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Rêveries en vrac à Ivano-Frankivs'k

Publié le 26 juillet 2009 par Eric Mccomber
banknotes of ukraine par marktristan

crédit photo : marktristan

Oui-oui-oui, non-non-non

Les Roumains, lorsqu’ils ne comprennent rien de ce qu’on leur dit, font signe que non de la tête, sans s’arrêter et sans écouter le reste.

— Je voudrais…

— No, no, no…

Les Ukrainiens font l’inverse absolu.

— Non, ce n’est pas ce que j’ai demandé du tout…

— Da, da, da…

Le Mime marsouin

Ni les Serbes, ni les Roumains, ni les Ukrainiens ne sont très doués pour les devinettes. Ils rappellent un peu les Parisiens, mais avec encore plus de murailles autour de leur autisme quand vient le temps de comprendre ce que raconte un étranger.

C’est le plein milieu d’un après-midi étouffant. J’entre, assoiffé, dans un magasin général en Roumanie et je dis (en roumain) :

Buna diminata (bonjour). Apo plata ? (de l’eau plate).

La dame ne fait ni un ni deux :

— No, no, no…

Je pointe l’eau plate dans le frigo derrière elle (tous les produits sont hors d’accès des clients dans ces magasins-là). Elle ne se retourne pas ni ne regarde ce que mon geste tente de désigner.

— No, no, no. Ney, ney. No.

Désespéré :

— Apo, agua, aqua, eau, water, wasser, vodaaa…

Il faudra que j’aille moi-même derrière son comptoir, au milieu d’énergiques protestations (no, no, ney, ney, no-no-no), causant toute une commotion, risquant l’intervention de l’escouade tactique, et que je m’empare de la bouteille moi-même, pour qu’elle glapisse, en extase :

— AaaahH ! APO !

— Da, apo.

— Ah-ahaaaa… Apo plata.

— Da. Mult'umesc, merci

— Cu placer.

Les Vrais Vampires

Suceurs de sang des Carpates ! J’en ai rarement vu autant en ville. Dévoré tout rond à Dorohoi, puis encore à Chernivtsi, mais surtout hier soir à Ivano-Frankovsk. Les murs autour de mon lit sont maculés de mon sang, giclé des corps écrabouillés de mes innombrables victimes entomologiques (c'est eux qui ont commencé !), et j’en compte une bonne trentaine au plafond, à quatre mètres, inaccessibles, n’attendant qu’un moment d’inattention pour venir me prendre encore un peu de ma précieuse vitalité. Saletés.

Les Routes dangereuses de l'Ukraine

Vraiment, après la Serbie et la Roumanie, j'ai l'impression de rouler dans un gymnase. Je ne relâche pas mon attention, mais ici, il y a presque toujours un accotement, et assez systématiquement de l'asphalte sur la route.

Les Légendaires Ukrainiennes

Euh… Bon… Oui. Il y a de nombreuses Ukrainiennes en Ukraine.

Petites Arnaques ordinaires, tome I

J’entre avec des locaux sympas qui, après la demi-heure d’attente réglementaire, font l’intermédiaire entre l’immense patronne (dont les jupes dégagent une odeur de serpillière moisissante, aux oignons) et moi. La chambre est correcte, sans plus, mais ne coûte que 10€, alors je la prends, avec la tempête qui commence, faudrait être fou pour dire non.

Je verrouille la Gaxuxa et je monte mes trucs à la chambre. Dès mes potes Ukrainiens hors de portée, la patronne se met à me hurler dessus de façon plutôt agaçante. Je me dis que j’ai échappé de l’huile dans l’escalier ou que j’ai déchiré la carpette, mais non, elle veut mon passeport et mon argent tout de suite. À en juger par le ton et la couleur framboise au lait de la peau de son visage, elle risque l’auto-combustion dans les prochaines secondes en cas de refus d’obtempérer. Toujours homme prêt à tout pour éviter qu’une grosse truie ne pulvérise sur les murs d’un endroit où je m’apprête à dormir ses deux cent kilos et cinquante années de grasse obstination et de bêtise encroûtée, je procède. Tout en vociférant dans cette langue que je ne comprends pas plus que celle des hippopotames, elle m’écrit un chiffre sur un bout de papier : 200. C’est le double de ce qui a été convenu en bas. Je le lui rends en disant :

— Niet, niet, niet. Cent Hrivnas. One hundred.

Elle repousse le papier. J’écris « 100 » dessus. Elle barbouille mon chiffre. Je comprends à ses simagrées qu’elle me compte un supplément de 100 Hrivnas pour la Gaxuxa. Un immense type nu-ventre sort de sa chambre et vient d’affaler sur le comptoir, juste à côté de moi. Il écoute un peu la conversation, renifle et grogne avant de dire :

— Two hundrerdr. Mustr pay. Two hundrerdr. Lady is rightr.

You speak english?

— Yeav. Spikert perkfess inglesh.

— Dis-lui alors que si ma bicyclette paie le même prix que moi, elle aussi a droit à sa chambre complète, à sa douche, à son lit et à son petit dèj.

— Niet-niet-niet… Lady is rightr.

La lady en question vitupère désormais si fort que je perds mon sang-froid. Je crois bien qu'elle vient en plus d'accoucher d'un ou deux nouveaux oignons dans le fond de ses jupes. Je lui tends la main en lui disant de me rendre mon fric. En trois minutes, je suis sorti de là et me voilà sur le trottoir à la pluie battante. Il me faudra trois bières pour calmer mes nerfs. Finalement, juste devant le café où j’ai pris place, se trouve un « soviet hôtel ». 80 Hrivnas la chambre (8€). C’est propre, ça sent bon, personne ne crie. Pas d’arnaques, pas d’entourloupettes, on sourit même poliment. Merci bonsoir.

Les Chiens

Les chiens ukrainiens sont moins stupides que les chiens roumains. Aucune idée à quoi ça pourrait bien être dû. Suffit de leur dire un mot pour qu'ils cessent de nous prendre pour une immense vache à roulettes qui se serait éloignée du troupeau. Ils me considèrent alors avec de grands yeux sombres, pleins de sagacité et d'empathie, l'air de dire (eh, con, t'as pas voiture ?) et cessent immédiatement de japper.

— Ouharh-ouahrraah !

— Salut pitou, bon ti-pitou.

— Hmuii ?

Il doit y avoir quelque chose dans l'eau roumaine. À vrai dire, maintenant que j'y pense, je me sens moi-même moins crétin depuis quelques jours. J'ai arrêté de tout perdre, de tout oublier, de tout confondre. Certainement un truc dans l'eau ou dans l'air. Pétrole ? Faut dire qu'on dort mal, en Roumanie, avec tous ces chiens…

Arithmétic-tac-toc

Je reste tranquille à Ivano pour laisser passer une tempête terrible qui a fait des morts en Pologne et causé des milliards de Zlotys de dommage. Aucune idée combien ça fait en Hrivnas, mais si quelqu’un connaît la somme, je sais qu’on peut la multiplier par dix pour obtenir l’équivalent en Dinars serbes, puis la multiplier par trois pour les Forint hongrois ou la diviser par 2.5 pour des Lei roumains.

Bizarretés qu'on se met dans la gueule en voyage

La hvac est une sorte de boisson gazeuse à base de pain rassis, servie très froide. Les Ukrainiens considèrent unanimement que c'est très bon pour la santé. Ça goûte euh… comme une bière sans alcool dans laquelle on aurait échappé de vieilles croûtes de pizza. Que pouvons-nous y faire ? Chaque peuple a ses travers. Ah, poutine, oui… je me souviens…

Histoires de niveau de vie

La Roumanie est tellement ruinée qu’elle est plus chère à visiter que ses voisins la Serbie ou l’Ukraine. Comprenez-vous ? C’est qu’il existe encore des Ukrainiens de classe moyenne, qui mangent parfois au resto, font leurs courses, ou fréquentent les hôtels à trois sous. Ce marché existe donc toujours, pour le bonheur de l’étranger pas très riche. En Roumanie, une immense proportion de la population ne vit que de ce que produisent leurs jardins ou les fermes voisines fonctionnant au troc. Du coup, le moindre produit emballé, la plus vulgaire marchandise est un luxe, et coûte en conséquence une fortune. Le yogourt y est trois fois plus cher qu’en Allemagne, l’eau embouteillée de quatre à dix fois plus qu’en France, les céréales deux fois plus onéreuses qu’à Vienne. C’est un brin désespérant. Seules les denrées de base comme le pain, les oignons, les tomates, le maïs (surtout achetées hors des boutiques), sont à l’échelle de ce pays ruiné. Les chiens sont gratuits, mais de mauvaise qualité.

Parlant de l’économie roumaine, j’ai eu constamment à l’esprit durant mon séjour là-bas l’ironie abjecte représentée par la richesse sidérale de cette terre habitée par des miséreux. On oublie systématiquement que les plus grandes réserves pétrolières d’Europe étaient roumaines, et que sans Ploesti, les armées nazies ne seraient pas allées plus loin que le tabac du coin. On néglige tout aussi subtilement de mentionner l’immense proportion qu’occupe le terminal pétrolier de la ville de Constanta, dévidoir de son opposé Batum depuis la création du réseau des Nobel-Rothschild en 1880 (chipé par les Rockefeller dans les années 20). Bref, la Roumanie est un peu le Congo de l’Europe, un pays immensément riche, peuplé de va-nu-pieds. Mais bon, comme on me l’a expliqué là-bas, tout est la faute des Tziganes. Les salauds.

Petites Arnaques ordinaires, tome II

Le midi je mange dans un « endroit ». Je ne sais pas comment ça s’appelle, mais ce n’est pas un resto, parce que quand je demande à la dame si c’est un restaurant, elle proteste vigoureusement :

— OOH !… Niet-niet.

Je mime quand même le geste de manger avec une fourchette imaginaire et elle approuve :

— Da, da.

Alors je dévore une délicieuse goulash avec des pierogis à la viande, une bière et du chocolat, le tout servi en un éclair, pour moins de 2€, dans ce… non-restaurant.

Le lendemain, absolument affamé après 70 km de vélo-vent-de-face ininterrompus, je pose la même question à l’entrée d’un endroit en tous points semblable et on me dit :

— Da, da. Restaurant.

Il est écrit PECTOPAH au-dessus de la porte et je sais pour avoir jadis séjourné en Russie que ça signifie effectivement « restaurant ». Alors, fort bien. Comme je viens de commencer à apprendre l’ukrainien la veille et que je préfère éviter de commander une caisse d’huile de bain par inadvertance, je répète la même chose :

Goulash, pierogis, piwo.

Ensuite, j’attends.

J’attends.

Me voilà seul dans le restaurant.

J’attends.

Je commence à voir des points blancs danser devant moi. Personne ne vient, personne ne passe. Je n’ai pas même l’ombre d’un verre d’eau sèche pour tromper mon ennui. Je regarde l’heure et je vois que je suis là depuis une demi-heure. J’attends encore dix minutes. Puis je saute sur les pierogis laissés sur la table voisine par une fillette capricieuse au moment de mon arrivée. Miam, miam, miam… J’avale tout rond, je m’étouffe presque, à enfourner tout ça, debout dans le pectopah. Miam, miam, miam. Je me rassois.

Dix autres minutes passent. Je mange les olives laissées par le papa de la fillette. Dix belles olives noires dénoyautées. Miam, miam, miam. Bon sang, ces Ukrainiens… Alors ? Finalement au bout de ma patience, je me lève pour annuler ma commande. La dame fait une apoplexie et me repousse littéralement dans ma chaise. On m’apporte la soupe. Elle est identique à celle de la veille. Bien. Miam, miam, miam. En trois secondes, j’en ai fait mon affaire.

La suite va prendre une heure à arriver. Sans blagues, une heure. J’ai le temps de déplier mes trois cartes, de planifier mes itinéraires jusqu’à Warsovie, de replier mes cartes, de lire deux chapitres dans le roman que je traîne, de critiquer favorablement chaque item de la décoration. À bout, complètement désorienté par tant d’étrangeté, je me lève et j’annonce que je reviendrai demain pour les pierogis. Trois dames se mettent à tournoyer en pépiant autour de moi, toutes trois parées d’habits traditionnels brodés, elles me fox-trottent jusqu’à ma table, me versent un verre de bitter-lemon pour me faire patienter, d’un air aimable et rassurant. Je cale. Gloup-gloup-gloup.

Je me dis que j’aurais fait 40 km minimum dans le temps que j’ai poireauté ici. Mon plat arrive. C’est du poulet frit, avec des patates-pilées et des carottes râpées. Des cuisses de poulet. Je n’aime pas tellement les cuisses de poulet. Qu’à cela ne tienne, je croque là-dedans. Ce n’est pas cuit. Enfin, pas fini de cuire. C’est très élastique, caoutchouteux. Je mange les patates et les carottes et je vide le bitter-lemon. La serveuse passe ! Événement ! Je lui demande un verre d’eau. Elle s'éclipse et revient cinq minutes plus tard avec une interprète.

— Voda.

Verre d’eau. Comprend pas.

— Voda.

Je veux un verre d’eau. Aucune idée de ce que je peux bien vouloir dire/mimer. On m’apporte un autre bitter-lemon.

— Voda. Voda. Voda. VO-DA.

On m’apporte une bière.

— Water, wasser, agua, voda, apo, aqua, de l’eau…

Je mime le geste du robinet, du verre, de boire, rien à faire. Je suis client dans un pectopah et je suis assis là depuis deux heures et plus, mais personne de toute l’équipe ne peut se douter de ce que je demande, il ne vient à l’idée de personne que je puisse avoir un peu soif. Je les entraîne donc aux toilettes et je fais couler l’eau dans mes mains. Je m’abreuve ainsi, comme en camping sauvage près d’un ruisseau.

— Aaaaah ! Voda ! VOODA !

— Da, da, voda, câlisse de tabarnak !

— Adrnak ?!

— Arnak mezen, ciboire !

— What ?!

— VODA, ESTI !

— Vodaesti ? What is ?

— Niet.

— Niet-niet voda ?

— Facture.

— Uhm ?!

— Da-da-facture.

Je mime. Facture, ciboire.

80 Hrivnas. Le quadruple de la veille. Je regarde le devis d’ingénieur qu’on me présente. On m’explique. Soupe, pain (ah ?), bitter-lemon (2x), mayonnaise, ketchup, patates, carottes, fenouil (ah !), poulet (2x), bière (grr !), verre d’eau (sacrament !). Je n’ai ni demandé ni touché la plupart des babioles dans cette liste, mais je sors la tune et je jette tout ça sur le comptoir. Je fixe l’« interprète » dans les yeux et je lui dis :

— Extra-supplément !

— What ?!

Je sors des billets, un à un, des billets d’un et de deux Hrivnas.

— Sel. Poivre. Serviette. Assiettes. Fenêtre. Moquette. Air. Usure de chaise et nappe. Ustensiles.

— Niet-niet.

Elle proteste, toute honnête, traduit à la serveuse tout en tentant de me remettre mon argent, mais je continue… Un billet à la fois…

— Aquarium. Musique. Talons-hauts. Chiro. Costumes. Logo. Papeterie. Éclairage. Ciel. Porte. Frais d’émission de facture. Frais de résiliation d’abonnement. Frais de location (3h). Frais légaux. Frais autres. Elles croulent sous les billets. Y en a pour… trois dollars ! Finalement :

— Frais d’adieux définitifs et irrémédiables.

Je pose sur le comptoir une pièce roumaine de 10 bani. Elles ont le culot de la ramasser d’un air dégoûté :

— What is ?

— Love.

— Uh ? What is !?

— All you need, babe. All you need.

© Éric McComber


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