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La Tamarissière d'Eric Sautou

Par Florence Trocmé

« l’abricot / de l’abricotier / quand le ciel n’est pas là ». Telle était la poésie d’Eric Sautou ou l’art des épiphanies sidérantes. A chaque poème impression que le soleil était vraiment sa lumière. Ici, non, même si La Tamarissière est le nom d’une plage du Sud. Ainsi, cette voix, qui a toujours su échapper aux significations tout en ayant du sens, réussit maintenant à vénérer encore êtres, paysages et objets du monde mais sans qu’on ne voie plus rien, ne reste plus que le tracé du coeur qui les contient (l’énonciation à la première personne est d’ailleurs devenue dominante) : « de l’autre côté du miroir / à vous revoir / j’écris le dessin le plus triste ». Tout le monde, toute chose est entrée sous l’eau comme Jean Rhys qui ne sort jamais sans se retrouver sous la pluie, seul événement qui lui serait arrivé à Paris. Et dans toutes les pierres qui rejoignent l’eau je ne peux m’empêcher de songer aux derniers moments de Virginia Woolf s’y enfonçant. Voici des pages où rien ne cesse d’être déjà mort et à l’eau, la mort est un état qui dure comme l’eau qui ne sait que s’écouler, d’où ce vers paradoxal qu’en apparence : « un peu après c’est l’ancien monde ».
Du reste la mort recommence autant de fois qu’on s’endort, leitmotiv de ces pages qui ont trouvé leur mot d’élection dans « la planche »: « mourir est seul chaque jour je suis à la planche » , car c’est à la fois le lit, le cercueil, la table d’écriture, de la maison cloison ou ouverture, la barque, et même le poète se laissant aller au courant, corps vivant et inerte : « maintenant je m’endors je laisse et je m’endors / j’ouvre les yeux je laisse et je m’endors », impression ici que c’est le mouvement de l’eau qui fait bouger les paupières. L’eau , déjà bien présente dans les œuvres précédentes dont il suffit de considérer les titres, a perdu sa transparence (« on répand l’eau claire / les mots réapparaissent » lisait-on dans Le nom des fleuves), elle est le sens énigmatique de la vie car on ne sait pas toujours si on y est plutôt le noyé ou l’enfant à naître : « ici les yeux fermés / c’est ici que commence » , d’où ces poèmes où la mère dit tranquillement ses deuils, « pluie de toute pluie serrée choses / jusqu’à épuisement / vous êtes là venue nous dire main de ce vrai visage homme fils / attendre / ressemblant de mon fils inclinée » , d’autres où se dit le bonheur d’être le fils d’un mort, et tous ces frères et sœurs dans le désespoir qui acceptent avec tant dans de douceur de venir se cacher éternellement en poésie pour ne plus rien dire : comme Rimbaud est calme alors ! « Rimbaud c’est nulle part / les pierres comme le sable comme si la vie / qu’ai-je vu de la vie / on va lire ici c’est de la poésie ». Comme Adèle H. est sage ! « la chaise est en bois / dormir d’écrire seule avec ».
Noyé ou à naître, le poète passe son temps à laisser entrer l’eau dans sa bouche, l’eau qui est à la fois l’effacement et le contact recommencé. Sauf que dans les poèmes l’eau c’est la langue et celle d’Eric Sautou, grande consolation, berceuse infatigable, offre dans ses remous de merveilleuses rencontres : « silencieux de toujours le chemin est le même / très loin retrouvé après les années / le hublot lumineux la poussière / j’écris là à l’écart le tambour / fuyante et glisse élargie qui avance / la mer scintille sur trop de sable qui s’en va de nos mains ». Phrasé et non pas syntaxe disloquée. Syntaxe très présente au contraire mais aux articulations saisies de vertige comme si le sol cédait sous le pied prêt à s’y poser (et pas une seule majuscule pour s’y raccrocher et se redresser fermement) : « il aurait fallu comme les fleurs / comme sont les herbes infiniment / douze chevaux s’élançaient il y eut » où l’infinitif après « il aurait fallu » ne sera jamais prononcé, où l’élan du dernier vers trébuche sur un « il y eut » qui d’être curieusement placé ferme au lieu d’ouvrir comme d’habitude ; « je voudrais vous écrire / qu’ici où nous sommes dans la maison s’épuise / que toutes lumières » et « s’épuise » n’aura jamais de sujet. On pourrait ainsi multiplier les exemples montrant à quel point le poète peut se dire « tombé de ma boussole » mais n’est-ce pas la condition de ce pouvoir : « fleurs toutes ensemble j’ouvre aux fleurs difficiles » ? En effet, le pied s’enfonce toujours quelque part.
Mais comme en aveugle qui n’ose pas appuyer son pied, c’est ainsi que je ressens une des particularités de ces poèmes qu’est l’accumulation serrée des compléments de lieu souvent: « c’est dans le soir il y a / vers toujours plus en bas sur le quai / n’a pas lu sur le banc dans le square il y a / sur un banc je m’endors en allé sur le quai / assis dans le métro revenir sur mes pas », comme si écrire, c’est-à-dire passer d’un mot à un autre pour tout un chacun était devenu littéralement ne pas rester en place, passer sans cesse d’un lieu à un autre, éteindre par avance l’éblouissement possible d’un « il y a ». Comme si rester en un seul lieu était trop risquer un enfoncement irrésistible : « dans le parc silencieux puis rester / dans la forêt qui grince ils descendent ils descendent ». Au fond le désir est très angoissant semble-t-il car ne plus marcher là où sont les garçons et ceci arrive : « de bustes de glace il y a la nuit / s’asseoir immobile s’approche », remarquable d’ailleurs de voir que même l’eau s’est arrêtée en « glace » ! Et quand je lis : « et c’est marcher encore sans en atteindre un seul », j’entends autant un regret qu’une préférence. Et dans « comme rien ne se passe écrire / pour que d’autres enfin il ne se passe rien », la dernière proposition transforme l’élan de désir du « enfin » en soupir de résignation peut-être soulagée. Étonnante poésie de s’obstiner si parfaitement à ce point intenable de désir affirmé et renoncé, comme le dit ce vers qui n’existe que pour se contredire : « je ferme au-dehors pour disparaître j’ouvre le drap ». Passer d’un mot à un autre c’est donc trancher inlassablement là où c’est vivant, « le ruisseau comme une entaille », ce pourquoi Eric Sautou peut vraiment se permettre de dire : « et même écrire n’est pas vrai ».

©Ariane Dreyfus (27 et 28 janvier 2006)

Concernant Eric Sautou, dans Poezibao :
Note bio-bibliographique
extrait 1, extrait 2,
une autre note de lecture de La Tamarissière,
note de lecture de Les Iles britanniques par Ariane Dreyfus

Eric Sautou
La Tamarissière
Flammarion, 2006


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