’une union économique de l’Afrique de l’Ouest afin d’élever le niveau de vie de ses peuples, et de maintenir et d’augmenter la stabilité économique, de promouvoir les relations entre les États-membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain (article 3 Traité CEDEAO).

La Cour de justice de la CEDEAO a pour objectifs de promouvoir la coopération et l’intégration, de mener à la mise en place d’une union économique de l’Afrique de l’Ouest afin d’élever le niveau de vie de ses peuples, et de maintenir et d’augmenter la stabilité économique, de promouvoir les relations entre les États-membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain (article 3 Traité CEDEAO).

Le protocole sur la Cour de justice de la CEDEAO a été ratifié par les différents États-membres entre 1992 et 2000. Les États-membres de la CEDEAO, et par conséquent justiciables de la Cour, sont les suivants[1] : Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Guinée, Guinée Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo.

Le siège de la Cour se trouve à Abuja, Nigeria, mais la CJCEDEAO peut se transformer en une juridiction foraine, qui peut se déplacer pour siéger hors les murs le cas échéant.

Elle se compose de sept juges indépendants, désignés par l’Autorité des chefs d’État et de gouvernement de la CEDEAO à partir d’une liste comptant deux juges proposés par État-membre.

Les premiers juges de la Cour ont été nommés le 30 janvier 2001 mais elle n’est fonctionnelle que depuis le 22 août 2002.

La première affaire traitée par la Cour date de 2004. Cet arrêt « Olajide Afolabi vs Federal Republic of Nigeria » a mis en exergue la nécessité d’élargir la saisine de la Cour aux requérants individuels. La Cour peut donc être saisie depuis 2005 par tout ressortissant d’un des États-membres, en cas de violation des protocoles, décisions, traités ou conventions adoptés par la CEDEAO.

Aux termes de l’article 4 du traité CEDEAO, les États-membres s’engagent à la reconnaissance de la promotion et de la protection des droits de l’Homme et des peuples, selon les termes de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples de 1981.

Cette Charte a été adoptée le 27 juin 1987 à Nairobi, Kenya, par la conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), devenue l’Union Africaine (UA) le 21 mai 2001. La Charte africaine est entrée en vigueur le 21 octobre 1986. Elle s’inspire des textes juridiques internationaux et régionaux de protection des droits de l’Homme ainsi que des traditions juridiques africaines pour assurer une conception extensive des droits de l’Homme (droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels, droit des peuples).

Les arrêts de la Cour s’imposent aux États-membres, aux institutions de la Communauté et aux personnes physiques et morales (article 15§4 Traité CEDEAO). Sur l’affaire Dame Hadijatou Mani Koraou c/ République du Niger du 27 octobre 2008 Hadijatou Mani Koraou est une jeune femme nigérienne de coutume Bouzou, aujourd’hui âgée de 25 ans. Elle a été vendue comme esclave en 1996, alors qu’elle avait 12 ans, par le chef de la tribu Kenouar, à El Hadj Souleymane Naroua, un homme de coutume Haoussa âgé alors de 46 ans. Cette transaction, dont le prix d’une vie humaine était l’enjeu, s’élevait à 240 000 FCFA.

Elle constituait une Wahiya, pratique nigérienne d’acquisition d’une jeune fille, généralement de condition servile, pour servir à la fois de domestique et de concubine, ou plutôt d’escalve sexuel. L’ « objet » de la transaction est appelé Sadaka, ou 5ème épouse, i.e. la femme en dehors de celles légalement mariées, dont le nombre ne peut excéder quatre, conformément aux recommandations de l’Islam.

Pendant neuf ans, Hadijatou Mani Koraou a été esclave, et a dû endurer divers mauvais traitements. Des viols commis par son maître sont nés quatre enfants dont deux ont survécu.

Le 18 août 2005, El Hadj Souleymane Naroua a délivré à la jeune femme un certificat d’affranchissement de sa condition, signé par lui-même et contresigné par le chef du village. Hadijatou a alors voulu quitter le domicile qui lui tenait lieu de prison, ce qui lui a été refusé par El Hadj Souleymane Naroua au motif qu’elle était et demeurait son épouse. La jeune femme a néanmoins réussi à s’enfuir.

La procédure en droit interne

Hadijatou Mani Koraou saisit le tribunal civil et coutumier le 24 février 2006 de Konni afin de faire valoir sa liberté totale.

Ce tribunal, par un jugement en date du 20 mars 2006, constate « qu’il n’y a jamais eu mariage à proprement parler entre la demanderesse et El Hadj Souleymane Naroua, parce qu’il n’y a jamais eu paiement de la dot ni célébration religieuse du mariage et que Hadijatou Mani Koraou demeure libre de refaire sa vie avec la personne de son choix ».

El Hadj Souleymane Naroua a fait appel de ce jugement devant le tribunal de grande instance de Konni, infirmé en appel le 16 juin 2006.

Sur pourvoi de Hadijatou Mani Koraou afin d’otenir « l’application de la loi contre l’esclavage et les pratiques esclavagistes », la juridiction suprême, par un arrêt du 28 décembre 2006, casse et annule la décision d’appel sur un motif de procédure, sans se prononcer sur la question du statut d’esclave de la jeune femme.

Avant l’issue de la procédure, son ancien maître apprend que Hadijatou a épousé un homme qu’elle a choisi. Il saisit le TGI de Konni d’une plainte pour bigamie. La formation correctionnelle de la juridiction condamne la jeune femme ainsi que son frère, qui avait célébré l’union, et son mari à 6 mois d’emprisonnement et à une amende de 50000 FCFA. Hadijatou fait appel du jugement le même jour mais le mandat d’arrêt délivré en première instance est mis en application et elle et sont frère sont écroués. Durant leur incarcération, l’avocat de la jeune femme dépose auprès du Procureur de la République près le TGI de Konni une plainte contre El Hadj Souleymane Naroua pour crime et délit d’esclavage, réprimé par le code pénal nigérien.

La formation correctionnelle de la juridiction, statuant sur le renvoi après cassation, fait droit à l’action en divorce de Hadijatou Mani Koraou, sous réserve de l’observation d’un délai de viduité de trois mois. Le « divorcé » forme un nouveau pourvoi en cassation à la suite de cette décision.

Le 9 juillet 2007, la chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Niamey ordonne avant-dire droit  la mise en liberté de Hadijatou et de son frère, et la main-levée d’office du mandat d’arrêt décerné contre son mari. Est prononcé un sursis à statuer au fond dans l’attente de la décision définitive du juge des divorces.

Le 14 septembre 2007, Hadijatou Mani Koraou saisit la CJCEDEAO sur le fondement des articles 9-4 et 10 d) du protocole additionnel du 19 janvier 2005, portant amendement au protocole du 6 juillet 1991en vue notamment d’une condamnation de la République du Niger, pour violation des articles 1,2,3,5,6 et 18(3) de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples.

Les questions posées à la Cour de justice de la CEDEAI

Devant la Cour de justice de la CEDEAO se posaient plusieurs questions :

a) quant à la forme

- sur le non-épuisement des voies de recours internes:

La Cour place son raisonnement sur deux terrains : d’abord sur la distinction entre les juridictions internes et internationales, ensuite sur l’autonomie de son utilisation de la Charte.

L’État du Niger contestait le fait que d’une part la procédure civile concernant le divorce était toujours pendante après un second pourvoi formé par le défendeur, et que d’autre part la reprise de la procédure pénale était suspendue à l’échéance de cette procédure civile.

La CJCEDEAO vise les dispositions de l’article 10 d. ii du protocole additionnel de 2005 pour évacuer l’argument tiré de la règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes devant elle. En effet, aux termes de cet article, il ne s’agit que d’interdire de porter devant la Cour un contentieux qui serait déjà porté devant une autre cour internationale compétente, afin d’exclure le cumul de procédures internationales.

Puis la République du Niger, tout en reconnaissant que la condition d’épuisement des voies de recours internes ne figure pas au nombre des conditions de recevabilité des cas de violation des droits de l’Homme devant la Cour de justice de la CEDEAO, fait valoir que cette absence est une lacune que la pratique de la Cour devrait combler.

La Cour affirme que la règle de l’épuisement des voies de recours internes est encadrée par le principe de la protection des droits au principal par le droit interne et au subsidiaire par les mécanismes internationaux. La Cour fait donc valoir une interprétation souple de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, en se fondant sur la jurisprudence de la CEDH « De Wilde, Ooms et Versyp c/Belgique »[2]. Elle affirme que le législateur CEDEAO ne fait d’ailleurs pas de cette règle une condition de recevabilité devant la Cour. Ensuite, la CEDEAO affirme l’intégration de la Charte africaine dans le droit qu’elle applique (et ce d’autant que tous les États membres de la CEDEAO ont aussi ratifié la Charte africaine), mais elle affirme également l’autonomie de la CJCEDEAO dans les modalités d’utilisation (partie I de la Charte), qu’elle distingue des principes fondamentaux (partie II de la Charte). En effet, dès lors que cette seconde partie concerne les modalités d’application de la Charte par la Commission africaine, qui en outre, n’est pas une juridiction, il est logique qu’elles ne trouvent pas à s’appliquer à la CJCEDEAO. Enfin, une stricte application de la règle de l’épuisement des voies de recours internes aurait pour conséquence de violer les droits des individus, en leur imposant des formalités plus lourdes que celles prévues par les textes communautaires. Ainsi, la République du Niger affirme que la CJCEDEAO doit se référer à l’article 4(g)[3] du traité révisé de la CEDEAO pour appliquer l’article 56-7[4] de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. Il s’agit bien d’une utilisation pragmatique de la Charte africaine, texte qui ne saurait en revanche ajouter des contraintes procédurales à celles du système de la CJCEDEAO.

- sur la qualité pour agir de la requérante:

La République du Niger arguait que Hadijatou Mani Koraou étant une wahiya affranchie au moment de sa requête, elle n’était donc plus esclave, et n’avait donc plus qualité pour agir, d’autant qu’elle ne l’avait pas fait avant son affranchissement alors qu’elle aurait pu. Argument particulièrement lamentable selon lequel la requérante ayant été affranchie au moment de sa requête aurait de ce fait perdu qualité pour agir à raison de sa situation d’esclave.

La CJCEDEAO rejette ce moyen comme irrecevable, en se fondant sur les articles 9-4 et 10-d de son Protocole additionnel, aux termes desquels « la Cour est compétente pour connaître des cas de violation des droits de l’Homme dans tout État-membre », « peuvent saisir la Cour (…) toute personne victime de violations des droits de l’Homme ». À cela, la Cour ajoute que « les droits de l’Homme étant inhérents à la personne humaine, ils sont inaliénables, imprescriptibles et sacrés et ne peuvent donc souffrir d’aucune limitation quelconque ».

b) quant au fond

La requérante fait grief à la République du Niger d’avoir violé l’article premier de la Charte africaine, aux termes duquel « Les États membres de l’Organisation de l’Unités Africaine, parties à la présente Charte, reconnaissent les droits, devoirs et libertés énoncés dans cette Charte et s’engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer. ». De ce que le Niger n’a pas pris les mesures visées supra, alors que l’article premier revêt un caractère obligatoire à l’endroit des États membres, découlent toutes les autres violations invoquées. En effet, les dispositions de l’article 1er de la Charte signifient que les États parties reconnaissent les droits par elle proclamés et entreprendront d’adopter les lois ou toutes autres mesures afin de leur donner plein effet[5]

- sur l’existence d’une discrimination sur le sexe et la condition sociale

Ce grief tiré de la discrimination n’est, selon la Cour, “pas imputable à la République du Niger puisqu’elle émane plutôt de El Hadj Souleymane Naroua qui n’est pas partie à la présente procédure. Par conséquent, la Cour conclut que ce moyen est inopérant” (§71).

Pourtant, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme peut être appréhendée à l’aune du principe de non-discrimination de l’article 14 CEDH dès lors que l’Etat est passif face à cette situation.

- sur l’existence de l’esclavage subi par la requérante:

Le grief était fondé sur la violation de l’article 5 de la Charte africaine[6], ainsi que d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme, lesquels édictent une interdiction absolue de l’esclavage. En effet, « la prohibition de l’esclavage est l’un des rares exemples de norme universellement considérée comme faisant partie de l’ordre public international contemporain, voire comme norme de jus cogens »[7].

La CJCEDEAO rappelle la définition de l’esclavage donnée par la Convention SDN relative à l’esclavage[8], et elle énonce les différents instruments internationaux qui font de l’esclavage une violation grave de la dignité humaine, pour l’interdire formellement : « la Convention européenne des droits de l’Homme (art. 4), la Convention interaméricaine (art. 6), le Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966, ratifié par la République du Niger (art. 8) font de l’interdiction de l’esclavage un droit intangible, i.e. un droit intangible et absolu ».

À cela on peut rajouter l’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 (en dépit de son absence de valeur conventionnelle, mais qui a fortement inspiré notamment les pactes de 1966 et la Conv.EDH), et l’article 7§2,c du statut de la Cour pénale internationale, qui fait figurer depuis 1998 l’esclavage au nombre des crimes contre l’humanité[9].

Enfin et surtout, la Cour rappelle que l’esclavage est une infraction au sens du code pénal nigérien, depuis une loi du 13 juin 2003[10]. Face aux arguments développés par l’État du Niger, selon lequel l’esclavage dans ce pays serait réduit au statut de survivance, et que les vicissitudes inhérentes au mariage entre la requérante et son maître prévaudraient sur sa condition servile, la Cour oppose une affirmation forte : « l’esclavage peut exister sans qu’il y ait torture ; même bien nourri, bien vêtu et confortablement logé, un esclave reste un esclave, s’il est illégalement privé de sa liberté par la force ou la contrainte. On pourrait éliminer toute preuve de mauvais traitement, oublier la faim, les coups et autres actes de cruauté, le fait reconnu de l’esclavage, i.e. du travail obligatoire sans contrepartie demeurerait. Il n’y a pas d’esclavage bienveillant. Même tempérée par un traitement humain, la servitude involontaire reste de l’esclavage. Et la question de savoir la nature du lien entre l’accusé et la victime est essentielle »[11]. La CJCEDEAO, par cette référence, adopte une conception plus large de l’esclavage que ne l’ont fait d’autres juridictions internationales[12].

Après avoir constaté l’existence des éléments matériel et intentionnel de l’infraction, qui trouve par ailleurs une assise textuelle en droit interne, la Cour rappelle que « la mise hors la loi de l’esclavage est une obligation erga omnes qui s’impose à tous les organes de l’État »(CIJ, 5 février 1970, « Barcelona Traction »).

Elle relève ensuite l’inertie du juge nigérien, qui aurait dû soulever d’office cette situation quand la requérante l’a saisi. La CJCEDEAO estime dès lors que la non-dénonciation constitue une forme d’acceptation, sinon de tolérance de ce crime ou délit, que le juge national avait l’obligation de poursuivre pénalement. En dépit du caractère prétendument coutumier ou individuel de la situation servile de la requérante, celle-ci lui ouvrait droit à une protection par les autorités administratives ou judiciaires de la République du Niger. Dès lors, le juge nigérien n’a pas assumé sa mission de protection des droits de la requérante et a, de ce fait, engagé la responsabilité de l’État devant la CJCEDEAO.

- sur la qualification de crime contre l’humanité:

La requérante soulevait également devant la CJCEDEAO l’existence d’un crime contre l’humanité au sens de l’article 7 du statut de la Cour pénale internationale. Ce moyen est écarté par la Cour, qui, après avoir reconnu que l’esclavage peut constituer un tel crime,  note que les appréciations sur la qualification de crime relèvent de la compétence des juridictions pénales internationales, et qu’elle est en conséquence incompétente pour en connaître. Il faut souligner aussi que la CJCEDEAO, comme toutes les juridictions régionales, n’a pas de compétence pénale.

- sur le caractère arbitraire de l’arrestation et de la détention de la requérante:

Ce moyen également soulevé par la requérante ne peut prospérer, dans la mesure où l’arrestation et la détention de la requérante sont le fait d’une décision de justice, qui, donc, intrinsèquement, constitue une base légale….on peut ici parler d’une confusion entre légalité interne et légalité externe faite par la Cour.

- sur la droit à une indemnité réparatrice:

Le juge régional écarte le moyen soulevé par l’État du Niger qui concluait à l’irrecevabilité de la demande du fait que sa quantification résultait d’un moyen soulevé au cours de l’instance. La CJCEDEAO considère en effet que la quantification ne doit pas s’analyser comme un moyen nouveau mais comme une précision de la demande de réparation contenue dans la requête introductive d’instance.

En revanche, en raison d’un défaut de production d’indices de calcul par la requérante, qui aurait permis de fixer le montant de ses différents préjudices, la Cour applique un montant forfaitaire. Le jeune femme obtient la reconnaissance de ses préjudices physiques, psychologiques et moraux.

Lui est allouée à titre de réparations du préjudice subi la somme de 10 millions de francs CFA.

Épilogue

Selon une dépêche de l’Agence de Presse Africaine (APA-Dakar) en date du 5 avril 2009, l’on apprend que cette amende a été honorée :

« le Niger a exécuté un arrêt de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) le condamnant à payer 10 millions de francs CFA (20.000 dollars) à Hadijatou Mani Koraou, une citoyenne nigérienne qui avait porté plainte contre l’Etat pour violation de ses droits fondamentaux, a appris APA samedi de source judiciaire.

 Le tribunal correctionnel de Konni (au sud du Niger), a également condamné à un an de prison ferme et 500.000 frs CFA d’amende, dans un jugement rendu le 31 mars dernier, Elhadji Souleymane Naroua, le maître de Hadijatou, aujourd’hui âgée de 25 ans.

(…)

 « Il s’agit d’une décision qui crée un précédent prometteur pour la lutte contre l’esclavage et toute forme de discrimination » avait indiqué à APA, au lendemain du jugement, l’avocat de la plaignante, Me Abdouramane Chaibou.

Selon lui, «même si la Cour (de la justice de la CEDEAO) ne prononce pas de peines d’emprisonnements, elle en donne des décisions qui rappellent les Etats à l’ordre ».

 A l’époque, le ministre nigérien de l’Intégration africaine, Saidou Hachimou, avait affirmé que l’Etat du Niger se soumettra à la décision de la cour de justice de la CEDEAO en s’engageant à verser le montant prévu.

 On estime à près de 800.000, le nombre de personnes victimes d’esclavages, selon une étude controversée publiée en 2005 par l’association Timidria, qui lutte contre les pratiques esclavagistes dans le pays. »

Hadijatou Mani Koraou s’est vu remettre le 11 mars 2009 le prix international du courage féminin, des mains de Michelle Obama et Hillary Clinton (CLINTON AND OBAMA HONOUR FORMER SLAVE).

La compétence de la CJCEDEAO en matière de droits de l’Homme est une aubaine pour les justiciables, mais pourrait aussi constituer une menace à l’égard des autres institutions régionales, et tout particulièrement l’Union africaine. Face à l’impossibilité depuis plusieurs mois d’accéder au site internet de la Cour, se pose la question d’une (auto-)censure politique de l’audace des juges de la CEDEAO. L’avenir nous dira si une brèche est ouverte et si une nouvelle juridiction de protection des droits de l’Homme est née en Afrique, ou bien si les juges se cantonneront désormais aux seules affaires économiques.  Au soutien de ces réserves, on constate le caractère fantômatique du site internet de la CJCEDEAO, indisponible depuis quelques mois, et par ailleurs très lacunaire.

L’arrêt « Hadijatou Mani Koraou c/ République du Niger » n’en demeurerait pas moins une révolution dans le domaine des droits de l’Homme, et particulièrement à propos de celui sans lequel les autres seraient des vœux pieux : l’accès à la justice. En effet, l’accès à la justice a trouvé dans cette affaire à s’exercer de deux manières, d’une part théorique et juridique, d’autre part pratique et économique. Tout d’abord, une accessibilité juridique et théorique de la Cour pour le justiciable, rendue possible grâce à l’ouverture du prétoire aux individus en matière de droits de l’Homme, et au surplus, une conception souple de la règle de l’épuisement des voies de recours internes. Ensuite, une accessibilité pratique et économique, avec le caractère forain de la Cour, dont le siège est à Abuja, mais qui a décidé dans cette affaire de siéger au Niger, pays de la requérante, de condition servile et donc indigente(Stéphanie DUJARDIN, « Justice en Afrique : régionalisme versus continentalisme », 21/11/08).


[1] La Mauritanie était membre de la CEDEAO, on aurait souhaité que cette jurisprudence s’appliquât à ce pays (cf. Dominique Torrès, Esclaves, éd. Phébus, coll. Liberté sur parole, 1996), mais elle s’en est retirée en 1999-2000[2] CEDH 18 juin 1971 “de Wilde, Ooms & Versyp c/ Belgique », série A, n°12

[3] Article 4 (intitulé « Principes fondamentaux ») du traité révisé de la CEDEAO :

« Les hautes parties contractantes, dans la poursuite des objectifs énoncés à l’article 3 du présente Traité affirment et déclarent solennellement leur adhésion aux principes fondamentaux suivants : (…)

(g) - Respect, promotion et protection des droits de l’Homme et des peuples conformément aux dispositions de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples”

[4] Article 56 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples :

« Les communications visées à l’article 55 reçues à la Commission et relatives aux droits de l’Homme et des peuples doivent nécessairement, pour être examinées, remplir les conditions ci-après :

(…)

7 - Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de la Charte de l’Organisation de l’Unité Africaine et soit des dispositions de la présente Charte”.

[5] Franca OFOR, « Legal protection of human rights within the framework of ECOWAS : possibilities provided by the Community Court », Paper presented at a training workshop on strengthening the promotion and protection of human rights in West Africa through the ECOWAS Community Court.

[6] Article 5 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples : « Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d’exploitation et d’avilissement de l’Homme notamment l’esclavage, la traite des personnes, la torture physique ou morale, et les peines ou les traitements inhumains ou dégradants sont interdites. »

[7] Michele CAVALLO, « Formes contemporaines d’esclavage, servitude et travail forcé : le TPIY et la CEDH entre passé et avenir », Droits fondamentaux, n°6, janv.- déc. 2006

[8] Article 1er de la Convention de Genève relative à l’esclavage, 25 septembre 1926 :

« Aux fins de la présente Convention, il est entendu que :

1 - L ‘esclavage est l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ;

2 - La traite des esclaves comprend tout acte de capture, d’acquisition ou de cession d’un individu en vue de le réduire en esclavage; tout acte d’acquisition d’un esclave en vue de le vendre ou de l’échanger; tout acte de cession par vente ou échange d’un esclave acquis en vue d’être vendu ou échangé, ainsi que, en général, tout acte de commerce ou de transport d’esclaves. »

[9] La requérante invoquait également ce grief, mais la Cour s’est déclarée incompétente en la matière, faisant valoir la compétence des juridictions pénales internationales pour interpréter l’article 7 du statut de la CPI.

NB : la CADHP et la Cour de justice de l’UA sont également dépourvues de compétence en matière pénale.

[10] Cette loi était intervenue à la faveur d’une campagne commune de Antislavery international et de l’association nigérienne Timidria

[11] l’arrêt cite ici le jugement du 3 novembre 1947, in « Trials of Major War Criminals Before the Nuremberg Military Tribunals under Control Council Law n°10, vol. 5, 1997, p. 958 cité par le Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie dans l’aff. Etats-Unis c/ Oswald Pohl & consorts »

[12] Michele CAVALLO, ibid.

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  • v. “Hadijatou Koraou enfin libre comme son maître “, Tribune des droits humains, novembre 2008.

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