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Fragment pseudotobiographique V : Philosophie

Publié le 22 septembre 2008 par Agar

 

V. (IC : 2/5)

  Il est facile de se faire de Marseille une idée caricaturale. Ses lieux mythiques, dont les noms sonnent à nos oreilles comme autant d’invitations à se cuiter au pastaga, tout comme ses habitants, réceptacles involontaires de tous les fantasmes de solidarité dans la déveine, de camaraderie et de goût pour le système D des scénaristes de France Télévision, ont fait de cette pauvre ville un véritable nid à clichés.

  Mais même Athènes, après tout, avant de devenir la pépinière intellectuelle et artistique d’où allait jaillir toute la civilisation occidentale, était considérée comme une agréable bourgade touristique, un coin paumé où se retrouvaient des notables égyptiens et babyloniens amateurs d’huile d’olive et, autant le dire, un peu pédés sur les bords.

  Le choix de cet exemple ne doit rien au hasard. J’en suis maintenant convaincu, quand les historiens et les penseurs des prochains millénaires évoqueront Marseille, ils ne penseront pas à Marcel Pagnol ou à Plus Belle la Vie mais au siège d’une pensée révolutionnaire, au berceau de l’intelligence de leur époque.

  D’où me vient cette certitude ? D’un récent voyage que, j’ai pu, grâce à l’infinie mansuétude de la SNCF et des ses soi-disant Bons plans, effectuer pour une somme modique. La générosité allant rarement sans contrepartie, il m’a fallu, pour pouvoir bénéficier de ces tarifs exceptionnels, prendre le premier TGV de la journée, ce qui a contraint un lève-tard de mon calibre à passer une nuit blanche pour avoir la certitude d’arriver à l’heure à la gare.

  Sur certains points, ce voyage auroral en valait la peine : après avoir rejoint un ami autochtone, j’ai pu, en une seule journée, découvrir les lieux les plus remarquables de la ville et crapahuter dans la garrigue. C’est donc fourbu que, la nuit tombée, j’accompagnai mon ami dans un petit troquet du VIIe arrondissement où nous bûmes quelques bières en parlant de Francis Ponge, des photographies prises par le télescope Hubble et des années écoulées depuis notre dernière rencontre. Une heure s’était écoulée, une heure de trop pour mes neurones exténués, quand mon camarade m’abandonna le temps d’évacuer quelques pintes.

  J’attendais son retour, livrant au sommeil une rude bataille dans laquelle l’alcool et l’écrasante chaleur estivale n’étaient pas mes alliés, quand mon regard vitreux fut attiré par une silhouette étrange, légèrement voûtée, qui se tenait dans un coin de la salle.

  C’était un vieil homme à la barbe grisonnante, aux vêtements usés et sales, qui semblait parler tout seul. Je le pris pour un ivrogne jusqu’au moment où je réalisai que son monologue n’en était pas un : assis sur le sol du bar, un petit groupe de jeunes gens vêtus de toges grises l’écoutait religieusement. Mon ami tardant à revenir, je finis par céder à la curiosité et allai m’asseoir parmi les auditeurs.

  «  Qui est-ce ? demandai-je le plus discrètement possible.
  - C’est Krados, notre maître.
  - Maître ? Vous êtes une sorte de… de religion ?
  - Non, pas du tout. Mais parlons de tout ça plus loin, nous dérangeons les autres élèves. »

  Il me raccompagna à ma table. J’étais persuadé d’avoir affaire à une secte d’illuminés mais, dans l’état où je me trouvais, toute doctrine me semblait recevable.

  « Pour répondre à votre question : nous ne sommes pas une religion. Krados n’est pas là pour nous livrer sa vérité mais pour nous aider à la trouver.
  - Ca commence en général comme ça. Ensuite ils vous livrent leur vérité. »
  Il riait.
  « Vous êtes sceptique, c’est bien. Le scepticisme est la première étape. Nous ne sommes pas une secte, plutôt un courant philosophique. En suivant l’enseignement de Krados, nous apprenons à accepter le cours des choses, à ne plus chercher à lutter.
  - Vous êtes quoi alors ? Des stoïciens ?
  - Les stoïciens ? Des abrutis ! Les stoïciens n’avaient rien compris…
  - Ah bon ? Pourtant, il me semble que…
  - Que nous apprend le stoïcisme ? Qu’il est inutile de chercher à lutter contre ce qui ne dépend pas de nous. Quelle médiocrité, quelle petitesse d’esprit !
  - Vous trouvez ? Tout de même, quand on lit Sénèque, on se dit que…
  - Sénèque ? Un branleur ! Non, les stoïciens ne sont rien à côté de nous autres dubitatifs.
  - Les… dubitatifs ?
  - Oui, les dubitatifs. Et voici ce que Krados a à nous dire : il est inutile de lutter surtout contre ce qui dépend de nous.
  - Je dois avouer que je ne vois pas trop…
  - Alors écoutez. »

  Nous reprîmes nos places au sein de l’assemblée. Je scrutais les visages des disciples : le teint aussi gris que leurs toges, les yeux mi-clos, la bouche entrouverte, ils me faisaient l’effet d’une assemblée de somnambules. Quant à Krados, puisque c’était son nom, avant même le sens des mots qu’il prononçait, c’est le ton de sa voix qui me surprit : aucun effet d’intonation, pas la moindre trace de vie dans le flux monotone qui sortait de sa bouche. Ayant manqué le début du cours, je mis un moment à comprendre que Krados parlait de politique, d’autant plus qu’il était constamment interrompu par les questions de ses élèves.

  « …et cela, la démocratie seule peut nous le garantir. Sans elle, nous sommes à la merci de la tyrannie d’un seul homme.
  - Maître, l’interrompit l’un des disciples les plus jeunes, pourquoi devrions-nous rejeter la tyrannie ? De toute façon, ça ou autre chose…
  - A quoi bon, c’est ça ? Tu ne suis pas mon enseignement depuis bien longtemps, Stéphane, mais tu as déjà compris bien des choses. Mais pose-toi une question : qu’on en commun toutes les tyrannies ?
  - L’usage de la force ?
  - Certes, mais encore ?
  - Elle sont issues de la volonté, de la volonté forte d’un seul homme ou d’un groupe d’hommes assoiffé de pouvoir.
  - Exactement. Et quel est le plus souhaitable : la volonté inflexible d’un individu courageux et puissant ou la somme des velléités de citoyens atones ? »

  Tous les élèves hochaient la tête lentement. Certains bavaient.

  « Mais la démocratie n’est pas la réponse à tous les maux. Elle seule ne peut garantir l’absence de volonté. Songez à la bêtise de la masse : la bêtise est violente, la bêtise est directe, puissante, la bêtise, qu’on le veuille ou non, est volonté. N’avez-vous jamais pensé, devant les propos d’un homme du commun : il est bête, cela ne fait aucun doute, mais il croit en quelque chose ?
  - Certes.
  - Ne vous êtes vous jamais dit qu’il ne devrait pas avoir son mot à dire dans les affaires de la cité ?
  - Bien évidemment. Mais ne pourrions-nous pas justement interdire aux êtres trop volontaires de s’exprimer ?
  - Comme tu es naïf, Bernard. La démocratie ne peut exister sans égalité de tous les citoyens dans leur droit à l’expression : sans cela, il ne lui faudrait que peu de temps pour devenir une caricature d’elle-même, une polis où un petit groupe confisquerait le pouvoir, et plus rien ne la différencierait de la tyrannie. Et où placeras-tu la ligne séparant le citoyen éclairé et désabusé de l’imbécile encore mû par le désir d’agir ? Il y a toujours moins volontaire que soi : pense à ces légumes qui agonisent silencieusement dans leur chambre d’hôpital. Comment crois-tu que ceux-là te jugent ?
  - Mais que pouvons-nous faire ? Quelle est la bonne démocratie ? »

  Krados se tut et baissa la tête, espérant sans doute qu’un de ses disciples parmi les plus anciens ou les plus sages parviendrait à trouver la réponse. Peut-être parce que je n’avais pas dormi depuis quarante-huit heures, peut-être parce que les mots de Krados avaient achevé de m’assoupir, je n’avais plus vraiment conscience de la réalité de ce qui m’entourait. Dans une assemblée de fantômes, on ne connaît pas la honte. Sans savoir si je croyais un seul des mots qui sortirent de ma bouche, je me levai et hurlai : La meilleure démocratie est celle où personne n’a le droit de vote.

  Tous les dubitatifs me fixèrent de leurs yeux morts, sauf Krados qui regardait toujours le sol. Après de longues secondes durant lesquelles je manquai plusieurs fois de perdre l’équilibre, le maître leva la tête vers moi. Il souriait.

  « Exactement. »

  C’est à ce moment précis que je perdis connaissance.

  Il faisait jour quand je me suis réveillé. J’avais dormi tout habillé sur un tapis. Mon ami a préparé du café et m’a tout raconté : après m’avoir trouvé endormi sur le sol du bar en revenant des toilettes, il avait traîné ma carcasse à moitié consciente jusqu’à son appartement, où il m’avait déposé à l’endroit le plus confortable qu’il avait pu trouver. Il ne crut pas un mot de ma rencontre avec les dubitatifs, même s’il avoua avoir vu dans le bar un clochard correspondant vaguement à la description que je lui fis de Krados.

  Je pense souvent à cette rencontre, à ce vieux sage, qui, à l’heure où j’écris ces lignes, doit se trouver quelque part sur le Vieux Port, ou sur la Canebière, ou à Belzunce, à siroter un pastis en livrant à qui veut l’entendre le fruit de ses réflexions. Je ne le reverrai sans doute jamais, mais savoir qu’il existe me suffit. Et, à mon modeste niveau, je continuerai, ma vie durant, à faire connaître sa pensée à ce monde qui attendait depuis des millénaires un génie de cette envergure.

  Et, conscient de tous les paradoxes que cela implique, c’est avec une certaine fierté que je l’avoue ajourd’hui : je suis dubitatif.

Si le dubitatisme vous intéresse, vous devriez lire ça.


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