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"Trois figures d'oubli", de Joël-Claude Meffre (lecture d'Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Meffre « Trois figures », trois personnes plutôt que personnages ; le titre est explicite mais il faut entendre « figures » dans un sens laudatif. « D’oubli », étrange : tout ce livre est de mémoire et aurait pu tout autant s’intituler figures tracées, ou traces figurées… Au long de ces trois suites poétiques, nous ne sommes pas dans la violence du deuil, mais plutôt dans un tâtonnement autour de ce qui reste. N’oublions pas que J.C. Meffre est par ailleurs archéologue.
Trois figures s’effacent, sont effacées, seront effacées… mais pas de mélancolie en soubassement du poème. Il ne se développe pas vers l’élégie, le lyrisme de la perte, la dramaturgie de la séparation… Non, cette éclipse définitive de l’autre, sauf dans la mémoire du poète (elle-même sue temporaire) est comme acquise, posée. En ce sens, ces trois figures sont très différentes de celle qui est au centre de Respirer par les yeux (éd. Wigwam, 2008). Dans ce livre chez Tarabuste, le détachement est accompli, reste à savoir quoi exactement s’est détaché comme bloc obscur d’absence.
Dans le premier ensemble, Lui, montagne, Meffre évoque un vieil homme qui vit seul dans un vallon, en étroite relation avec la montagne. La prose éclatée, semée d’ellipses, convient bien à la rugosité simple de cette vie. Très peu de paroles sont échangées lorsque le poète arpente cette terre avec cette première « figure » : «  On enjambe ensemble ces dépôts de bois morts. Tant de pins sont couchés dans les pentes, troncs abattus, amas de branches. // « Cimetière, la montagne ! » a-t-il crié, souvent. // …il balbutie des mots ; ça cascade de sa bouche. Ca fait des cris. Ca se crispe sur sa figure. //… il avance devant moi. » (p. 20) A plusieurs reprises, on pense au Panturle de Giono, à la fois asocial, anhistorique, et en osmose intime avec le milieu naturel. Aucun pathos misérabiliste ou dérive mystique ou érémitique, cependant. L’homme aime écouter la musique particulière du pylône EdF, mais il assume sa relégation (choisie ?) hors histoire. Même sa mort est sans drame (p. 17) ; un simple effacement du vivant dans le continu des choses, du paysage : « Derrière la maison, un drap de lit a subsisté sur le fil à étendre, / bien des jours après sa mort, //imprégné de l’air de la vallée // que le vent a fini par décrocher. » (p. 23)
La seconde figure, qui occupe la partie centrale du livre n’est expressément indiquée que par le sous-titre du poème : « Tombeau pour André du Bouchet ». C’est une suite de proses courtes, toujours marquées par le suspens et l’ellipse, mais sans aucun désir d’imitation de la langue poétique du poète d’Air. L’ensemble des séquences est construit comme un pèlerinage, presque un récit flou, mais chronologique : les hêtresdu haut, la campagne enneigée, l’église, le cimetière, la tombe, le départ vers le fond de la vallée. Dans l’évocation du paysage, l’économie d’éléments en même temps que la force des détails (cette  « traînée de sang d’un dépeçage » dans la neige, oubien « Dans la flaque d’huile d’un moteur, sur la tourne du champ, macèrent quelques reflets du ciel ») rappellent la quête de la grande nature visée par la poésie de du Bouchet. Mais tout reste discret, feutré : face à la tombe du poète, pas d’éloge funèbre, juste le geste de redresser le vase contenant un bouquet d’iris bleus que le vent avait fait tomber. Et la simplicité de cette tombe, à peine un tertre de terre, ramène Meffre au temps long : « Les tombes se disloquent à l’insu l’une de l’autre, avec le temps. La plus dépouillée ne se distingue déjà plus, il n’y a que le sol plat. » (p. 82) L’œuvre de du Bouchet est dans le temps long, mais il n’y a pas de durée pour la « dépouille » : le poète est redevenu presque anonyme, même si pour « encore un moment (…) une main redressera la dalle de schiste, si elle a glissé de côté. »
La troisième figure ramène explicitement à l’enfance de l’auteur : une visite avec sa mère à « Aniès », « femme de la montagne », qui n’est pas sans rappeler l’homme du premier poème du livre. Gens simples, gens ancrés dans une terre et des croyances qui n’ont plus cours mais ont hanté la mémoire de l’enfant : « …perforer d’aiguilles un foie d’agneau et puis longtemps laisser bouillir. Ils l’ont fait un matin de janvier. D’un coup, tout s’était éteint, les chiens s’étaient calmés, tout autour. Le renvoi était fait. » (p. 99) Un monde révolu où le magique était encore présent, la peur panique d’un surnaturel diffus et puissant, la force des mots, aussi : « Les mots portaient la force de ce qui venait du dedans de ce qui avait été porté à dire. On les crachait dans les herbes rases et ça prenait feu, et on écrasait avec le talon. » (p. 101)
A travers la figure d’Aniès, le poème fait revenir, à la fois flou et net autant que la mémoire de l’auteur, un monde disparu dans lequel le lien homme/nature était ancestral. Ces « figures d’oubli » emportent avec elles une éternité fausse mais durablement crédible, qui n’a pas résisté à l’accélération de l’histoire et des techniques :
« Des feuilles remuent aux peupliers sous les souffles. C’est toujours, ainsi avec les peupliers. Ca peut s’animer soudain en haut, frémir tout le long, gagner le bas d’un coup ensuite. Et puis, à peine y a-t-il encore un froissement de-ci de-là. Arbre aux souffles. Avec faibles paroles. Arbre aux petites facettes bruissantes, miroirs des souffles. » (p. 98)
Voilà peut-être ce que la poésie peut donner encore à entendre dans un monde presque sourd, saturé.
Contribution d’Antoine Emaz
Joël-Claude Meffre
Trois figures d’oubli
Tarabuste éditeur, avril 2009,
110 pages, 11 euros.


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