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Le pamphlet athée de Christopher Hitchens

Publié le 28 juillet 2009 par Savatier

 Les évolutions du phénomène religieux entraîneraient-elles aujourd’hui une redistribution des cartes ? Sur notre rive de l’Atlantique, la laïcité à la française, qui constituait un pilier de la République que l’on pensait intangible, risque de se fissurer sous les coups de bélier conjugués des discours du Latran et de Riyad faisant la promotion d’une « laïcité positive » qui laisserait volontiers penser que la seule raison serait insuffisante pour fonder une éthique. Dans le même temps, sur la rive opposée, dans une Amérique qui offre depuis les années 1990 l’image d’un Oncle Sam confit en bigoterie, plusieurs essais nettement hostiles aux religions connaissent un succès de librairie sans précédent. Dieu n’est pas grand (Belfond, 324 pages, 21 €), sous titré sans ambiguïté « Comment la religion empoisonne tout », de Christopher Hitchens, en offre l’un des exemples les plus frappants.

Ce journaliste britannique, dont l’esprit brillant et les articles au vitriol sont appréciés autant que craints dans le monde anglophone, n’a rien d’un anticlérical ordinaire que ses adversaires pourraient facilement discréditer. Né anglican, élevé chez les Méthodistes, converti à l’orthodoxie grecque à l’occasion d’un mariage, puis remarié par un rabbin, il fut choisi par le Vatican pour jouer le rôle de l’avocat du Diable lors du procès en canonisation de Mère Theresa. Par ses nombreux voyages, il a aussi côtoyé les divers courants de l’Islam, de l’Hindouisme, du Bouddhisme et s’est frotté à des sectes aux gourous plus ou moins recommandables. Sa connaissance du fait religieux ne soulève aucun doute, et c’est justement sur cette expertise acquise au fil des années qu’il fonde son combat contre toutes les formes de culte.

Pour les uns, la couverture jaune de son livre symbolisera la lumière appelée à vaincre les ténèbres et l’obscurantisme ; pour les autres, elle évoquera plutôt la couleur du souffre… En exergue, un quatrain du poète perse, musulman libéral, mathématicien et philosophe Oman Khayyâm (1048-1131) donne le ton : « Et croyez-vous qu’à des gens comme vous, / D’esprit véreux, frustrés, fanatiques, / Dieu a donné un secret qu’il me cache ? / Eh bien, qu’importe ? Croyez donc cela aussi. »

L’auteur commence par poser un postulat : « Quatre arguments contredisent toujours la foi religieuse : celle-ci présente sous un jour entièrement erroné les origines de l’homme et du cosmos ; grâce à cette erreur initiale, elle allie le maximum de servilité au maximum de subjectivité ; elle est à la fois la cause et le résultat d’une dangereuse répression sexuelle ; et elle se résume en fin de compte à prendre ses désirs pour la réalité. » Après quoi il entre dans le vif du sujet : « Dieu n’a pas créé l’homme à sa propre image. C’est bien sûr l’inverse : explication évidente de la profusion des dieux et des cultes, et des luttes fratricides au sein de chaque religion et entre elles, et qui ont tant retardé le développement de la civilisation. »

Et de dresser la liste des massacres, répressions, tortures, lapidations, simples exactions et autres guerres qui furent commis (et le sont encore) au nom de religions qui chercheraient constamment à « se mêler de la vie des non-croyants » et n’auraient « même pas assez confiance en [leurs] propres prédications pour accepter que coexistent différentes croyances. » De l’Inquisition au 11 septembre, en passant par les hallucinations du général Boykin (qui soutenait avec le plus grand sérieux avoir pris une photo montrant le Diable, lors de la sanglante expédition de Somalie en 1993 !), l’Irlande du Nord, les conflits du Proche-Orient et de l’ex-Yougoslavie, Hitchens ne manque pas d’exemples pour illustrer son propos.

Des événements récents semblent, en outre, nourrir son argumentation. En effet, les pugilats opposant popes grecs-orthodoxes et prêtres arméniens au cœur du Saint-Sépulcre ne militent guère en faveur d’une religion non violente, pas plus que les affrontements avec les Islamistes « d’inspiration talibane » qui se sont encore produits hier au Nigéria. De même en est-il des émeutes régulièrement organisées par les intégristes Juifs (les Haredim) dans les rues de Jérusalem pour imposer leur loi à des Yérosolomitains de plus en plus inquiets – ils surnomment le quartier qu’ils occupent « Little Teheran » ! Leur milice religieuse, dont les femmes sont le plus souvent la cible, ne semble avoir rien à envier aux « brigades pour la répression du vice et la promotion de la vertu » de certains Etats théocratiques musulmans. Quant aux guerres contemporaines, le propos de Bernard Kouchner installant avant-hier un pôle « religions » au Quai d’Orsay est accablant : « Toutes les guerres que j’ai connues comportaient à des degrés divers des histoires de religion. »

L’auteur s’en prend encore aux tabous alimentaires et sexuels, non sans souligner avec ironie : « Rien – de l’homosexualité à l’adultère – n’est jamais sanctionné sans que ceux qui décrètent l’interdiction (et exigent de sévères châtiments) aient un désir réprimé de succomber à la tentation même qu’ils condamnent. » Il dénonce l’attitude des religions envers la médecine dont elles se sont souvent attachées à combattre ou ralentir les progrès. Il fustige la circoncision (si à la mode de nos jours chez les chrétiens américains) et l’excision, responsables de morts par septicémie et de dysfonctionnements sexuels ; il qualifie « d’immorale » ces pratiques imposées à des enfants incapables de donner leur consentement.

Il met également en lumière l’approche mortifère des sectes millénaristes et des marchands d’apocalypse – marchands étant le terme approprié, si l’on se réfère aux fortunes qu’ils soutirent à leurs fidèles et aux gogos sous forme de dons et de produits dérivés. Voilà qui n’est pas sans rappeler le mot cruel de Baudelaire : « Dieu est un scandale, mais un scandale qui rapporte. » Véritables alchimistes du malheur, ces marchands transmutent le moindre séisme, le premier cyclone venu, en punition divine, comme l’Eglise exploitait les épidémies au Moyen-âge. Pourtant, remarque l’auteur, tornades, foudre et raz de marée frappent aveuglément, jusqu’aux lieux de culte eux-mêmes, phénomène qui permet de réfuter, depuis Lucrèce, leur prétendue origine divine et d’expliquer pourquoi clochers et minarets sont aujourd’hui équipés de paratonnerre…

Lutte contre la raison, endoctrinement des plus jeunes, incitation aux comportements sadomasochistes, à la culpabilité généralisée, au racisme, interdits arbitraires, délires du créationnisme figurent encore au menu de cet essai à dessein polémique. Pour autant, Christopher Hitchens ne s’en tient pas au pur pamphlet, genre qui pourrait, par ses excès, trouver ses limites et éroder la légitimité de ses arguments. Il se livre à une analyse fine des Ecritures pour mieux en souligner ce qu’il identifie comme les contradictions, les incohérences, les erreurs au regard des connaissances scientifiques contemporaines, les traductions tendancieuses, les ajouts postérieurs aux textes originaux, autant de preuves, avance-t-il, qu’il s’agit là de créations non pas divines, mais bien humaines qu’il qualifie à plusieurs reprises de « bricolages » destinés à imposer des « révélations ».

Quant aux figures marquantes des XXe et XXIe siècles, il se charge d’en déboulonner les statues trop hâtivement élevées à son goût. Martin Luther King ne trouve grâce à ses yeux, comme Jean-Paul II, que par son action politique ; Mère Theresa, dont il connaît particulièrement bien le dossier, se trouve copieusement étrillée, témoignages et documents à l’appui, ainsi que Gandhi et le Dalaï-lama. Un chapitre plus généralement consacré à l’Histoire instruit le procès de l’implication des religions dans le génocide du Rwanda et de leurs complicités avec les principales dictatures non communistes du XXe siècle. Même la théologie de la Libération d’Amérique latine se trouve épinglée. Nul doute que l’auteur pourrait partager à l’égard des partisans de ce mouvement le sentiment qu’exprimait avec malice (en 1834) Théophile Gautier dans sa préface de Mademoiselle de Maupin : « Quelques-uns [des tenants de la vertu] font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale. »

Enfin, et ce n’est pas l’idée la moins intéressante développée dans cet essai, Hitchens souligne, comme Michel Onfray avant lui, qu’il n’est pas nécessaire d’être croyant pour développer une éthique. Exemples à l’appui, il réfute le mot de Dostoïevski selon lequel « Si Dieu est mort, tout est permis » ; il s’applique à démontrer que les religions peuvent conduire à de comportements immoraux (« l’intransigeance et le dogmatisme sont l’ennemi moral du bien », souligne-t-il), tandis que les non-croyants savent, autant que les autres, obéir à une morale, laquelle, simplement, n’aura rien de commun avec la « moraline » de Nietzsche.

Erudit, Dieu n’est pas grand en appelle aux grands noms de la littérature, de la philosophie, des Lumières et de l’Humanisme : Voltaire, Shakespeare, David Hume, Spinoza, Heine, Montesquieu. Ce livre incisif et parfois violent surprendra peut-être le lecteur français, habitué à une approche structurée, intellectuelle, ponctuée de nombreuses références ou notes de bas de page. Le style adopté ici par Hitchens tient en effet davantage de la conversation, de la promenade qu’il organise, au fil des chapitres autour des différents thèmes qu’il aborde. Ce parti pris, parfois déroutant, n’est toutefois pas sans avantages : il rend la lecture de l’essai fluide et d’autant plus facile que l’auteur ponctue son texte d’un humour souvent grinçant (un trait qu’il partage, sur un sujet similaire, avec Michel Onfray). On regrettera cependant que cet humour ne soit que partiellement rendu par une traduction qui, parfois, peine à convaincre (surtout, curieusement, dans la première moitié du livre). On reprochera sans doute à Hitchens d’utiliser des textes sacrés, pour servir sa thèse, la même lecture littérale qu’en donnent une partie des religieux auxquels il entend s’opposer. Il faut probablement y voir une volonté de les combattre à armes égales.

Lucide, l’auteur est tout à fait conscient que le phénomène religieux reste, encore pour longtemps, solidement ancré dans les sociétés humaines : « Sigmund Freud avait parfaitement raison de décrire, dans L’Avenir d’une illusion, la pulsion religieuse comme fondamentalement indéracinable, jusqu’à ce que – ou à moins que – l’espèce humaine parvienne à vaincre sa peur de la mort et sa tendance à prendre ses désirs pour la réalité. »

Ce penseur majeur de l’athéisme sait également qu’une laïcité intégriste ne saurait constituer un moyen de défense efficace. En revanche, il en appelle à l’Humanisme des Lumières comme système de pensée, afin que soit respecté le droit de ne pas croire et que la société résiste aux pressions de minorités qui tenteraient d’imposer leur vision du monde à tous – un danger réel, avance-t-il, pour l’humanité : « Face à ces phénomènes sinistres et grotesques, la solution n’est pas la chimère de la dictature séculière, mais la défense du pluralisme laïque et du droit de ne pas croire ou de ne pas être obligé de croire. Cette défense est devenue aujourd’hui une responsabilité urgente et incontournable : il s’agit même d’une question de survie. »

Illustrations : Christopher Hitchens - Interrogatoire de l’Inquisition espagnole, gravure - Michel-Ange, La Création, détail.


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