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Renée DUNAN. LETTRE SUR LA BIBLIOPHILIE

Par Bruno Leclercq


Renée DUNAN. LETTRE SUR LA BIBLIOPHILIE
En 1925, c'est à l'occasion de la vente de la bibliothèque d'un écrivain contemporain, que dans une de ses Lettres intimes publiées dans la Revue des Lettres, Renée Dunan explique à un ami américain les us et coutumes bibliophiliques de certains critiques et écrivains français.

Lettres intimes de Renée Dunan


Mr. G.-H. Warrenly,
624, Agass str.,
Philadelphie, U. S. A.


Mon cher Monsieur,
Vous voulez bien me demander mon avis sur cette vente de livres signés que fait en ce moment un écrivain Français notoire. Je crains en effet qu'en dehors de mon pays, le sens exact et la morale de cette histoire ne soient pas facilement saisissables.
Il me faut dire toutefois au préalable comment s'organisent ici les rapports entre les gens de lettres et les amateurs. D'abord, ainsi que vous le savez déjà, la littérature, à Paris, constitue un milieu très spécial, différencié, et foncièrement retardataire en tout ce qui concerne l'évolution intellectuelle du monde contemporain. Vous n'avez pas été, par exemple, sans constater que les imprimés seuls, en France, échappent au système métrique, et qu'on compte la mesure des lignes, comme le corps des caractères d'imprimerie, selon des us datant de la Renaissance. C'est symbolique. Voici donc comment l'écrivain, ayant publié un ouvrage opère devant ses confrères : il prend chez l'éditeur un certain nombre d'exemplaires, dits de service, et les revêt de dédicaces variées, pour deux catégories de personnes : 1° ses amis ; 2° les critiques de la Presse. Vous reconnaissez bien là un état d'âme absolument paléolithique. Le bottier ne chausse pas gratis ses amis, ni le restaurateur ne les nourrit. L'écrivain, lui, le ravitaille d'esprit pour rien. A Paris, si l'on connaît, même de loin, un écrivain, on se croirait déshonoré d'acheter ses oeuvres. Il faut qu'il vous en fasse cadeau. C'est de tradition. Quant aux critiques, l'auteur les amadoue d'avance par des dédicaces bourrées d'adjectifs admiratifs et de platitudes à la façon du grand siècle. Il offre, en quelque sorte, le gâteau de miel de Cerbère... Tout ceci – entre parenthèses – vous dira pourquoi la critique Française est si médiocrement représentée d'apparence, hormis trois ou quatre noms. C'est que notre race garde de l'ancien régime et de ses « largesses » un goût incoercible des cadeaux. C'est une véritable psychose. Aller gratis au théâtre, recevoir gratis des livres nouveaux sont l'objet de cent mille désirs. Et dans la mêlée des concurrents, toujours l'emportent les plus avides, non point les plus riches de talent. On peut donc dire que dans la presse française, quatre-vingt-quinze pour cent des critiques sont uniquement des amateurs de livres que leur passion seule poussa là où l'on en reçoit. Le reste représente les lecteurs désireux de parler avec loyauté des ouvrages qu'on leur envoie. Comme du désir au fait, il y a encore un fossé, cela dit le nombre encore plus réduit des critiques informés, sincères et loyaux. Vous voyez d'ailleurs de nombreux périodiques où l'on annonce qu'il sera parlé seulement des ouvrages envoyés en double ou en triple exemplaire. Il s'agit là de critiques ayant composé avec des concurrents. Ils écrivent, mais ceux qui leur cédèrent la place ne l'ont fait qu'à condition de goûter aussi à la manne...
Evidemment un désir aussi véhément donne une constante plus value aux livres dédicacés et signés. Il est peu de maisons d'éditions pour mettre en circulation plus de trois ou quatre cents services. Or, il y a cinq ou six mille amateurs, rien qu'à Paris. Voilà donc la dédicace devenue une valeur matérielle. Mais la dédicace ne suffit bientôt plus aux amateurs les plus passionnés. Ils veulent encore des documents sur l'oeuvre, une lettre de l'auteur, ou une lettre sur l'auteur d'un autre auteur connu. Les plus ardents constituent même tout un dossier sur l'ouvrage et celui qui le signa. Ici, la matière, bien entendu, n'a plus de limites. On peut annexer dix, vingt, cinquante pages manuscrites à un livre. On le fait donc relier – de préférence bellement – avec tout ça. L'ouvrage est devenu une pièce unique, un exemplaire précieux et désiré. Et comme la bibliophilie est une charmante manie qui s'illimite à mesure qu'on la satisfait, l'exemplaire unique, enrichi de documents manuscrits, tentera les plus riches amateurs et le jeu de la concurrence lui donnera une cote très élevée...
Le collectionneur critique jouit donc des deux plus grandes satisfactions auxquelles le Français soit sensible, il reçoit gratuitement des choses rares et il peut s'enrichir à les garder...
L'auteur dont vous me parler, et qui vend sa bibliothèque, fut un collectionneur habile, soigneux, passionné et pour qui la notion de valeur ne restait jamais vaine. Il possède donc plusieurs centaines d'oeuvres introuvables, datant, les unes de la jeunesse d'hommes devenus illustres, les autres de choix bien faits parmi les publications à tirage restreint des trente années ultimes. Il a enrichi tout cela de textes originaux, lettres ou critiques, et même de pièces dont il est l'auteur. De ce chef, sa collection a une valeur énorme et l'on pense qu'elle va se vendre plus d'un million.
Dans le temps que je vous écris, au surplus, dix, cent, mille amateurs l'imitent et annexent sans répit des documents manuscrits à leur bibliothèque. Dans dix, vingt, trente ans, ils feront eux aussi « leur vente ». Auront-ils gardé, dans le fouillis des parutions quotidiennes, les ouvrages destinés à « faire prime », la plupart, non ! C'est qu'il faut là un flair rare, et un peu répandu. Qui donc, lorsque parurent les Pleureuses de Henri Barbusse, devina que cet écrivain deviendrait un des plus illustres de l'ancien continent ? Tous les jours, je reçois des livres et les feuillette en me posant cette question : L'auteur a-t-il de l'étoffe ? C'est difficile à deviner. Non, certes que je songe à constituer une bibliothèque pour la vendre. Ce sont procédés de gagne-petit et de caque-deniers à la mode des rustauds. Mais il me plaît deviner une futur célébrité. Peu d'écrivains débutent dans un puissant tumulte. Il faut flairer le génie. Evidemment c'est une besogne d'éditeur, car tous voudraient engager – et par un long contrat léonin – un futur auteur à succès, tant que sa timidité débutante coupe les ailes à ses exigences. Mais en réalité aucun éditeur n'a prévu jeunes les grandes gloires de la littérature. Certains ont voulu les imposer. Ceci n'est plus que du négoce. C'est d'ailleurs du meilleur.
Voilà donc comment la bibliophilie, telle qu'on la comprend en France, crée l'état d'esprit dont le témoignage alla jusque chez vous. Je ne saurais vraiment donner, comme vous me le demandez, une appréciation morale de cette aventure. Tout ce qui prouve un individualisme vétilleux et passionné, tout ce qui attente rudement aux hypocrisies sociales, et prouve un caractère fortement gravé me plaît. Dans l'acte dont il s'agit, certaines de ces vertus sont apparentes, et je ne puis ici qu'approuver. Mais il y a d'autres motifs moins purs : la vanité, d'abord, caractéristique de notre milieu, si souvent écoeurant de prétention naïve, et enfin, la cupidité, qui, elle...


Renée Dunan.

Revue des Lettres, N° 5, 15 juin 1925


La Revue des Lettres, paraît le 15 de chaque mois. Directeur Georges Barbarin. N° 1, février 1925 - ?


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