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Elle était belle, la vieille...

Publié le 23 juillet 2009 par Desfraises
Voici un texte que m’a confié Jasper. « Une interprétation d'une relation rare et précieuse à laquelle, bien malgré toi, tu as pris part » m’a-t-il écrit.
Elle était belle, la vieille, toute cassée, pliée en deux par les ans et ses excès.
Elle était belle, avec sa canne et son Kelly, assise au soleil.


Elle était cognée la vieille, sous le soleil, elle soliloquait avec la diction d’une Sarah Bernhardt.


Elle était cognée, mais quand je passais devant elle, elle levait la tête et me souriait.


Elle m’a touché, la vieille, son sourire l’illuminait et me rendait vivant dans sa photo.


Elle m’a touché en répondant à mes bonjours par un « tu es jeune et beau encore », un « t’es un gentil toi, t’es un doux » et son regard fuyait, inlassablement vers son passé, son intériorité.


Je l’ai rencontrée, un jour, à l’entrée du bâtiment dans lequel je travaillais.


Elle était alors dans un autre service, et nos rencontres furtives, devant la porte du bâtiment, m’emplissaient de toute sa jeunesse.


Elle me toisait du haut de ses quatre-vingts ans.


Elle n’était plus très jeune et pourtant, dans son regard tourné vers moi, je la devinais à vingt ou quarante ans, une femme si belle que mes yeux s’en émouvaient.


Un jour,


Assise au soleil, toute cassée avec sa canne et son Kelly, elle m’a regardé et m’a dit : « toi et moi, on va se connaître ! »


Elle était cognée, la vieille, mais ce jour-là, elle savait. Elle était là.


Peu de temps après, je me suis occupé de son transfert. Lorsqu’elle m’a vu arriver, elle qui ne voulait pas partir a dit : « bon, on s’en va maintenant ! Je n’ai plus rien à faire ici ».


J’ignorais alors si elle pensait que j’allais la faire sortir de cet endroit ou si, m’y voyant, elle consentait à changer de service.


Je lui ai pris la main. J’ai porté son immense valise. Quatre-vingts ans, ça ne voyage pas léger. « Je m’appelle Jean-luc », lui dis-je. « Je sais », dit-elle, « il y a longtemps que je te regarde. J’ai encore de très bonnes oreilles, tu sais. »


Je l’ai installée dans sa nouvelle chambre, baignée de soleil.


Elle était cognée, la vieille, mais qu’elle était belle, assise dans le soleil.


J’ai attendu puis j’ai pris congé. Elle était belle, assise, toute cassée avec sa canne et son Kelly, regardant le ciel et baignée de soleil.


J’étais dans sa photo, elle était entrée dans la mienne, la vieille.


Une ébauche de relation, une reconnaissance de l’un par l’autre et de l’une par l’un.


Qu’elle était belle, la vieille, toute cassée avec sa canne et son Kelly.


Ce soir-là, pour la première fois, j’ai ramené un patient dans ma tête.


Qu’elle était belle, couchée, rassurée avec sa canne et son Kelly.


Des mois durant, elle est restée à l’hôpital, toujours cassée, toujours cognée, mais toujours belle, ma vieille.


Le ciel était passé, repassé du bleu au gris, mais qu’elle était belle, ma vieille, avec l’été dans son regard et ses mains douces sur mon visage.


Elle me racontait son permis de conduire, en mille neuf cent quarante-sept, Copenhague et ses hivers de neige, la Chine, l’Amérique, l’URSS, les Indes et l’Asie.


Qu’elle était belle, ma vieille, de moins en moins cognée et de plus en plus proche.


Qu’elle était belle, le jour de ses quatre-vingt-deux ans. Restaurant thaï et deux jours passés à s’apprêter. Coiffeur, manucure, esthéticienne.


Ce soir-là, ma main dans la sienne, elle était belle, toute cassée avec sa canne et son Kelly.


Elle a pleuré, ma vieille, lorsque j’ai déposé un baiser sur le plat de sa main.


Et puis un jour, j’ai découvert un blog. Le blog d’un mec un peu barré, drôle et touchant.


Il nous offrait une part de tarte aux fraises du Sud-Ouest. Parce qu’il partait en vacances, il nous laissait ouvrir son réfrigérateur.


Elle était belle, ma vieille, assise dans son salon, assise dans le soleil avec sa canne et son Kelly.


Elle riait en lisant articles et commentaires. Ecoutant Nina Simone ou Shirley Horn, elle devenait pensive. Qu’elle était belle alors, ma vieille.

Elle me demandait régulièrement de venir la visiter avec l’ordinateur portable pour avoir des nouvelles de Laurent.

Lui aussi avait été élu, reconnu, et était entré dans son monde à elle.


Son monde fait de souvenirs et de curiosité d’un nouveau monde qu’elle ne reconnaissait plus mais où elle aimait se promener.


Elle était belle, ma vieille, avec sa canne et son Kelly, toute cassée mais de moins en moins cognée.


Elle me parlait de ce blog comme s’il s’agissait d’une personne à part entière. Elle disait que : « Oh_le_beau_jour » c’était un joli nom pour une fenêtre si rigolote.


Nous avons passé beaucoup de temps en restaurants, concerts, opéras, théâtres. Dans les bars de temps en temps.


Elle m’appelait six à huit fois par jour.


Puis une nuit, elle m’a appelé parce qu’elle avait mal au ventre. Hôpital, intervention, et catastrophe.


J’y allais deux fois par jour, lui portant des fleurs, tulipes blanches et jonquilles – même ça, nous l’avions en commun.


Un soir, elle me prit la main. Une larme étincelait dans son oeil droit. Elle m’a dit : « Je ne peux plus t’aimer d’amour alors je t’aime très fort d’amitié ».


Elle m’a aussi demandé de dire au revoir à mes parents et d’embrasser très fort les filles de ma soeur, ainsi que ma soeur et mon beau-frère ; « il est tellement gentil, Michel ».


Le lendemain, au soins intensifs, intubée, elle ne pouvait plus s’exprimer, cette pie que j’ai eu la chance d’avoir dans ma vie.


Elle s’est éteinte, presque paisiblement le 12 mars 2009, en me laissant seul, seul de cette terrible solitude d’avoir perdu un être cher. « Une mère de Suisse », disait-elle à la mienne.


Elle était morte, ma vieille, toute cassée avec sa canne et son Kelly,


Elle reposait là dans son lit, absente. Pour toujours.


Elle était là ma vieille. Elle s’appelait Janine. Elle avait 84 ans et demi,


Baignée de soleil, immobile et absente à jamais,


Avec, sur son dernier lit, sa canne et son Kelly.


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