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Pierre Michon, dixième

Publié le 05 août 2009 par Irigoyen
Pierre Michon, dixième

Pierre Michon, dixième

« Dans Joseph Roulin, il y a la confrontation de deux grands et beaux mythes du XIXè : celui de l’Art et de la Révolution » dit Pierre Michon dans Le Roi vient quand il veut. Déjà ! devrions-nous dire puisque ce livre paraît en 2002, c'est-à-dire sept ans avant Onze qui « évacue sous l'esthétique le problème politique » – Interview dans Le Matricule des Anges, Mai 2009 -, le problème de la Révolution.

Ici, l'Art pictural est celui de Vincent van Gogh. La Révolution, c'est celle dont rêve Joseph Roulin, fervent militant socialiste dont on connaît le portrait réalisé en 1888.

Pierre Michon, dixième

« Roulin avait grandi sous l'Empire, à l'époque où la république était vraiment interdite ; quand plus tard elle fut là, instaurée pour de bon et en quelque sorte obligatoire, il la décréta de nouveau non avenue, car quand on la déclara, quand elle eut un président visible et un drapeau visible, le prince Roulin demeura invisible ; il la reporta donc, la remit aux calendes, au Grand Soir sans doute avec son drapeau rouge sous lequel enfin, patent, le prince folâtre se manifesterait et laisserait là la défroque du vieux Roulin. Cet avènement, je me demande si le facteur Roulin réellement le souhaitait, car il savait trop que ce prince gai était un prince féroce ; il avait du goût pour la vengeance, et il arrivait qu'au terme de longues journées d'humiliations il apparût dans la cuisine, jeune toujours mais non pas batifolant, long comme un jour sans pain, pâle, romantique, compassé, coiffât impeccablement le grand chapeau à plumes noires de Fouquier-Tinville, et par-dessus la tête de la mère Roulin accablée qui ne le voyait pas, lût les noms de la prochaine charrette. La république était une chose féroce : et qu'il aimât cette sauvagerie impeccable, cette promesse de plumes noires à rayer, voilà surtout ce qui jadis avait estomaqué le bon petit Roulin. »

C'est avec ce livre que j'ai pris soudainement conscience du nombre assez important de points-virgules dans les livres de Pierre Michon. On peut d'ailleurs se demander pourquoi l'écrivain y a encore recours. Par attachement à une certaine forme de classicisme littéraire ? Pour le moment il n'y a que dans le numéro 12 de la revue Siècle que j'ai trouvé quelque chose, un début de réponse. Pierre Michon qualifie ce signe de ponctuation de « colonnes ». Si l'on retient comme fonction du point-virgule qu'il sépare des propositions indépendantes dans la phrase alors on en conclura que l'édifice construit par Michon est considérable.

Considérable, oui, parce qu'à l'intérieur de ces segments résonnent des voix différentes comme le dit l'intéressé dans Le Roi vient quand il veut.

« Je suis celui qui peint mais aussi qui raconte, le témoin, l’humble narrateur, le curé Carreau ou le facteur Roulin ; et je suis enfin une troisième voix qui apparaît çà et là dans mes textes qui est moi sans doute, l’écrivain, le gratte-papier qui est mangé par l’ombre, tout au fond du tableau. »

Exemple ici où j'entends à la fois le narrateur humble, l'écrivain mais aussi le facteur lui-même :

« Il épousa et engrossa Augustine, cajola et engueula Armand, Camille et Marcelle issus d'Augustine, eut un jardin où biner des laitues. Cela lui donna un brin d'apparence, car il ne suffit pas en ce monde d'être facteur, ou entreposeur, comme si ce n'était pas déjà assez tuant, encore faut-il être un facteur rouge ou blanc, avoir des idées et ce fourre-tout de hasards, de poses et de paroles rebattues qu'on appelle un caractère. »

Plus loin :

« Ainsi c'était un grand peintre ; quelqu'un donc dont les tableaux doivent être vus par tout le monde parce que bizarrement, pour opaques qu'ils paraissent, ils rendent les choses plus claires, plus faciles à comprendre ; quelqu'un qui aurait pu être riche finalement, car ces bricoles atteignent des prix exorbitants. Et bien sûr Rolin se demande qui a décidé que c'était un grand peintre, car ça n'avait pas l'air d'être décidé du temps d'Arles, et comment ça s'est fait, cette transformation. »

Un jour, un jeune homme rencontre Roulin et lui demande de vendre le tableau, car dit-il, il a été réalisé par un grand peintre :

« Il devait à ce jeune homme d'avoir connu un grand peintre, d'avoir vu et touché une chose en quelque sorte invisible, pas seulement un misérable à qui on donne des confitures. Et ce jeune homme, qui avait appris à se servir de l'argent comme on le voyait à son veston, à ses gestes, à ses politesses, saurait faire usage de ce tableau qu'ils avaient, ça lui ferait plus de profit. Bien sûr il était un peu truand, comme ils le sont tous. »

Ce que Roulin consentira mais...

« Il donna la tableau, à condition toutefois qu'on sût que celui-ci avait en premier lieu été donné par l'artiste en personne à Monsieur Joseph-Étienne Roulin, chose qu'on pouvait faire graver par exemple au bord du cadre. »

Cette façon de multiplier les voix dans un récit, ce questionnement sur l'art et son éventuelle valeur, cette interrogation quant au regard porté sur une œuvre, ces liens entre petite histoire et grande Histoire... tout cela montre à quel point Pierre Michon réussit à installer le mouvement du monde dans ses écrits :

« Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ? Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens ? Est-ce que ce sont nos cœurs qu'un rien séduit, qu'un rien éloigne »

Et la plupart du temps, ce qui est d'ailleurs extrêmement plaisant, c'est qu'il n'y a pas de prétention, de posture chez cet écrivain. Il n'y a que des interrogations. Bien sûr, Pierre Michon trouve parfois des réponses...

« Le pouvoir né de la création artistique réussie est bien plus grand que le pouvoir politique. Il est plus petit, mais il est plus grand parce qu'il s'adresse aux populations pour beaucoup plus longtemps. Tous les politiques veulent faire un livre : le pouvoir est là ! Le pouvoir politique c'est le pouvoir guerrier, c'est un pouvoir difficile à assumer. Depuis la mort de Dieu, le pouvoir qui supplante le pouvoir politique et économique, c'est la pouvoir sacerdotal. L'artiste vient à la place du prêtre : c'est celui qui branche sur le tiers absent. » (Le Matricule des Anges, mai 2009)

... mais au final, une réponse donne naissance à une autre question.

Là encore, ça s'appelle le mouvement.


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