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la baignoire de Goethe

Publié le 19 août 2009 par Pjjp44
Bricoler à la manière de, c'est le thème d'un livre de Marck Crick génial pasticheur qui après les recettes de la soupe de Kafka demande à d'illustres écrivains de s'attaquer à l'entretien de leur maison .
exemples:
-comment poser un papier peint avec Ernest Hemingway
-comment remplacer une vitre avec Milan Kundera
-comment carreler une salle de bains avec Fiodor dostoïevski
-comment déboucher un évier avec Jean-Paul Sartre... etc
Pour clore avec distance et humour... le sujet bricolage commencé laborieusement hier, je vous propose de "réparer le robinet qui fuit" avec Marguerite Duras
voilà ce que cela donne:
"outils:
Clé universelle
Matériaux
Joint
-L'homme passe devant la maison, pour la deuxième fois.
Il s'arrête. Il sonne à la porte. La porte est ouverte, l'homme entre. L'intérieur, lumineux, est meublé de blanc.
Voix de femme:
"alors vous êtes venu."
Elle est debout. Elle regarde. Elle regarde l'évier, le robinet.
Il s'avance vers elle. Elle le regarde venir. Ses habits sont noirs.
Ses yeux brillent. Elle sourit. il fait encore un pas. il s'arrête près d'elle. D'un geste mécanique, elle désigne le robinet. Du robinet s'écoulent des gouttes d'eau qui tombent dans l'évier. Elle regarde le robinet.
La lumière baisse.
Homme, femme, robinet. L'homme s'avance. il ouvre le robinet. Le bruit de l'eau devient plus fort, des trombes d'eau tombent en écume blanche dans l'évier pour disparaître dans l'abîme, rejoignant d'autres tuyaux et canaux qui forment une grande masse d'eau, qui s'en va vers la mer. Marées caverneuses. L'homme ferme le robinet.Le bruit s'arrête. Silence. Silence brisé par quelques gouttes qui s'écoulent.
"Je crois que le joint est parti."
elle parle d'un ton sans réplique.
"Le joint est parti."
il parle.
Les gouttes tombent une par une. Prisonnières du tuyau, elles refusent d'attendre la permission de couler.
"Il le serre trop, dit-elle. il n'aime pas ce robinet qui fuit."
L'homme se courbe pour couper l'arrivée d'eau. il se redresse. Il ouvre le robinet. Brièvement, on entend le bruit de l'eau qui coule. Soudain, ça s'arrête. Les gouttes cessent de couler. Silence.
Dehors, devant la terrasse, le crépuscule descend sur la ville. La lumière s'échappe du ciel en flot, ça va vers l'ouest.
Dans le silence de la cuisine, on entend le bruit de la mer.
La mer, sans forme, sans retenue, sans robinet, au-delà de tout.
Un cri déchire le silence, on dirait une femme qui tombe.
"Qu'est ce que c'est?
-Quoi?" dit-elle.
Elle lève doucement les yeux vers lui. L'homme ne la regarde pas.
"Ce cri.
-Rien. Le cri des mouettes.", dit-elle.
ça va commencer. L'histoire entre eux va commencer.
Entre l'homme et la fenêtre, la femme avance. Sa main, comme celle d'un enfant, couvre ses yeux. Le parquet craque sous ses pieds.
Devant l'homme, le robinet. L'homme pose ses mains sur le métal brillant. Il voit la tête du robinet, au-dessus, le cache-tête recouvre l'écrou, le clapet, la bague guide, la tige du lavabo. Sous la tige: le joint aplati, comprimé, décomposé, détruit.
L'homme dévisse la pièce de métal, pour laisser apparaître un gros écrou juste au-dessus du robinet. avec une clé, il dévisse l'écrou du clapet, enlève la coupelle du robinet. il détache l'appareil ruisselant d'eau, le lui offre. La lumière danse dans ses yeux.
"Le joint est parti."
L'homme et la femme regardent, se regardent, ils attendent.
l'homme à nouveau.
"Le joint est parti. Regarde, dit-il, regarde ici."
Alors, il lui montre le joint dévasté, les ravages du temps, l'effet du calcaire, la pression créée par le robinet toujours serré, se battant pour retenir le flot, le courant. L'accumulation brutale de la force.
Alors elle comprend. Elle se retient de pleurer.
Avec un tournevis, il enlève le vieux joint, craquelé, ridé, âgé prématurément. il en prend un nouveau dans sa boite à outils;
Le joint est dans ses mains, attirant, doux, ferme, épais comme de la crème de lait. Le joint glisse doucement sur le bouton situé sur la tige, à la base du robinet. il repose le mécanisme sur le robinet, le vissant fort, il ôte le cache-tête, le couvercle lumineux dissimule le mécanisme du lavabo sous le manteau du matériau brillant.
L'homme se penche, ouvre la valve; Un reste de lumière s'épanche du ciel, dans les ténèbres. L'homme et la femme entendent l'eau revenir dans le tuyau, entendent la pression dans le joint.
l'homme resserre, ouvre le robinet, le referme. L'homme et la femme regardent. ça ne coule plus. Rien ne s'épanche.
Tout est arrêté. Contenu.
L'homme pose son tournevis dans la boite à outils;
il regarde la femme.
"Tu pleures.
-Je pleure?" dit-elle.
Silence.
Elle se tient près de lui, mais ses yeux sont perdus au loin, vers les derniers nuages flamboyants qui disparaissent, un à un, derrière l'horizon."
-extrait de: "la bagnoire de Goethe-mark Crick-"comment réparer un robinet qui fuit" avec marguerite duras-traduit par Eliette abécassis- éditions BakerStreet

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