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Au Canada, on pollue en grand

Publié le 24 mai 2009 par Thedailyplanet

Une petite communauté amérindienne voit son existence bouleversée par l'exploitation des sables bitumineux. Malgré la multiplication de cas de cancer suspects, les industriels poursuivent leurs projets pharaoniques.

Un monomoteur Cessna décolle en vrombissant et quitte le petit aéroport de Fort McMurray, dans le nord de l'Alberta, une province de l'Ouest canadien. A son bord, le Dr John O'Connor reste indifférent aux vibrations du fuselage, à la queue branlante et à l'ascension raide au-dessus des épicéas qui se dressent en bout de piste. John O'Connor est médecin de campagne. Depuis plus de dix ans, il soigne certaines des populations amérindiennes les plus isolées du Canada. Avec sa veste en peau de mouton et son chapeau mou de couleur verte, cet Irlandais d'âge moyen, plutôt petit, semble à la fois solide et fragile. Dehors, la forêt boréale se déploie comme un tapis au sud de la ville. Nous laissons derrière nous des lotissements, des impasses fraîchement goudronnées et un terrain qui, d'après John O'Connor, forme le plus grand parc pour caravanes et camping-cars d'Amérique du Nord. Puis nous mettons le cap sur le nord en suivant les rives escarpées de la rivière Athabasca, et la forêt revient. Mais tout à coup les arbres disparaissent : sous nos yeux s'étalent maintenant des kilomètres de dunes de sable ondulant à l'infini. “Lorsqu'on quitte Fort McMurray en voiture, on entre dans une sorte de tempête de sable”, hurle le médecin. Au-dessous de nous, 2 milliards de tonnes de terre et de cailloux – ce que les industriels du pétrole appellent des “morts-terrains” – ont été enlevés et des gisements de grès mêlé d'hydrocarbures ont été mis à nu : les fameux “sables bitumineux”. Ces sables pétrolifères ont commencé à se former il y a 350 millions d'années, lorsqu'un océan préhistorique a déposé une couche de matières organiques qui s'est peu à peu transformée en une énorme nappe souterraine de pétrole brut léger. L'érosion a permis à des bactéries de pénétrer dans le sol, et leur action a produit un bitume épais, pris en sandwich entre la forêt au-dessus et la nappe phréatique et la roche calcaire au-dessous. Les sables bitumineux du Canada représentent quelque 173 milliards de barils de pétrole – plus que les Emirats arabes unis, le Qatar et la Russie réunis ! – dans une région pas plus grande qu'un cinquième du territoire français. Seule l'Arabie Saoudite possède des réserves de pétrole plus importantes. Mais, pour séparer le bitume du sable, il faut injecter de la vapeur d'eau dans les gisements ou extraire les sables, les mettre dans des cuves gigantesques, ajouter d'énormes quantités d'eau et chauffer le tout. Ces procédés ont toujours paru très chers jusqu'à aujourd'hui. La flambée du pétrole aidant, les Etats-Unis se sont mis à penser aux sables bitumineux comme à une source possible de combustible fossile. Le Canada est aujourd'hui le premier fournisseur de pétrole des Etats-Unis, qui envisagent d'augmenter la production de pétrole en Alberta de 160 % d'ici à 2015. Les 59 gisements de sables bitumineux exploités actuellement forment la plus grande zone industrielle du monde. Si son développement est poussé à son maximum, le Canada pourrait se retrouver avec 140 000 km2 de désert créé par l'homme. Les mines, qui ont transformé cette région assoupie qu'était le nord de l'Alberta en une frontière industrielle, ainsi que l'effet de cette industrie sur la santé des plantes, des animaux et des habitants soulèvent de plus en plus de questions. Pour avoir exprimé son inquiétude, John O'Connor a été accusé par les autorités sanitaires canadiennes d'“affoler indûment” la population et une enquête a été ouverte contre lui. Lorsque nous traversons l'Athabasca, le ventre de notre avion se reflète sur la surface miroitante d'un bassin contenant les eaux usées issues du traitement des sables. L'industrie pétrolière consomme 15 % de l'eau qui coule en hiver dans l'Athabasca, de quoi alimenter une ville de 2 millions d'habitants. Les lois de l'Alberta obligent les exploitants à construire des bassins de rétention comme celui-ci, propriété de Suncor Energy, pour y stocker les résidus et empêcher les eaux usées de contaminer la nappe phréatique. Mais la loi permet également à 6 millions de litres de boues contenant de l'arsenic et du mercure de s'échapper chaque jour des réservoirs dans les nappes d'eau souterraines. Et une partie passe dans la rivière. Nous continuons à remonter vers le nord en ­suivant l'Athabasca. Une odeur de pétrole et de soufre s'infiltre dans la cabine. Les mines à ciel ouvert se succèdent, formant un patchwork qui s'étend sur des kilomètres. Nous survolons celles de Syncrude (dont l'un des propriétaires est une filiale d'ExxonMobil), puis celles d'Albian Sands, une division de Shell. Nous survolons ensuite des zones récemment défrichées que Chevron Canadian Natural Resources Limited et Petro-Canada commencent tout juste à exploiter. ConocoPhillips et Imperial Oil, une autre filiale d'Exxon, ont demandé des concessions supplémentaires. Enfin, les derniers tentacules de la mine cèdent la place à la forêt intacte. La rivière se jette dans le lac Athabasca et nous descendons vers Fort Chipewyan, un petit poste de commerce accroché aux rochers de la berge. John O'Connor s'y rend depuis sept ans. Il est le seul médecin du coin. C'est ce travail-là qui l'a fait ­rester au Canada après qu'il fut arrivé d'Irlande, en 1984, pour un séjour de trois mois. “On voit les mêmes gens tout le temps, et tous les membres de la communauté, explique-t-il. On a l'impression de faire partie d'une famille.” Selon lui, le monde extérieur ignore largement l'existence de Fort Chipewyan. Mais leur isolement n'a pas protégé les 1 200 habitants du village – des Cree Mikisew, des Chipewyan et des descendants de trappeurs français – des effets de la fièvre du pétrole qui s'est abattue 100 kilomètres en amont. Le médecin pense même que les sables bitumineux sont en train de les tuer lentement. Lorsqu'il a été engagé, en 2000, il a été frappé par le nombre d'habitants atteints d'affections graves. En quelques mois, John O'Connor a traité six personnes souffrant de troubles de la thyroïde. Il a diagnostiqué plusieurs cas de cancers de la prostate, de la vessie, du côlon et du poumon, beaucoup plus que dans d'autres communautés indiennes de l'Alberta. En 2003, il a déterminé qu'un homme dont la peau jaunissait et qui perdait du poids souffrait de cholangiocarcinome, un cancer des voies biliaires rare. “Six semaines plus tard, il était mort”, raconte le médecin. Il a commencé à s'inquiéter pour la santé des habitants de Fort Chipewyan, et s'en est d'abord ouvert à une poignée d'amis et de confrères. Puis il a appris que Shell envisageait d'augmenter la production de ses mines près des rives de l'Athabasca. La compagnie pétrolière n'était pas soumise à l'obligation de ­mesurer les effets du projet – un investissement de 6 milliards d'euros – sur les personnes et les animaux vivant à Fort Chipewyan parce que, officiellement, il n'y en avait pas. John O'Connor est devenu le premier médecin de l'Alberta à affirmer le contraire et à le rendre public. Fin 2004, il a diagnostiqué un deuxième cas de cholan­gio­carcinome chez un chauffeur de car scolaire âgé de 60 ans. L'homme est mort quelques semaines plus tard. Shell et la population locale ne parvenant pas à s'entendre sur la façon d'étudier l'impact du projet, John O'Connor a suggéré à un ami qui travaillait pour l'Agence canadienne de santé publique de faire sa propre étude. Des analyses effectuées par Suncor avaient déjà révélé des taux élevés d'arsenic dans la viande des caribous tués dans le secteur. “On trouve un tas de cochonneries chimiques dans l'eau aujourd'hui”, rappelle Raymond Ladouceur, un ancien qui a arrêté de boire l'eau de la rivière. Ce dernier craint que la pollution ne soit fatale au marché du doré jaune, dont la pêche est pratiquée par les habitants de la région. Mais il se demande surtout qui va continuer à pêcher. La population vieillit et les jeunes – dont sa fille, trois de ses sœurs et un frère – sont partis chercher fortune dans les sables bitumineux. “Nous, les hommes, allons tout détruire”, ajoute-t-il. L'arrivée massive d'aventuriers et d'ouvriers du pétrole a transformé Fort McMurray en un endroit que ses résidents de longue date ont du mal à reconnaître. On ne voit plus de caribous. La ville a ­doublé de taille en dix ans et compte 64 000 habitants aujourd'hui. Une maison y coûte 550 000 dollars en moyenne [environ 370 000 euros], ce qui en fait l'une des villes les plus chères du Canada. Elle possède un casino, des restaurants, un centre de découverte des sables pétrolifères pour les touristes et un nouveau surnom : McMoney. Georgette Adam travaille pour Suncor à Fort McMurray. Elle est originaire de Fort Chipewyan. Je l'ai rencontrée après sa journée de travail, passée à conduire un Caterpillar 797B de 3 369 chevaux et d'une capacité de 400 tonnes. C'est le plus gros camion du monde. Lorsqu'on manœuvre cet engin, explique Georgette, c'est un peu comme si on conduisait un immeuble. La pollution n'est pas sa principale inquiétude, mais elle connaît un autre côté obscur du boom. En 1998, elle a convaincu sa sœur aînée, Chipsy, de venir travailler dans les mines. Les deux femmes ont vécu ensemble dans un camp de type caserne où il y avait quarante hommes pour une femme. Des soupirants venaient frapper à la porte de leur chambre avec des cadeaux et les prenaient d'assaut à la cafétéria. Chipsy s'est fait un petit ami, et il a accepté de l'emmener à l'aéroport pour rencontrer sa famille. Dans le terminal, une jeune femme avec des enfants s'est dirigée vers lui. “C'est ta sœur ?” lui a demandé Chipsy. L'expression du visage de la femme lui a fait comprendre que les liens qui les unissaient étaient tout autres. Chipsy a noyé son chagrin dans les bars. Des amis lui ont fait goûter la cocaïne, la drogue préférée du personnel parce qu'elle est difficile à ­détecter dans les tests de dépistage inopiné effectués par les employeurs. Chipsy pense que les trois quarts des salariés en consomment régulièrement (les incidents liés à la cocaïne à Fort McMurray sont trois fois plus nombreux qu'à Toronto, la plus grande ville canadienne). La prostitution est aussi omniprésente. Le nombre de sans-abri, gonflé par le coût exorbitant du logement, est le plus élevé de l'Alberta. Ces trois derniers hivers, 12 personnes sont mortes de froid dans la rue. Si la population a augmenté, le nombre de médecins au Centre sanitaire régional de Northern Lights a diminué. Les urgentistes voient parfois plus de 150 personnes par jour. John O'Connor y a souvent travaillé 80 heures par semaine comme généraliste, médecin légiste ou médecin mandaté par la police. “A ceux qui veulent bien m'écouter, je dis : ‘Si vous tombez malade à Fort McMurray, partez'”, raconte-t-il. “Les patients sont trop nombreux. Nous n'arrivons pas à tenir la cadence.” Des gens haut placés ont fini par prêter attention à John O'Connor, mais pas de la façon qu'il l'espérait. En janvier 2008, l'Agence canadienne de santé l'a accusé de faute professionnelle pour avoir “exagéré” les menaces sanitaires dues à l'exploitation des sables bitumineux et “fait naître un sentiment de méfiance” à l'égard des autorités. Lorsque les médecins désignés par le ­gouvernement ont examiné les dossiers médicaux des habitants de Fort Chipewyan, comme John O'Connor le demandait depuis longtemps, ils ont décrété que le taux de cancer dans le village n'était pas plus élevé que dans le reste de la province. Ils n'ont trouvé qu'un seul cas de cholangiocarcinome, et non les cinq mentionnés par le médecin volant. Pourtant, on ne peut pas dire que les autorités canadiennes se soient sérieusement penchées sur les cas soulevés par John O'Connor. Alors que le médecin affirme avoir adressé ses patients souffrant d'un cancer des voies biliaires à des spécialistes d'Edmonton et de Fort McMurray, les experts gouvernementaux n'ont jamais épluché les cas de cancers recensés dans ces villes pour voir si les malades étaient originaires de Fort Chipewyan. Une porte-parole de l'Alberta Cancer Board avoue que “ce genre de choses est désormais pris en compte”. Les responsables sanitaires de Fort Chipewyan ont pour leur part décidé d'étudier eux-mêmes les cas de ­cancer et ont engagé un spécialiste de l'environnement pour effectuer une analyse indépendante de la pollution dans le secteur. Le rapport de l'expert, publié en novembre 2007, montre une augmentation des taux de mercure, d'arsenic et d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) dans la partie inférieure de l'Athabasca. L'examen de dorés jaunes a révélé chez 30 à 40 % d'entre eux une concentration de mercure supérieure aux taux considérés sans danger pour les consommateurs. Le spécialiste a également découvert que les taux d'arsenic dans les aliments mentionnés dans un rapport du gouvernement avaient été revus à la baisse. “Ils ont trafiqué les chiffres”, affirme-t-il.

Le Canada pourrait se retrouver avec 140 000 km2 de désert

Les experts de la province ont qualifié cette analyse d'incomplète et de trompeuse. Toutefois, ils n'ont pas pu expliquer l'augmentation des taux de HAP, des hydrocarbures courants que l'on trouve un peu ­partout, du pétrole brut à la fumée de cigarette en passant par la viande grillée au barbecue. Les HAP sont ­cancérigènes pour l'homme. Et un lien a été établi entre l'exploitation des sables bitumineux et l'augmentation des taux de HAP dans la chair des poissons. Des études récentes ont montré que l'association de l'arsenic – également présent en fortes concentrations dans l'Athabasca – et des HAP peut multiplier par dix les risques de ­cancer chez les poissons. Ces résultats “renforcent notre conviction qu'il peut y avoir un impact sur la population” de Fort Chipewyan, explique Jeff Short, chimiste spécialiste de l'environnement au National Marine Fisheries Service en Alaska, qui a étudié l'impact des HAP après la marée noire due à l'Exxon Valdez. Avec une équipe de chercheurs américains et canadiens, il a entamé des études complémentaires à Fort Chipewyan. Pour David Schindler, spécialiste de l'eau à l'université de l'Alberta, c'est le genre de travail que le gouvernement de la province aurait dû commanditer il y a longtemps déjà. Mais l'incertitude qui plane sur les cas de cancer détectés par John O'Connor a offert un répit à l'industrie pétrolière. Elle maintient que ses opérations ne sont pas la cause de la pollution de l'Athabasca. Selon les scientifiques du gouvernement, la rivière présentait des taux élevés de mercure et de HAP bien avant que ses rives ne soient trouées de mines. Un rapport financé par le secteur pétrolier a conclu que, s'il n'y avait pas eu d'exploitation des sables bitumineux, la rivière aurait contenu les mêmes taux. A Fort Chipewyan, beaucoup n'y croient pas une seconde. Les chefs de Fort Chipewyan ont publiquement exigé la fin de l'exploitation minière, mais ils rêvent secrètement de profiter de cette manne. Certains spéculent sur le projet de construction d'un réseau de conduites qui acheminerait de l'eau pompée dans le lac Athabasca jusqu'aux mines. Des fournisseurs d'énergie canadiens et chinois et une compagnie maritime néerlandaise parlent de construire un port sur la rive sud du lac Athabasca, encore non exploitée. Celle-ci appartient à la Première Nation Chipewyan de l'Athabasca. Des barges chargées de matériel fabriqué en Asie rejoindraient alors le nouveau port par l'océan Arctique, puis des camions les remorqueraient vers les mines, au sud, en empruntant une nouvelle autoroute. Pour la première fois en presque deux cents ans, les habitants de Fort Chipewyan se retrouveraient au croisement des routes de l'industrie la plus importante du Canada. Ils pourraient percevoir des droits de navigation, et même vendre des droits de passage vers les dépôts d'uranium implantés près de la nouvelle route. “Le port et l'autoroute susciteront certainement un grand débat entre les générations”, estime John Rigney, chef du conseil tribal de la Première Nation Chipewyan de l'Athabasca. “Les plus âgés se demandent ce que la terre pourra supporter, et les plus jeunes sont enthousiasmés par les possibilités – et la richesse – que ces projets pourraient apporter. Si ces choses se réalisent, ces Premières Nations ­risquent de devenir aussi riches que les Arabes .” L'avenir incertain de Fort Chipewyan préoccupe beaucoup John O'Connor. “Ça ne s'arrête jamais, explique-t-il. C'est quelque chose qui vous dévore.” Il a fini par en avoir assez du sable de Fort McMurray, des longues heures d'astreinte et des accusations. A l'automne 2007, il a quitté son poste et l'Alberta, bien qu'il y retourne fréquemment en visite. Il a été remplacé par un nouveau médecin, beaucoup plus discret. Il vit aujourd'hui de l'autre côté du continent, en Nouvelle-Ecosse, province de la côte Atlantique, dans une maison avec vue sur des vagues bleues et une plage de sable blanc.

Josh Harkinson, Mother Jones


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