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Pessimisme appliqué III : Dernières volontés

Publié le 05 mars 2009 par Agar

 

        Il est des haines si violentes, si dévorantes, qu’elles rendent compte d’un homme plus sûrement que l’énumération des ses amours les plus passionnelles. Ainsi Xu Men-Thôt a, sa vie durant, été connu comme « l’homme qui déteste le vélo ».

        La simple évocation, en sa présence, du Giro, du Tour de France ou d’une quelconque épreuve sportive du même ordre suffisait à le plonger dans une colère homérique de laquelle il était rare que les objets à sa portée sortissent intacts. Ses amis s’en amusaient, sa femme aussi, tout du moins jusqu’au jour où, pris d’une rage incontrôlable, il détruisit toutes les chaises de la maison, ne supportant plus de partager son toit avec un élément de mobilier affichant si ostensiblement son désir de ressembler à une selle. « Vous me narguez, vous me narguez ? Vous ne me narguerez plus maintenant ! » hurlait-il à tue tête et en chinois en fendant de puissants coups de hache les pieds des meubles à ses yeux coupables.

        Bien sûr, il ne montait jamais sur un vélo. Trop pauvre pour s’acheter une voiture, il effectuait tous ses trajets à pied, réprimant tant bien que mal les injures qui lui montaient aux lèvres lorsqu’il était doublé par un cycliste. Il perdait ainsi des heures en pénibles marches, mais aucun de ses proches ne se risquait plus à le lui faire remarquer : la fièvre homicide qui lui rougissait le front lorsqu’on lui suggérait de faire l’acquisition d’une petite reine suffisait à terrifier même les plus courageux.

        Ses crises de rage de plus en plus rapprochées prélevaient leur dîme sur sa santé : précocement épuisé, le coeur qui battait dans sa poitrine était celui d’un vieillard. A la dégradation de son corps s’ajoutait celle de ses finances : la peur de la grippe aviaire planait sur l’Asie et plus personne ne souhaitait acheter ses poulets. Il fut bientôt évident que la ferme, qu’il tenait de son père, et celui-ci de son père avant lui, ne serait pas transmise à la génération suivante. Et c’est ainsi, pathétique père Goriot suffoquant sur son lit de mort, qu’il s’excusa auprès d’un fils arrivé juste à temps pour le voir mourir : je n’ai jamais renâclé à la peine, lui dit-il, mais cela n’a pas été assez. Je n’ai rien à te léguer, mon fils, et j’espère que tu sauras accorder ton pardon au vieil homme qui t’a donné la vie, alors qu’il est au crépuscule de la sienne.

        « Ne crains rien, mon petit papa. Je n’aurai pas besoin de la ferme pour vivre. Je suis en train de monter ma propre compagnie de cyclo-pousses et le peu d’héritage que tu pourras me léguer suffira à acheter les vélos. »

        Résonna alors dans la pièce un râle comme on n’en avait jamais entendu dans le Sichuan : à la fois fort comme le cri d’un homme au faîte de sa colère et faible comme le dernier souffle d’un agonisant.

        Il y eut des pleurs lors de la veillée funèbre. On parlait du défunt, un homme bon, bon à tel point qu’il avait souhaité léguer son corps à la science, espérant pouvoir, par delà la mort, contribuer à aider le Parti et la Chine. Mais on se remémora surtout, avec quelques rires au milieu des larmes, sa détestation du vélo, car il y a des haines si violentes, si dévorantes, qu’elles rendent compte d’un homme plus sûrement que l’énumération des ses amours les plus passionnelles.

        Le corps écorché de Xu Men-Thôt, conservé grâce à l’étonnante technique de la plastination, a fait le tour du monde dans le cadre de l’exposition Our body / A corps ouvert.

Xu Men-Thot

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