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Faux-semblants au Grand Palais

Publié le 27 mai 2009 par Savatier

 Tout amateur d’art le sait, devant un tableau ou une sculpture, le travail du regard joue un rôle capital. Pour apprécier une œuvre, on ne peut rester passif. Mais c’est à un travail beaucoup plus complexe et tout à fait passionnant qu’invite l’exposition Une image peut en cacher une autre qui se tient jusqu’au 6 juillet aux Galeries nationales du Grand Palais. Car il faut ici, à tout moment, s’aventurer en terre inconnue (ou plutôt faussement connue), analyser, fouiller les vues d’ensemble, chiner les détails, scruter au-delà des évidences et, donc, remettre sa logique en question, vaincre ses préjugés et ses présupposés.

Les curieux et les passionnés d’énigmes sortiront comblés par cet exercice, et, pour tous les autres, cette expérience unique leur démontrera, s’il en était encore besoin, qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. Phénomènes d’optique (comme les perspectives impossibles d’Escher), calembours et rébus visuels se déclinent au fil des salles, en 250 œuvres de toutes les époques et de tous les continents. Souvent exceptionnelles, leur but est bien d’entretenir l’ambigüité et de jouer avec le regard d’un spectateur qui y perdrait volontiers son latin, tant discerner les multiples aspects du réel s’avère quelquefois ardu et le résultat inattendu !

On ne peut voir dans ce travail d’illusion un simple hasard ou la marque de l’esprit purement ludique de l’artiste (quoique celle-ci soit possible). Longtemps, les créateurs eurent en effet recours aux images à multiples sens pour dissimuler des messages, échapper à la censure ou s’affranchir des tabous. C’est pourquoi ce domaine particulier de l’iconographie présente une grande richesse de symboles sexuels, politiques, satiriques, voire religieux ou ésotériques. Œuvres sans doute, mais aussi dispositifs visuels, presque tous les objets exposés invitent à une exploration intérieure et, au prix de quelques efforts, chaque visiteur peut devenir un « initié » semblable à ceux auxquels les créateurs les destinaient.

Des images d’Epinal à secret que l’on distribuait encore aux bons élèves dans les années

1960 aux portraits composites d’Arcimboldo, des miniatures mongholes aux images séditieuses ou licencieuses, de Michel-Ange à Dürer en passant par Picasso, Brancusi et Unica Zürn, un parcours thématique permet d’embrasser l’ensemble des techniques qui furent (et sont toujours) utilisées pour se jouer du regard. Un paysage étrange de Max Ernst (L’Europe après la pluie II) répond à ceux, anthropomorphes – donc inattendus chez le chantre du réalisme –, de Gustave Courbet (Le Gour de Conches, Le Géant de Saillon) ou d’Edgar Degas (Côte escarpée). D’étonnantes xylographies érotiques d’Utagawa Kuniyoshi rappellent singulièrement L’Origine du monde, ce chef d’œuvre du Maître-peintre d’Ornans qui, soulignons-le, fut longtemps dissimulé chez Jacques Lacan derrière un paysage (anthropomorphe, lui aussi) d’André Masson qu’il n’aurait pas été incongru de trouver ici.

Si l’exposition fait la part belle à Salvador Dali (trop belle, diront certains, avec une réunion de vingt-cinq toiles), elle met aussi l’accent sur une série exceptionnelle d’anamorphoses, ces déformations réversibles d’une image ou d’un objet selon les angles précis où on les regarde. C’est ainsi que la silhouette d’un homme coiffé d’un chapeau deviendra, reflété dans un miroir, un lapin. Baudelaire avait noté la supériorité de la peinture sur la sculpture parce que, disait-il, celle-ci présentait « trop de faces à la fois ». C’est précisément cette particularité qui donne toute sa force à l’anamorphose. La plus impressionnante est sans doute British Wildlife, de Tim Noble et Sue Webster, une accumulation de 88 animaux taxidermisés dont l’ombre montre la silhouette d’un couple en souffrance, mais les plus étonnantes restent sans conteste celles dues à Markus Raetz. L’ensemble des œuvres de cet artiste montrées ici mériterait à lui seul la visite de l’exposition. Il convient d’ailleurs de signaler aux amateurs de ce créateur la disponibilité d’un intéressant DVD publié par la RMN (Markus Raetz, documentaire d’Iwan Schumacher, 22 €). A signaler encore le catalogue de l’exposition, conçu comme un livre-objet (54 €).

Au-delà du jeu des découvertes, de la résolution des énigmes visuelles, Une image peut en cacher une autre nous incite à la réflexion. En effet, découvrir des images derrière celles qui nous semblent évidentes au premier abord ne laisse pas indemne. Il faut avoir l’œil aux aguets, chercher ce qui peut bien se cacher derrière les apparences toujours trompeuses, passer outre l’inévitable filtre culturel qui nous conditionne naturellement à ne discerner qu’une version de ce qui nous est proposé et accepter notre trouble.

Car tout n’est pas qu’une question de rétine ; le cerveau, préconditionné par la culture, nous aide (et nous trompe) dans notre interprétation, en occultant la présence de l’implicite, de la multiple signification pour en privilégier une seule. Pourquoi voit-on, dans une même gravure, la tête d’un canard ou celle d’un lapin ? Pourquoi, dans une autre, certains distingueront une jeune fille tandis qu’à d’autres, apparaîtra une vieille femme particulièrement hideuse ? Pourquoi, face aux vases de Jasper Jones, les uns ne verront que des vases alors que d’autres trouveront des visages vus de profil ? Dans les formations que je donne sur le thème des relations interculturelles, soit à l’université, soit aux cadres des entreprises, j’inclus toujours certaines de ces images. Elles servent à mettre immédiatement en lumière les idées reçues et les présupposés culturels qui nous empêchent de porter un regard neutre et ouvert sur « l’autre » (le partenaire issu d’une autre culture) et nous obligent à une unique perception. Cette approche interculturelle, comme celle, purement visuelle, de l’exposition du Grand Palais, met en évidence une part subjective de notre humanité, de notre psychologie, telle que la définit si bien un texte du Talmud : « Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, nous les voyons comme nous sommes. »

Illustrations : Couverture du catalogue de l’exposition – Boîte avec profil Napoléon, Anonyme, Châteaux de Malmaison et Bois-Préau © Photo Rmn / Gérard Blot, boîte, carton ; 1804-1814 diamètre 8,5 cmMétamorphose II (Beuys lapin), Markus Raetz, Collection particulière, © Adagp, Paris 2009 © prolitteris / photo Thomas Wey, Fonte sur trépied en bois et acier ; 1991-1992.


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