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Les Jours et les Nuits d'Alfred JARRY par Emile STRAUS

Par Bruno Leclercq

Les Jours et les Nuits d'Alfred JARRY par Emile STRAUS
Comme on a pu le voir avec le compte-rendu de La Caserne (1898) d'Albert Lantoine par René Ghil (1), la vogue des romans antimilitaristes, ou pour le moins critiques envers l'armée, commencée à la fin des années 1880, se poursuit jusqu'à la fin des années 1890. L'image du soldat, celle de l'armée, se transforme, la critique de l'institution devient alors possible, même si elle expose encore à des poursuites. L'antimilitarisme est renforcé par « un cosmopolitisme libertaire » et avec l'affaire Dreyfus, le droit de critique et l'irrespect sont revendiqués par « l'intellectuel » et se développent dans « la masse profonde ». Dès lors, il semble évident pour les commentateurs de voir dans la publication de Les Jours et les nuits, roman d'un déserteur (1897), d'Alfred Jarry, une oeuvre antimilitariste et plus spécialement une charge contre la médecine militaire. Mais Les Jours et les Nuits est aussi, surtout peut-être, un roman sur le dédoublement, sur « la désertion » du réel pour le rêve, et Emile Straus l'a bien vu. Grand admirateur d'Ubu Roi, le commentateur de la Critique, n'oublie pas de rappeler l'oeuvre « prestigieu(se) » et affirme même que le nom d'Ubu est devenu classique, un type, au même titre que Gavroche ou Harpagon, la première d'Ubu ne date pourtant que du 10 décembre de l'année précédente. A noter, la comparaison entre le style utilisé par Jarry pour rendre compte d'une pensée qui « devient fluide » saisissable après en avoir « coordonnés les lambeaux épars », et les oeuvres graphiques de Valtat, de Mouclier et des japonais.
(1) La Caserne d'Albert Lantoine par René Ghil.

Les Jours et les Nuits


« C'est une survivance de cette manière de voir des sauvages et des barbaresques que d'assigner, dans notre prétendue civilisation, le rang suprême au soldat, et de témoigner à son costume militaire, aux broderies, comme qui dirait aux tatouages guerriers de son col, de ses manches et du plastron de sa tunique, la vénération qui, dans l'état primitif des hommes, était très naturelle et compréhensible, mais qui, à la hauteur de notre civilisation actuelle, n'a plus aucun sens rationnel ».
Ces âpres paroles de M. Max Nordau se pourraient aisément placer en épigraphe du livre de M. Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits.
Sous la poussée des idées philosophiques nouvelles, empreintes d'un cosmopolitisme libertaire, il s'est formé depuis une quinzaine d'année, dans la production livresque, un genre qui pourrait se classer sous la rubrique : Littérature antimilitaire. Ce genre est infini : il embrasse tous les moyens de propagande depuis le roman d'observation et le roman d'imagination, en passant par le plaidoyer, la conférence, le journal, la revue jusqu'au théâtre et l'icône. Il faudrait des pages pour énumérer depuis les fameux Sous-Offs de M. Lucien Descaves jusqu'à La Grande famille de Jean Grave. Tels livres purement techniques, comme l'oeuvre admirable de M. Alfred Duquet, L'Histoire de la Guerre de 1870-71, sont encore plus destructeurs, parce que non de parti-pris, ils mettent à vif les turpitudes de l'armée. Les ouvrages des « rigolos » ou « auteurs-gais » comme Charles Leroy ou M. Courteline, sont encore plus désagrégeants, en accoutumant à l'irrespect la masse profonde. Le théâtre s'indiquerait par L'Automne de MM. Paul Adam et Gabriel Mourey, Mineur et Soldat de M. Jean Laurenty. De plus le crayon est une terrible catapulte ajoutée au siége : il suffira d'indiquer Sous les Drapeau de M. Couturier et Mince de Trognes de M. Jossot.
J'ai voulu à dessein, cette énumération pour y ajouter Les Jours et les Nuits. Le livre de M. Alfred Jarry est destructeur, comme ses précédents.
En différant absolument de forme, il fait l'oeuvre de termite sur une autre portion de l'immense corps, attaqué sans relâche, et dont des portions déjà, sous l'effort, semblent crouler en poudre.
Les Jours et les Nuits se sous-titrent, pour je ne sais quelle raison roman d'un déserteur, alors qu'il se pourrait plutôt tituler hypnose d'un déserteur, car ce livre est double, roulant de la vie brutale à la vie psychique et développant plus le sens critique que strictement littéraire. C'est la médecine militaire qui fait les frais de cette satire sceptique et narquoise, satire qui prend un ton suraigu, débordant parfois dans le grotesque outré, l'injurieux, l'ordurier (Les Héméralopes, L'Heure militaire). Par ce procédé les scènes d'hôpital sont inoubliables d'horreur ou de malpropreté basse. On sent gronder la colère et la haine. Mais l'accumulation rapide de petits détails, d'une si exacte et probante notation, sert simplement à situer la vie militaire, on sent que l'homme seul intéresse l'écrivain, le décor pourrait être « partout et nulle part » dans sa neutralité, c'est-à-dire, dans toutes les casernes et lazarets du monde.
Le trait caractéristique s'appuie de manière à prendre une intense énergie d'expression ; ces faits plats, monotones, ces drames bêtes, finissent par évoquer avec une singulière netteté une image abstraite. M. Alfred Jarry a surtout le don de création (et en témoigna en ce prestigieux Ubu Roi, devenu classique en la langue au même titre que Harpagon ou Gavroche). Les types s'ordonnent d'eux-mêmes en une vision objective, incarnant des tares ou des qualités ; l'image réelle subsiste, les personnages sont alors sans analyse et s'incrustent en mémoire.
Sengle, d'abord résolu à la simple désertion, emploie le mensonge et l'intrigue pour secouer le joug. Par là, il s'affirme. L'intelligence entre en lutte par son initiative contre la force brutale déprimante et finit par en triompher.
Le centre de volonté associé au jugement devient une aptitude à surmonter les obstacles. Du reste Sengle est un véritable « intellectuel » son état normal est pareil à l'état de haschich, c'est-à-dire l'état supérieur ; il est désireux de beauté jusqu'à se dédoubler en adelphisme en son frère Valens. Il est intégralement, de tout, un déserteur. Une atrophie complète du sens de la pitié, signale un génie de volonté, affranchi de mouvement d'âmes sentimentaux : « Il était bien égal à Sengle que le peuple périt dans l'armée et que les laves qui lui servaient d'âmes passassent du corps des esclaves démoniaques dans celui des pourceaux : mais... il ne voulait pas être compris dans l'ablation des cervelles, ni l'enlaidissement des corps » (page 90). Pour ce motif « la discipline... doit d'abord supprimer l'intelligence, ensuite y substituer un petit nombre d'instincts animaux dérivés de l'instinct de conservation, volontés moindres développées dans le sens de la volonté du chef » (page 53). Sengle est donc purement cogitationnel et non émotionnel, il se manifestera par des actes.
D'autres figures évoluent autour de cette centrale, le major Busnagoz, Nosocome, Pyast, Philippe dont plusieurs traits semblent empruntés au malheureux Max Lébaudy, le camelot Dricarpe dessiné suivant la méthode ubuesque, et le lieutenant littérateur et anarchiste Vensuet. Ce genre existe. Il travaille dans les feuilles érotiques, dit ses vers symbolistes et finit toujours mal par un mariage, quatrième page de journaux.
Mais Sengle les domine tous. Toujours la pensée revient à lui ; il finit par devenir le livre lui-même et son état d'hallucination plane sur tous les chapitres heurtés, saccadés, sans suite, aux titres incohérents, insanes.
Il semble, à moment précis, que sur la pensée glisse un nuage ; elle devient fluide, on ne la peut saisir que quelques pages plus loin, après en avoir coordonné les lambeaux épars. Souvent elle désine absolument en brume. Sengle s'interrompt d'être vivant, il passe à travers des milliards d'années et devient songe, il passe et semble agir contradictoirement, échappant au lecteur, comme en une trappe, pour donner ensuite l'impression intégrale de la vie, par un cri prenant.
Le style artificiel évoque les artistes japonais synthétisant en traits instantanés l'extériorité ou certaines xilogravures de M. Marc Mouclier et M. Louis Valtat. C'est tout à la fois brutal et fin.
Même dans ses paysages bretons, M. Alfred Jarry japonise, il les brosse avec de petites phrases maigres et sèches, tels de schématiques traits de pinceau.



Emile Straus.


La Critique, N° 60, 20 août 1897.

Jarry sur Livrenblog et dans La Critique : Alfred Jarry : Premières publications. Messaline : Jarry - Dumont - Casanova - Champsaur. Ubu Roi par Martine et Papyrus. Alfred Jarry et Le Théâtre des Pantins. L'Almanach du Père Ubu par Martine. "Vive la France !" Le Théâtre des Pantins censuré. Le Père Ubu dans La Critique.

Illustration : Louis Valtat, Ann, hors texte de La Critique, N° 33, 5 juillet 1896.

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