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Entretien avec Jérôme Ferrari - Prix Landerneau 2009 Un dieu un animal

Par Lethee
Entretien avec Jérôme Ferrari,
pour la sortie d’Un dieu un animal,
paru chez Actes Sud le 7 janvier 2009
lauréat du Entretien avec Jérôme Ferrari - Prix Landerneau 2009 Un dieu un animal 2009

Jérôme Ferrari fait partie des ces auteurs discrets et passionnés qu’il faut aller rencontrer pour les découvrir. Jamais il ne cherche à s’imposer : il écrit avant tout parce que c’est un besoin, une nécessité. Jérôme Ferrari, au fil de ses textes, explore les sentiments humains et ce qui fait leur violence, d’un bout à l’autre du monde. S’il reconnait volontiers qu’on écrit à partir de soi, parce que dans l’écriture plus qu’ailleurs on est seul, il est pourtant à mille lieues de ses personnages. C’est sans doute ce qui fait de lui un être si attachant.

Entretien avec Jérôme Ferrari - Prix Landerneau 2009 Un dieu un animal Dans votre dernier roman, Un dieu un animal, le narrateur est témoin de la vie de vos personnages. Il parle à ce jeune homme qui revient, tel un étranger, dans son village natal. Pourquoi avoir adopté ce point de vue ?
A vrai dire, je n’en ai jamais envisagé d’autre. Je savais que le roman serait en grande partie écrit à la deuxième personne du singulier avant de connaître tous les éléments de la narration. Finalement, j’ai réservé l’emploi du « tu » au personnage masculin et utilisé la troisième personne pour parler de Magali. Et beaucoup de choses ont été rendues possibles par le choix de cette forme. Elle permet, par exemple, de passer d’un personnage à l’autre, d’une époque à l’autre sans transition, et sans perdre le lecteur, simplement en changeant de pronom personnel. C’était très important : je ne voulais pas de chapitres, aucune coupure, je voulais que ce texte soit tissé d’une seule pièce – ce qui explique sans doute pourquoi il ne pouvait pas être plus long. Le « tu » induit aussi un certain ton, une certaine musicalité, quelque chose de très intime. Je voulais que ce roman soit tout à la fois cruel et empli d’un amour total, palpable.
Un Dieu un animal explore trois dimensions qui se bousculent : le fait de se sentir étranger en son propre pays, l'horreur de la guerre, l'absurdité du monde de l'entreprise. Comment vous est venue l'idée d'un tel tableau ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui relie ces trois aspects ?
Chronologiquement, le premier thème du roman fut l’étrangeté, ce que dit mieux le mot allemand « unheimlich ». Je venais de rentrer en Corse après quatre années passées en Algérie et j’en faisais moi-même l’expérience. C’est quelque chose que vivent tous ceux qui ont connu une période d’expatriation assez longue : on rentre chez soi et on ne se sent plus chez soi. On n’a pourtant rien vécu de spectaculaire, les choses semblent être restées les mêmes, mais on ne se sent plus chez soi. C’est assez mystérieux. Comme si on avait momentanément perdu un monde commun. Il faut un peu de temps pour se réadapter et retrouver ce monde. La guerre et l’entreprise sont plus directement liées parce que j’ai voulu les faire apparaître comme deux aspects éloignés, mais essentiels et cohérents, d’une même réalité.
Dieu est très présent dans vos romans. Comme une puissance impuissante, qui serait finalement davantage une quête, un Graal, qu'une entité présente et rassurante. Comment situez-vous Dieu  dans la vie de vos personnages ?
Mes personnages, certains d’entre eux, en tous cas, reprennent à leur compte une très vieille question : comment concilier Dieu et le monde ? Quelle image de Dieu former à partir du monde que nous connaissons ? Et c’est la réponse que certains Mystiques, comme Hallâj, ont apporté à cette question qui me fascine et m’émeut. C’est une réponse démente mais d’une puissance esthétique que je trouve vraiment extraordinaire : si Dieu est amour, alors l’abandon, le supplice et l’abjection sont aussi des signes de son amour.
Parfois, on a l'impression que vous écrivez d'une seule traite, d'un souffle. Est-ce le cas ?
Non, et spécialement pas pour un dieu un animal. Alors que j’ai plutôt l’habitude d’écrire les scènes de mes romans dans le désordre et d’opérer un montage final, je me suis astreint à écrire dans l’ordre, du premier au dernier mot. C’est une nécessité imposée par le tissage. Mais j’ai progressé plutôt lentement et avec beaucoup de précautions. J’avais le sentiment que je pouvais prendre à tout moment une fausse direction. Et tous les passages où l’on glisse du personnage masculin à Magali m’ont demandé énormément de soin et d’attention parce que j’avais très peur qu’ils semblent artificiels. Ce fut donc assez laborieux ! Par contre, c’est vrai, je ne suis pas beaucoup revenu en arrière et le texte a subi très peu de corrections.
Ce souffle est très violent parfois, et des thèmes reviennent assez souvent, comme la mort, la barbarie, la guerre (racontée avec une précision déchirante).  Qu'est-ce qui vous inspire cette violence ?
Je me rends compte que la violence est devenue pour moi un thème important au cours de mon séjour en Algérie, je parle de la violence brutale, sanglante. Ça semblera très naïf mais c’est en Algérie que je me suis rendu compte qu’une grande partie des hommes vivaient sous la menace d’une violence que je ne pouvais même pas me représenter. Je n’ai plus jamais regardé les informations de la même façon. Certains de mes élèves avaient perdu leurs parents dans des conditions abominables, une de mes collègues avait trouvé plusieurs fois des têtes coupées devant son immeuble de Blida. C’est ça, la réalité, et c’est donc l’affaire de la littérature. Dans un dieu un animal, le personnage essaye de donner un sens, le sens mystique que j’évoquais tout à l’heure, à la violence qu’il contribue lui-même à répandre et à laquelle il n’échappera pas. La difficulté, c’était d’adopter un point de vue métaphysique et poétique sur quelque chose d’abominable sans sombrer dans un esthétisme malsain qui aurait, je pense, disqualifié tout le texte. Sans faire le malin, donc. J’espère y être parvenu. C’est ce que réussit très bien, à mon sens, Giosuè Calaciura dans Malacarne, son extraordinaire roman sur la mafia. Mais  c’est vraiment une question d’appréciation subjective : je sais que certains font ce reproche d’esthétisme à Apocalypse Now. Pas moi.
Les hommes sont furieux, les mères plutôt effacées. Nous sommes loin de la marâtre Corse omniprésente et autoritaire. Comment l'expliquez-vous ?
Peut-être parce que je n’ai jamais rencontré de marâtre corse omniprésente et autoritaire ?

Quand on lit vos romans, il semble que deux atmosphères se répondent : le bruit et la fureur, et le silence du désert, la solitude. Où placez-vous les hommes dans cet univers, en tant que philosophe, en tant qu'écrivain ?

J’adore la philosophie et je l’enseigne avec un grand plaisir mais je ne suis pas philosophe. Si je pouvais m’exprimer adéquatement à l’aide de concepts, je n’écrirais pas de romans. Je crois qu’il y a une métaphysique propre au roman, qui ne se déploie pas de manière conceptuelle et qui n’est pas prisonnière des exigences de la logique. C’est sans doute pourquoi il est si difficile de parler de ce qu’on écrit, qui est bien sûr irréductible au discours qu’on peut tenir a posteriori. Mais si je dois tenter une réponse, je dirai que ce qui est humain, c’est justement cet écart entre la solitude et la sociabilité, entre le désert et la fureur.
Les femmes semblent être à la fois un refuge, et un lieu de perdition. Quel rôle leur attribuez-vous ?
Je n’attribue aucun rôle aux femmes en tant que telles – aux hommes non plus d’ailleurs. D’une manière générale, l’identité sexuelle n’est pas un problème qui m’intéresse. Mes personnages féminins se caractérisent donc, à mes yeux, par leur singularité propre, comme les personnages masculins. A ceci près, bien sûr, que je ne suis pas une femme, ce qui pose quand même quelques problèmes ! J’ai longtemps eu peur de commettre je ne sais quel impair psychologique qui aurait ruiné la crédibilité des personnages féminins. Maintenant, je n’ai plus peur de ça. Je me rappelle combien j’ai été content la première fois que j’ai écrit un texte à la première personne dont le narrateur était une femme. C’est le cas, par exemple, dans Balco Atlantico. J’ai su que je pouvais le faire quand je me suis mis spontanément à accorder les participes au féminin. C’est ce qui fait que, pour moi, l’écriture est exactement le contraire d’un exercice d’introspection ou de mise en avant de soi-même : c’est un processus par lequel on parvient à s’extraire de soi-même, à devenir autre, à s’installer intimement dans l’étrangeté.
Savez-vous si vos élèves lisent vos livres ?
Non, et je ne cherche pas à le savoir. Je fais très attention à ne pas mélanger les rôles.

Quel est selon vous le livre qu'il faudrait emporter sur une île déserte ?

Je vais tricher et me permettre deux réponses : une en philosophie et une en littérature. Pour la philosophie, je pense à Schopenhauer, le monde comme volonté et comme représentation. C’est un livre monstrueux, plein de mauvaise humeur et d’érudition, plein de vie, qu’on peut relire indéfiniment. Et comme roman, Les frères Karamazov. Pour le chapitre où Ivan dresse un réquisitoire contre Dieu en s’appuyant sur la rubrique faits divers des quotidiens. Je n’ai jamais rien lu de pareil.

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