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Chers lecteurs, lisez "La saveur secrète du Karkadé" présentée au Théâtre National de Toulouse les 12 et 13 juin prochains

Par Teaki

J'ai donc joué le jeu proposé par "le Marathon des Mots" à Toulouse et je vous en livre le fruit..j'ai écrit cette nouvelle à la volée, pétrie de mes souvenirs d'enfance en Égypte... pas forcément bon enfant...et très romancés...

Cette nouvelle donnera naissance à un roman...quand j'en prendrai le temps. J'aimerais tant avoir vos commentaires...

 La saveur secrète du Karkadé

Mon père aimait particulièrement ce petit estaminet aux apparences douteuses. Au contraire de la plupart des bars de la capitale, aucune table n'était posée sur le trottoir. Pas d'amas de chaises hétéroclites entre lesquelles se faufilaient les porteurs de braises. Il fallait pénétrer à l'intérieur pour humer la tranquillité du lieu empreinte de tabac à la molasse. Trois ventilateurs aéraient les pensées des habitués avachis dans des fauteuils en rotin. Le bar en zinc grêlé de traces de verres témoignait des heures que les hommes passent à ignorer les injonctions, glissant de paroles en promesses avec l'aisance d'un Sherlock Homes du temps volé. La première fois que mon père a pénétré dans l'établissement avec Sabbah à son bras, il a salué d'un signe de tête l'assemblée ébahie. Son regard ne trahissait aucune gêne, ses gestes étaient précis et assurés. On eut dit qu'il était fier. Sabbah, elle, semblait plus gênée. Elle s'assit à la table du fond, dos à la salle, les épaules rentrées comme une enfant prise en défaut.

A chacune de leur visite, Sabbah gardait son foulard, baissait la tête quand elle passait devant le bar et se dirigeait d'un pas précipité vers la même table isolée. Plus que la peur d'être reconnue, c'était la certitude de ternir ses principes qui l'ennuyait. Quand avait-elle cessé d'être une femme sage et sans histoires ? Sabbah ne laissait rien transparaître de la honte qu'elle éprouvait de ne point parvenir à se marier comme à trouver un emploi digne de son niveau d'études. Elle savait que son vrai destin allait s'accomplir, qu'il lui fallait encore un peu de patience pour devenir une vraie femme. Sabbah était orgueilleuse et plus que l'amour qu'elle éprouvait pour mon père, c'était cette fierté démesurée qui la poussait à traverser la ville chaque mercredi de cet été. Elle fermait la maison, poussait la grille en fer forgé garnie de canisses, saluait Omar, le bawab, et lui répétait d'un ton embarrassé que le patron préférait qu'il ne soit pas là ce soir. Alors commençait le périple à travers la ville. Sabbah marchait le long du canal asséché et passait devant le club que nous fréquentions chaque fin de semaine ; samedi piscine et dimanche cinéma en plein air. Je me souviens qu'ils censuraient les scènes de baisers de Superman. Lorsque l'écran grésillait et laissait apparaître une publicité pour barre chocolatée, nous nous mettions à hurler, ma sœur et moi. A côté de nous, les garçons en profitaient pour nous caresser la nuque, les plus osés glissaient un baiser furtif. Nous adorions la censure car elle prouvait à quel point les adultes étaient idiots, catapultés à des milliers de kilomètres du plaisir vrai. Quand on a treize ans au Caire, embrasser un garçon au cinéma en plein air devient un acte de rébellion. Même pour une étrangère. Etait-ce ce même sentiment de liberté qui poussait Sabbah dans la bouche du métro flambant neuf ?

Elle savait qu'au retour, mon père la ramènerait dans sa grande voiture confortable. Sabbah aimait s'asseoir à l'avant, si près de lui qu'elle sentait son souffle accentué quand il passait les vitesses. Elle aimait son odeur salée et la clarté fragile de sa peau. Il conduisait avec attention le long de la corniche, zigzaguait sans peine entre les charrettes chargées d'oignons du Fayoum et les tricycles bananiers. Sabbah humait l'odeur de cuir de l'habitacle. Dehors, les palmiers défilaient si vite qu'elle rêvait ne plus devoir revenir dans la touffeur de la ville. Il l'emmenait dans sa maison, celle ont elle prenait soin le jour et dont elle occupait le lit conjugal la nuit. Plus que la jouissance c'était l'espoir que leurs ébats laissaient éclore qui excitait Sabbah. Echapper au nuage jaune sur la ville, trouver l'avenir dans les bras de l'étranger. Sabbah observait le profil de son amant, la profondeur de ses rides, la forme irrégulière de ses taches de rousseur. Elle aimait ses petits yeux verts pareils à des perles de malachite. Sa chemise à manches courtes dévoilait ses avant-bras musclés. Sa main gauche serrait le volant tandis que sa main droite était posée sur sa cuisse, immobile comme un coquillage sur un rocher. Sabbah aimait l'évidence de ce contact. Elle préférait qu'il n'y ait pas de tendresse superflue entre eux.

Un soir, il était arrivé en retard au bar et elle avait du entrer seule. Il s'était excusé, avait invoqué un problème de forage sur une des bases pétrolières qu'il gérait pour la société américaine qui employait également Sabbah. Elle avait levé son visage vers lui d'un geste lent et rassurant. Il avait paru décontenancé par son absence d'exigence. Il s'était assis, avait saisi la carte de boissons, sorti un stylo de sa sacoche en cuir noir. Il se mit à dessiner sans lever la tête vers Sabbah. Sa main gauche traçait les contours d'une étoile stylisée. Chaque branche semblait indiquer une direction à suivre, une perspective à explorer. Le cœur de l'étoile strié de traits sombres ressemblait à une cellule de prison d'où rien ne pouvait filtrer. En découvrant cette vieille carte de boissons dans les affaires de mon père, j'ai compris que les moments qu'il passait avec Sabbah lui permettaient de faire fi de ses émotions claquemurées. Mon père était un sensible ignoré. Pensait-il être amoureux de Sabbah ou s'amusait-il à l'être, en se donnant l'illusion d'être un homme comme les autres, capable d'aimer une femme égyptienne au-delà de toutes différences de classe, de culture, de liberté ?

Mon père était naïf. Il pensait que le sexe valait toutes les transgressions et plaçait le plaisir si fugace soit-il au-delà de la morale et de la bienséance bourgeoises. En perçant son secret, je n'éprouve aucune sensation de voyeurisme, d'indiscrétion. Je suis persuadée de détenir son autorisation. Ne cache-t-on pas un secret pendant des années avec le vif espoir que quelqu'un aura un jour la curiosité, le cran, la détermination de le dévoiler ?

Quand ils se retrouvaient au bar « chez nous », mon père buvait sa bière d'un trait tandis que Sabbah sirotait son verre de karkadé. Parlaient-ils de nous, des menus tracas de la maisonnée, de ma mère restée en France pour les vacances ? Je ne peux imaginer que Sabbah ne pensait pas à nous quand elle voyait mon père. Enfant, je ne me suis jamais demandée où elle habitait, je ne pensais pas qu'elle avait une vie en dehors des longues journées qu'elle passait à s'occuper de nous dans la grande villa aux volets bleu, posée le long du canal asséché du quartier d'El Maadi. Chaque matin, Sabbah remplissait nos gourdes de karkadé, cette tisane qu'elle buvait à longueur de journée concoctée à base de fleurs d'hibiscus et de sucre de canne. Durant trois ans et demi, nous avons bu cette infusion qu'on nomme aussi bisap du Sénégal, oseille de Guinée ou thé rose d'Abyssinie. Sabbah cueillait les fleurs jaunes, mouchetées de brun-rouge et faisait sécher les calices sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.

Plus tard, j'ai su que l'on tressait les fleurs de karkadé en guirlandes lors des mariages ou des rituels d'amour…Le soir, Sabbah nous lavait, ma sœur, mon frère et moi. Ses gestes étaient précis et rapides. Je me souviens du coton rêche de la serviette, de sa voix douce quand elle nous parlait en arabe. Depuis, je tends l'oreille quand j'entends les mêmes raclements lestes, le débit fluide, la mélodie acidulée de cette langue aux accents de karkadé. Alors je sens le thym, la citronnelle, le laurier rose. Tu es née dans ces odeurs, à l'abri de la poussière du Caire. Je t'ai tenue dans mes bras dans ce jardin méditerranéen qu'Omar abreuvait d'eau du Nil. Sous les feuillages du palmier, je caresse ta fontanelle de nouveau-né. Je porte une de ces robes à bretelles en seersucker que ma mère fait coudre sur mesure dans une échoppe du centre-ville. J'ignore que tu es la fille de mon père mais je décèle dans les grands yeux noirs de Sabbah une lueur d'euphorie coupable. Ma mère tombe malade. Nous marchons à pas feutrés dans le long couloir de la villa aux volets bleus. Le khamsin assèche l'air. Les yeux de ma mère piquent. Sa fièvre accuse des élans inquiétants. Comment ont-ils pu se taire si longtemps ? Je découvre ton existence, tu as déjà quinze ans. Dans tes yeux brille la lueur rouge intense du karkadé.


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