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18 août 1912/Naissance d'Elsa Morante

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


     Le 18 août 1912 naît à Rome, 7, rue Aniero, Elsa Morante. Elle est la fille d'Irma Poggibonsi, ― épouse d'Auguste Morante ― et de Francesco Lo Monaco. Elsa grandit dans le quartier populaire du Testaccio, entre sa mère, d'origine juive, institutrice, son père putatif, instituteur dans la maison de redressement « Aristide Gabelli », ses frères ― Aldo et Marcello ―, et Maria, sa sœur. Son véritable père est un employé des postes sicilien. À treize ans, Elsa Morante a déjà écrit des poèmes, récits et dialogues. Mais aussi des contes publiés dans des journaux pour enfants. À dix-huit ans, elle quitte sa famille mais son manque de ressources la contraint à abandonner aussi la faculté des lettres. Elle gagne sa vie en donnant des cours d'italien et de latin. En 1941, elle épouse Alberto Moravia, dont elle se sépare en 1962.

     Les premiers récits d'Elsa Morante remontent aux années trente ― de 1933 à 1941 ―, époque où, écrivain précoce, Elsa Morante développe une importante activité de feuilletoniste. De sa collaboration avec le Meridiano di Roma datent L'uomo dagli occhiali, Il gioco segreto, La nonna e Via dell' angelo, récits qui seront rassemblés dans les recueils de nouvelles Il gioco segreto et Lo scialle andaluso.

     De nombreux autres récits ont jadis été mis à l'écart par la romancière. Sans doute parce que ces récits, écrits de jeunesse tout imprégnés de l'imagination et des fantasmes d'Elsa Morante, tournent résolument le dos au futur. Pourtant, ces Récits oubliés, tirés de l'exil où ils ont longtemps été tenus, annoncent la grande voix que fut celle d' Elsa Morante, romancière. Mensonge et sortilège, L'Île d'Arturo, La Storia, Aracoeli, romans résolument ancrés dans le XIXe siècle, puisent leurs racines dans ces récits de jeunesse, qui en sont en quelque sorte le creuset.

Noir
Ph., G.AdC

RÉCITS OUBLIÉS


     Récemment publiés en français (avril 2009) aux Éditions Verdier, excellemment traduits par Sophie Royère pour la collection « Terra d'altri » dirigée par Martin Rueff, les Récits oubliés comportent quatre sections. Du « Jeu secret », « Récits dispersés », « Anecdotes enfantines », « Un récit retrouvé », auquel s'ajoute un « Appendice ». Quarante-six récits en tout, contes et nouvelles brèves, mélange subtil de vérisme et de fantastique, un fantastique nourri de l'esprit des « larves », songes et âmes qui hantent, à l'image de leurs habitants rongés par la mort, les palais décrépis du mezziogiorno. Un fantastique à la « sicilienne », en quelque sorte, inattendu, original et puissant, qui rend compte du désir d'Elsa Morante de nier le monde réel au profit du monde larvaire qui irrigue ses récits.

     La section intitulée Du « Jeu secret » reprend des nouvelles habituellement rassemblées dans un recueil de même titre. Mais la nouvelle éponyme, antérieurement traduite par Mario Fusco, ne figure pas parmi les Récits oubliés, qui procèdent cependant de la même facture et du même esprit que le Jeu secret. Dans ce récit étrange, l'univers magique de l'enfance, avec ses rêves et ses ambiguïtés, est perverti par les règles insipides et mortifères des adultes. Cet univers de fantaisie et de passion est aussi celui qu'Elsa Morante poursuit dans les Récits oubliés.

     Le premier récit de la première section ― L'écolier pâle ― donne le ton, qui met en scène un maître en proie à une forme de délire paranoïaque. Cette nouvelle, à la tonalité grinçante, amorce en final un revirement inattendu de situation. Le thème du double, qui apparaît également dans l'écriture et dans la forme du récit, est omniprésent dans ces nouvelles. Polymorphe et anamorphique, présent jusque dans le fascinant blason inversé d'Une histoire d'amour, le double est lié à la folie. Qui court sur le fil du rasoir. D'une nouvelle à l'autre. Avec la mort comme meneuse. Et comme guide. De la galerie de portraits poussiéreux, grimaçants, simiesques qui s'ouvre dès L'écolier pâle. Fantomatiques, échevelés et cruels, les marquis et leurs servantes, les cochers et leurs maîtres, les frères jumeaux, défigurés par leurs contorsions entre amour et haine, les sœurs ensorcelées et ensorceleuses et les figures allégoriques de la beauté et de la vieillesse, mènent une sarabande inoubliable, onirique et démoniaque à la fois. Entre mensonges et sortilèges, du grand Morante, assurément.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



Une histoire d'amour

EXTRAIT


     « Dieu, comme elle est belle ! pensa Paolo; et une piqûre froide la traversa, allant frapper son cœur, lui coupant le souffle. Madame, lui dit-il alors humblement, éteins la lumière. Je ne veux pas te voir », mais au même moment il s'aperçut qu'il l'avait enlacée et qu'il baisait ses maigres cheveux bouclés, ses joues fanées et parfumées de poudre, avec une douleur mêlée de désir, qui dès lors n'abandonna plus son sang, jusqu'à la dernière minute.
     Elle lançait des plaintes étouffées et s'agitait comme un oiseau pris au piège ; la fureur de l'autre, quoique violente, était désordonnée et mêlée à une tendresse inoffensive. Elle parvint donc à se libérer de lui: « Allez-vous-en, lui dit-elle, les lèvres convulsées de dégoût, allez-vous-en, malheureux. »

     Le jeune homme s'agita un peu, cherchant ses lunettes, qui étaient tombées; entre les objets allongés et blafards, il se penchait maladroitement, en tâtonnant. Quand il les eut trouvées, il recula jusqu'à sa chambre ; Giovanna vit une fois encore ses épaules un peu voûtées, maigres comme celles d'un adolescent grandi trop vite. Il s'enferma dans sa chambre, et ne revit plus Giovanna ; il vit seulement une larve d'elle, fugace et morbide, qui brûlait de fièvre et qui l'accompagna irrégulièrement durant toute la nuit.

     La chambre du jeune homme contenait quelques meubles modestes: une table de nuit grossière, teinte en noir et pleine de livres, une armoire haute et étroite avec un long miroir embué, un ou deux sièges de paille et, près du lit en bois de noyer, une petite commode sur laquelle étaient posés la Bible et le portrait de Sigrid. Je m'attarde à décrire tous ces meubles car durant toute la nuit, la larve de Giovanna se dissimula en eux, et même s'y mélangea, avec des transformations étranges et monstrueuses, mais douloureusement caressantes. Cette larve était d'une douceur et d'une cruauté sans limites ; sa ressemblance avec Giovanna était telle, et d'une clarté si pénétrante, que chacun de ses traits se marquait en Paolo avec un poinçon de pierre. Mais à peine essayait-il de l'attraper, qu'elle se dissolvait comme de l'eau, dans une sorte de rire muet plein d'horreur. Alors, il se fit respectueux au point de ne pas même tenter de l'effleurer du doigt ; cela lui valut une lutte horrible, car la moindre partie de son être, comme le feu dans le ciel, se tendait vers elle, et il devait étouffer en lui cette force qui le foudroyait. Toute la nuit, il se débattait et se tordait dans les draps mouillés de sueur, dans l'illusion que la larve ne s'apercevait pas de son délire. Il était déjà épuisé, mais sa bouche ne cessait de lui parler, d'une voix sonore comme celle qui parfois résonne à nos oreilles, nous secouant d'un rêve.

     Il la suppliait au moins de ne pas s'en aller, et de l'écouter; et elle, de temps en temps, pour l'effrayer, feignait de disparaître puis réapparaissait dans le coin, avec des yeux absorbés et perçants. Elle jouait ainsi à la manière d'une enfant, ce qui tranchait pourtant avec son visage dévasté et empli d'une sombre pitié. Mais lui ne se lassait point de discourir avec elle, même s'il savait que c'était absurde, comme les mots jetés contre les roches qui résonnent et qui, inchangés, mais avec un bruit spectral et inhumain, vous reviennent. Il savait qu'elle ne comprenait rien de la langue qu'il parlait ; mais il ne pouvait s'empêcher de bavarder et bavarder encore, sans trêve.

Elsa Morante, Récits oubliés, Verdier, Collection « Terra d'altri », 2009, pp. 104-105-106. Traduit de l'italien par Sophie Royère.



Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Elsa Morante/L’Île d’Arturo ;
- (sur Terres de femmes) 25 novembre 1985/Mort d’Elsa Morante (+ extrait de Aracoeli).



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