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Anne-Marie Garat, Hongrie

Par Angèle Paoli
Anne-Marie Garat, Hongrie,
éditions Actes Sud,
Collection Un endroit où aller, 2009.


Hungarian photo museum
Source



QUELQUES RONDS DE SORCIÈRE DANS L’EAU NOIRE


   « Chaque livre est un pays ». Un pays où sédimentent rêves nocturnes et fictions, langues et lectures, photos et visages. Et souvenirs, aussi, ceux que la mémoire invente pour combler les manques, les vides, les oublis. Quel livre-pays Anne-Marie Garat nous invite-t-elle à décrypter sous le blason amoureux de Hongrie ? De quels « oripeaux en filaments de fée », ce petit bijou de Hongrie est-il l'assemblage mystérieux ? De quelle énigme personnelle et familière la pierre précieuse est-elle le sésame ? À quel univers secret « visions et parlements d'amour, de beauté », plus attachants que la réalité elle-même, le nom de ce pays donne-t-il accès ?

   Il suffit que surgisse, tel un diamant de son écrin, le mot de Hongrie, pour que s'ouvre l'espace et que se rassemblent, autour de la pierre diamantaire, mille images mentales, soudain rapatriées dans un même élan en une composition multiple et colorée. Pareil à ces porte-plumes magiques de nos enfances, dont la loupe permet à l'œil de capter une myriade de scènes miniatures lumineuses, Hongrie ouvre sur un puits au fond traversé de « nuages ». Il suffit de quelques « ronds de sorcière » dans l'eau noire pour rameuter à soi « les choses endormies ».

   Au bord de leur « quittement » tout proche, la narratrice de ce « blason », poussée par son compagnon de voyage qui l'interroge ― pourquoi la Hongrie ? ―, se penche vers les nuages qui montent des profondeurs du puits. Surgissent alors, en plein cœur des vignes toscanes et au hasard de l'ultime promenade qui conduit les deux amis jusqu'à « l'arbre là-bas », des « essaims d'images ». Un fourmillement « de choses visibles », photographies anciennes, mais aussi « négatifs brûlés du père », souvenirs fabulés davantage que vécus. Et par dessus tout, ces langues étrangères de l'enfance dans lesquelles s'originent la sororité en même temps que l'écriture. En marge de l'exil. Hongrie commence avec « l'histoire de la petite hongroise perdue ». Car c'est du manque que naît la nécessité de nommer Hongrie. De « cette enfant illisible », absente pour toujours.

   Dès lors, pareille à un « vieux puits des jardins » dont on scrute le fond, Hongrie livre peu à peu les arcanes qui ornent son blason. Le paysage héraldique de Hongrie se précise. Fragment par fragment se dessine la « maison mentale » de la narratrice. Une maison des mots qui résonne de « l'arsenal sonore » des aïeuls de la narratrice en leur langue poétique, héritage de Jaufré Rudel, gascon, comme eux. Mais qui résonne aussi des « sons de tonnerre de langues hongroises ― Kosztolányi, Márai, Petöfi, Lukács, Esterházy, Karinthy, et Konrád, Nádas, Bodor et Lengyel », à quoi rattacher peut-être cette vraie passion de la Hongrie. Une maison de photographe, « lanterne magique » qui s'anime des souvenirs liés au père, à la sœur morte, à l'amie d'enfance ― la petite hongroise de l'impasse ―, à la mère.

   De la mère de l'ami, « fils ingrat », déchiré entre amour et répulsion pour celle que la maladie « a expatriée dans son cimetière psychiatrique », à celle de la narratrice ― qui « pédale à toute vitesse » et exile l'enfant, « loin, si loin », « en longs trains de nuit aux fenêtres éclairées » –, il faut remonter à la « mère de douleur » peinte jadis par Piero della Francesca pour la modeste chapelle de Monterchi. La Madonna del Parto, mère lieuse qui façonne en filigrane le dialogue des deux amis.

   « Sommes-nous liés ? », s'interrogent sans cesse les deux amis. Liés, ils le sont, de multiples façons. Jusque dans la promenade matinale qu'ils viennent d'accomplir avant de se séparer, là-bas, en croisant leurs paroles et leur questionnement. Peut-être l'air gardera-t-il en suspension, au-dessus du vallon, quelques pépites éclatantes des mots échangés, quelques filandres accrochées aux herbes ? De ce voyage en trompe l’œil reste le blason lumineux de Hongrie, récit de voyage intérieur qui se clôt sur le souvenir, toujours émerveillé, des pétales de printemps dans les rues de Rimini : « Le manine ! Le manine ! ». Je me souviens d'Amarcord. N'est-ce pas aussi cela, être lié ?

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


HONGRIE A.M GARAT



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Piero della Francesca/La Madonna del parto (extrait de Nous nous connaissons déjà d’Anne-Marie Garat) ;
- (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes) un extrait de Dans la main du diable d’Anne-Marie Garat.



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